Guy de Maupassant : Les académies. Texte publié dans Gil Blas du 22 décembre 1884.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Les académies

On parlait, dans un salon académique, de la réception de François Coppée. Une jeune femme, pour qui les combinaisons qui ont étonné et éloigné M. Soulary n’ont pas de mystères, s’écria : « Ça me fait de la peine de voir nommer Coppée ; j’aurais préféré qu’on en choisît un autre. »
Comme on la savait grande admiratrice du poète, on s’étonna. Elle reprit : « C’est justement parce que je l’aime beaucoup que ça m’a ennuyée. Moi je ne nomme que les académiciens pour qui je n’ai ni admiration ni amitié. »

« Je ne nomme » fit sourire les hommes. Mais les femmes ne le remarquèrent point. Quelqu’un demanda : « Alors vous préférez les ganaches ? » Elle dit : « Oui, les vieux surtout. Vous ne comprenez pas pourquoi. C’est bien simple pourtant.

« J’adore Coppée, et voilà que j’ai peur de désirer sa mort.

« Vous n’y êtes point encore ?

« Qu’est-ce que nous connaissons parmi les académiciens. Trois poètes : Coppée dont nous avons lu tous les vers, Sully Prudhomme dont nous avons lu quelques vers, et Hugo qui a fait des vers superbes, mais que nous avons un peu... un peu oubliés. Pardon, nous nous rappelons encore quelques pièces des Châtiments et de La Légende des Siècles, n’est-ce pas ?

« Nous connaissons très bien les auteurs dramatiques et les romanciers, en tout dix écrivains.

« Il en reste trente. Qui ? Nous savons leurs noms, nous autres, parce qu’ils sont de l’Académie. C’est vrai. Mais qu’ont-ils fait ? Personne ne sait. Personne ! voilà pourtant ceux que je préfère, les vrais académiciens, ceux que nous devrions toujours nommer.

« Chaque fois qu’un fauteuil est vacant, moi je ne m’informe jamais des titres d’un candidat, mais de son âge et de ses maladies. Que m’importe qu’il ait fait une traduction en vers de Don Quichotte ou bien dix volumes de bavardages sur l’idée de Patrie dans la poésie scandinave, ou bien vingt volumes de commentaires sur les poètes marocains du seizième siècle. Ce qui m’importe et ce qui m’amuse, par exemple, c’est qu’il meure le plus vite possible.

« Je voudrais qu’on forçât les candidats à passer devant une espèce de conseil de révision qui écarterait les bien portants. On ne nous dirait point les titres ni la valeur de leurs œuvres qui ne nous intéressent guère, mais les noms et la gravité de leurs maladies et les lésions organiques de leur corps. C’est le plus atteint qui aurait le plus de chances.

« N’ai-je point raison ?

« Quoi de plus ennuyeux et de plus inutile que l’Académie quand elle est au complet ? Que fait-elle ? À quoi sert-elle ?

« Mais sitôt qu’un académicien meurt, quel amusement ! Toute la France s’émeut, tout Paris se passionne. Qui le remplacera ? Moi je sens un petit frisson au cœur quand je lis dans mon journal, le matin, qu’un immortel vient de mourir ! Voilà mes bons jours, car j’ai du plaisir sur la planche pour six mois au moins. Et s’il en meurt deux ou trois de suite, je deviens folle de contentement. Et tout le monde est comme moi, sans exceptions !

« Qui remplacera le trépassé ? Quelle émotion ! Chacun fait sa liste. On pointe, on discute, on suppose, on calcule. Il n’y a rien de plus amusant, non rien, absolument rien ! Que d’intrigues, de visites, de mines, de contre-mines, de combinaisons, d’influences, mises en mouvement, de manœuvres ! Quelle joie quand votre candidat réussit ! Et comme il faut déployer d’adresse, de ruse, de tact, de politique.

« C’est là la vraie distraction de Paris l’hiver, du Paris intelligent, du Paris qui pense.

« Personne ne pourra dire le contraire. Aussi je trouve très fâcheux qu’on amène à l’Académie des jeunes gens comme François Coppée, qui nous feront attendre très longtemps leur successeur. Songez que nous pourrions disparaître avant lui ! Ça n’est pas gai cette idée-là.

« Du moment que nous ne nommons des académiciens que pour avoir le plaisir de les remplacer, c’est avec l’espérance de les voir mourir bientôt. Plus il en meurt, plus nous devons être satisfaits. Il faut donc les prendre très vieux, très infirmes, très malades.

« Moi, je l’avoue, quand il se passe deux ou trois mois sans qu’il en soit parti un seul pour l’autre monde, je fais brûler un petit cierge à Notre-Dame. Ça m’a réussi souvent.

« Il y a beau temps que l’Académie n’existerait plus, croyez-moi, si ce n’était pas si amusant de la renouveler.

« C’est un petit jeu, cela, un petit jeu littéraire et tout à fait passionnant.

« Si j’étais écrivain, je composerais un livre sur ce sujet :

L’Académie française
ou
Le jeu de la mort et des quarante vieillards
ou encore
Le jeu de la mort et des immortels. »

*

La petite dame avait-elle tort ? À d’autres de le décider. Mais il me semble pour être juste, qu’il y avait du vrai dans sa manière de raisonner.
Voilà donc Coppée baptisé avec la prose de M. Cherbuliez. (À sa place, je me laverais la tête.) Au tour de M. Edmond About, maintenant, et puis au tour de M. Ludovic Halévy. Le Paris qui pense va s’amuser avec ces entrées à sensation.
Mais on attend les sorties ? À qui le tour ?
Il n’est point que l’Académie où l’on s’exerce à discourir.
Voilà que la Société des gens de lettres est en train de devenir une concurrence de l’Institut. La maison n’est pas au coin du quai.
On y discute le mérite littéraire, la valeur du verbe et de l’adjectif, le style et la composition, en des morceaux préparés avec prétention.
Cet autre petit jeu serait fort innocent s’il était inoffensif. Malheureusement, il ne l’est point.
Le fait qui vient de se produire est assez curieux pour qu’on le cite.
La Société des gens de lettres est une association de gens qui écrivent bien ou mal, souvent mal et quelquefois bien, et qui se sont associés pour tirer tout le profit possible de leurs œuvres et empêcher le pillage littéraire, si facile et si constant. C’est donc uniquement une réunion d’intérêts pécuniaires, une réunion de marchands de prose ou de vers, une réunion de commerçants qui mettent en commun, pour l’exploiter, un fonds ayant une valeur mercantile. Ils forment donc absolument le contraire d’une académie.
S’il en fallait une preuve, il suffirait de lire les noms des sociétaires. Pour dix qui sont connus un peu ou beaucoup, on en trouve cinquante ignorés du monde entier. Pour dix qui écrivent en une langue élégante ou seulement correcte, on en trouve cinquante qui se servent du charabia négro-français le plus étonnant. Là sont réunis tous ceux qui fabriquent en gros le roman-feuilleton, honorables débitants de lignes, habiles en leur métier spécial, mais qui n’ont jamais connu ce qu’un poète nommerait les idéales caresses de la langue française, cette divine maîtresse des artistes. Trublots de la littérature, ils n’ont jamais fréquenté que la bonne de la maison. Cela n’empêche que leurs intérêts soient aussi respectables que ceux de MM. Daudet, Claretie, Coppée et de tous les vrais écrivains qui font partie de cette association, mais cela devrait empêcher ces barbouilleurs de papier de s’ériger en juges aussi intolérants qu’incompétents.
Voici le cas :
Le règlement dit que pour être admis dans la Société, il faut avoir produit au moins deux volumes, ou la valeur de deux volumes en articles publiés.
Il faut en outre que le candidat soit absolument honorable.
Or, un jeune écrivain de talent, Harry Alis, qui a publié quatre volumes plus trois cent mille lignes dans divers grands journaux, garçon charmant d’ailleurs et dont la vie est inattaquable, vient de se voir refuser la porte de ce sanctuaire, après la lecture d’un rapport superlativement admirable de M. Ferdinand du Boisgobey.
Il semble que le rapporteur aurait dû mettre une certaine coquetterie modeste à nous laisser toujours ignorer ses idées et ses théories sur l’art littéraire. Il a l’imprudence de nous les révéler.

Il dit, parlant du premier roman d’Harry Alis, Hara-Kiri : « Le commencement est un petit chef-d’œuvre. La description du Japon (l’avez-vous vu, monsieur Ferdinand ?), la douleur du vieux samouraï, etc., etc., tout cela forme un tableau achevé.

« Mais la suite ne rappelle que très imparfaitement le voyage en Grèce du jeune Anacharsis (l’avez-vous lu, monsieur Ferdinand ?) qui fit les délices de nos grands-pères ! » (Parbleu ! que la logique est une belle chose, et aussi l’à-propos de la comparaison, et cette opération d’esprit qu’on nomme l’enchaînement des idées !)

Et puis M. du Boisgobey s’étonne de rencontrer des invraisemblances dans le roman de son jeune confrère. Et je m’étonne à mon tour, et plus que lui encore, de son étonnement ! Il s’écrie : « Ô prodige ! » parce qu’un jeune Japonais de noble race pénètre dans les salons les plus aristocratiques du faubourg Saint-Germain, ces salons dont M. du Boisgobey considère les portes comme infranchissables, bien qu’il en ait révélé le monde, et le ton et les amours à toutes les portières et les fruitières de France ! Oh ! le bon faubourg qu’elles ont !

Le récipiendaire conclut ainsi : « Tel est, messieurs, le fond du roman de M. Harry Alis qui a tiré de ce fond bizarre une infinité d’épisodes non moins singuliers. Il y a de tout dans son œuvre... Elle pèche fortement par la composition, mais elle est écrite avec une verve extraordinaire, dans une bonne langue, sobre et colorée à la fois. L’auteur n’abuse pas trop des adjectifs et ne torture pas trop ses phrases.

« Il est malheureusement sorti de la bonne voie, lorsque, deux ans plus tard, il fit son second roman, Reine Soleil. Cette fois, il a versé dans le réalisme, dans le néologisme et même dans la pornographie ! »

— À vous, Goncourt et Zola !
Après une analyse succincte, M. du Boisgobey reprend :
« Vous parlerai-je du style ? » (Oh ! non, s’il vous plaît.) Il en parle cependant. — « Je me contenterai de deux ou trois citations qui vous mettront à même d’en juger. »
Première citation. « Au théâtre, la lumière crue de la lampe fait scintiller les ors et rougeoyer les maillots des danseuses. »
Sœur Anne, ma sœur Anne, ne vois-tu rien venir ? dit le conte.
La sœur Anne voit l’herbe qui verdoie et la route qui poudroie. Mais M. du Boisgobey ne voit point rougeoyer les maillots des danseuses.
Je continue... Ce sont-là de vraies perles, et le livre contient de quoi faire un beau collier. (Si j’étais écailleur, ce n’est pas dans Reine Soleil que je chercherais des perles de cette sorte.) — Le rapporteur reprend :
« M. Harry Alis vous apporte deux volumes importants. Il a de gros défauts, mais il a aussi du talent. C’est un jeune. Il cherche sa voie, et, en attendant qu’il l’ait trouvée, il va où le pousse le vent qui souffle en ce temps-ci sur la littérature. Il prend plaisir à traiter des sujets scabreux et à alambiquer la bonne vieille langue française !! » — (Que cet « à alambiquer » a de grâce et de justesse !)
Mais le juge sévère termine :
« Si le comité était de l’Académie, je ne vous proposerais pas de décerner un prix à M. Harry Alis, surtout pas un prix de vertu ; mais je vous propose de le nommer sociétaire par la même raison que vous ne pourriez pas refuser M. Zola s’il se présentait ! »

*

Voilà ! voilà la langue française défendue par M. Ferdinand du Boisgobey. Ô prodige ! L’invraisemblance condamnée par M. du Boisgobey. Ô deux fois prodige ! Et Reine Soleil, un livre d’artiste, étudié et écrit, curieux et vrai, jeté dans la hotte aux ordures par M. Ferdinand du Boisgobey avec L’Assommoir et Germinal. Ô trois fois prodige !!!
Et le comité a repoussé la candidature de M. Harry Alis, ce qui fera subir au jeune écrivain un dommage pécuniaire important.
Toute réflexion est inutile.

*

Je plains ceux qui débutent en ce moment, je ne parle pas de M. Alis qui n’est plus un débutant, mais de ceux qui publient un premier livre dans ce flot de volumes qui nous inonde. Si vraiment M. de Goncourt a l’intention de laisser un prix de dix mille francs à décerner chaque année au roman qui révélera chez un jeune écrivain le plus de tempérament, d’originalité, d’effort vers la forme et l’invention indéfiniment nouvelles que doivent poursuivre les artistes, il fera là une œuvre belle, grande et digne du nom qu’il porte.
L’Académie, la vraie, celle qui est au coin du quai, cette éternelle couronne de momies jeunes ou vieilles, car il est des momies de vingt ans, en art, a-t-elle parfois découvert un jeune homme devenu plus tard un grand homme ?
Je lisais avec surprise, dernièrement, la longue liste des encouragements qu’elle a distribués cette année.
Où sont les jeunes d’avenir, là-dedans ? J’y cherche les noms des nouveaux qu’on murmure déjà dans les réunions d’hommes de lettres, les noms des romanciers de demain.
Parmi ces derniers venus, est-ce l’Académie qui patronnera M. Robert Caze, qui n’est plus d’ailleurs un inconnu et sur qui beaucoup comptent, et son homonyme, M. Jules Case, un débutant qui sera quelqu’un, ou M. Abel Hermant, dont le premier roman, Monsieur Rabosson, est déjà un livre fort et charmant et plus qu’une promesse, une œuvre ?
22 décembre 1884