Guy de Maupassant : L’amour à trois. Préface du livre L’Amour à Trois, par Paul Ginisty, Paris, J.-B. Baillière et H. Messager, paru en août 1884.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

L’amour à trois

Vous touchez, mon cher ami, dans ces vives et charmantes nouvelles, au plus gros problème moral de notre époque, ou même au plus gros problème de tous les temps.
Depuis que le monde et le mariage existent, la religion, la littérature et la loi se sont cassé le nez à cet écueil de l’amour à trois. Ces trois têtes sur le même oreiller font rire les uns, indignent les autres, sont la plus fréquente cause de procès, de crimes ou de bonheur qui soit encore connue.
Il ne sert à rien de se fâcher là contre. Ça est parce que ça est. Constatons simplement, comme vous le faites si bien, tous les cas si variés, si drôles ou si dramatiques de l’adultère, servons-nous-en dans les livres et au théâtre, laissons les législateurs chercher le remède, et philosophons un peu, par moments.
Le remède ? En est-il un ? M. Naquet répond : « Le divorce. »
Et M. Naquet pourrait bien avoir raison.
Deux cas surtout sont intéressants, l’un parce qu’il est mystérieux, l’autre parce qu’il est terrible.
Dans le premier, l’aveuglement de certains maris passe les bornes du possible, et fait rêver.
Dans le second, la vengeance de certains jaloux surprend, révolte les observateurs désintéressés.
Quel roman on pourrait écrire, mon cher ami, sur certains ménages à trois, alors que l’amant est installé dans la maison comme un époux préféré ! Quelle situation singulière, complexe, comique, étrange, et cependant naturelle, puisqu’elle est fréquente ! Nous en connaissons tous, de ces associations où les hommes se partagent amicalement les bénéfices et les charges. Liés par une étroite amitié, intimes comme deux complices, ils ont les mêmes soins pour leur femme qui, elle, préfère, on le voit, l’ami choisi par son cœur à l’homme imposé par la famille et par la loi. Ils vivent ensemble, au vu et au su de tous, déjeunent et dînent à la même table. On en conclut avec vraisemblance que tous les autres meubles de la maison leur sont également communs, la nuit comme le jour.
Dans la rue, on les rencontre. Elle et Lui devant (car elle a pris son bras), le mari derrière car on ne peut aller trois de front, partout ; et les trottoirs n’ont pas tout à fait la largeur d’un lit.
Le monde sourit et ferme les yeux. Qui donc pourrait les ouvrir assez grands, les yeux, pour voir au fond de ces trois cœurs, surtout au fond du cœur du troisième, du mari impénétrable, ignorant ou complaisant, lâche ou indifférent, plein de colère étouffée, de haine et de désirs de vengeance, ou simplement heureux peut-être ?
Sous cette rubrique : « Les drames de l’adultère », les journaux nous apprennent tous les jours qu’un époux trompé vient de massacrer sa femme, ou l’amant, ou tous les deux. Les jurés, tous mariés, sont pleins d’indulgence pour ces fureurs de propriétaire outragé. Ils acquittent ce meurtrier, et l’assistance spéciale des cours d’assises, lecteurs de romans-feuilletons, venue pour l’émotion, gonflée de sensiblerie larmoyante, applaudit à ce verdict, jugeant que le mari trompé a lavé son honneur dans le sang, qu’il s’est réhabilité par ce meurtre. C’est avec ces grands mots qu’on nous élève, avec ces préjugés qu’on nous instruit, avec ces idées qu’on nous prépare au mariage.
Ce que je vais dire paraîtra sans doute déplorablement subversif. Tant pis ; il ne faut chercher que la vérité, sans s’occuper de la morale enseignée, orthodoxe et officielle ; de la morale, cette prétendue loi naturelle, indéfiniment variable, facultative, cette chose dosée différemment pour chaque pays, appréciée d’une façon nouvelle par chaque expert, prêtre ou législateur, et sans cesse modifiée par tout le monde.
La seule loi qui importe est la loi suprême de l’humanité, cette loi qui gouverne les baisers humains, et qui sert de thème éternel aux poètes.
Nous vivons dans une société affreusement bourgeoise, timorée et médiocre. Jamais peut-être on n’a eu l’esprit plus étroit et moins humain.
La faiblesse (disons faute, si vous vous voulez) d’une femme mariée, entraînée à mal par un séducteur, a pris des proportions si mélodramatiques qu’on la considère généralement comme digne de mort.
Des hommes comme M. Dumas fils raisonnent et argumentent pendant des livres entiers, avec talent, esprit et partialité, et peut-être avec incompétence, sur les entraînements et les chutes de ces pauvres êtres sans énergie contre l’amour. Les baisers illégaux acquièrent sous leur plume une gravité de crimes ; et les femmes payent pour tous : pour le mariage indissoluble, chose horrible ; pour la loi, injuste à leur égard ; pour le préjugé féroce qui les condamne ; pour l’opinion monstrueuse qui permet tout à leurs maris et leur défend tout. Je ne veux point absoudre l’adultère. Je ne veux que constater la situation absolument injuste que crée le mariage.
Le mariage est la loi. Nous devons donc nous y soumettre.
Il est cependant permis de le discuter.
Constatons d’abord que les médecins et les philosophes affirment, pour la plupart, que nous sommes des polygames et non des monogames. Donc les femmes seraient des polyandres. (J’ignore si le mot est académique.) Ainsi, l’individu qui se contenterait d’une femme toute sa vie serait tout autant en dehors des lois de la nature que celui qui ne vivrait que de salade. L’examen de nos mâchoires nous révèle créés pour manger de la viande et des légumes ; mais à quoi voit-on que nous sommes des polygames ? Il suffit d’un raisonnement pour le prouver. Une femme ne peut porter qu’un enfant par an, tandis qu’un homme... a la production plus facile. La loi de nature veut donc que le mâle ait plusieurs épouses. D’où il résulte que le harem est une institution sage. Et pourtant... on pourrait dire encore beaucoup d’autres choses, mais, cette fois, à l’avantage des femmes et au détriment des hommes ! Passons.
Admettons donc que nous ne soyons absolument ni carnivores, ni herbivores, mais omnivores. Nous nous arrangerons en Orient de la polygamie, et en Occident de la monogamie, et encore de la monogamie avec accommodements. Je voudrais bien qu’on me citât un seul homme — un seul — sain de corps et d’esprit, demeuré toute sa vie absolument monogame.
Donc le mariage crée une situation anormale, antinaturelle, et à laquelle on ne peut se résigner que grâce à des abnégations infinies, à une vertu supérieure, à des mérites absolument religieux, une situation à laquelle le mari ne se résigne jamais, une situation qui met éternellement la conscience en lutte avec l’instinct, avec l’amour.
Lequel est le monstre au point de vue naturel et humain : la femme qui succombe ou le mari qui tue ?
Ici un homme, parce qu’il est trompé dans son égoïsme, blessé dans sa vanité, déçu dans sa prétention (peut-être exorbitante) de possession exclusive, détruit un être, supprime la vie, la vie que rien ne peut rendre, commet le seul acte vraiment monstrueux qu’on puisse commettre, et le plus horrible, et le plus immoral, tue !
Là, une femme, élevée pour plaire, instruite dans cette pensée que l’amour est son domaine, sa faculté et sa seule joie au monde (tels sont, en effet, les enseignements de la société) ; créée par la nature même faible, changeante, capricieuse, entraînable ; faite coquette par la nature et par la société ensemble, vivant presque toujours seule pendant que son mari fait ce qu’il veut et s’amuse à son gré ; une femme donc se laisse captiver par un homme qui met tous ses soins, toute son ardeur, toute son habileté, toute sa puissance à l’entraîner ! Il fait, lui, son métier d’homme du monde, de séducteur ! Elle tombe entre ses bras, obéissant à l’invincible amour ; elle commet un acte blâmable, condamnable au point de vue des législations, mais humain, fatal, si fatal que rien n’a jamais pu l’entraver depuis que les règlements de la moralité civile et religieuse le combattent ; et on proclame cette femme une gueuse, une misérable, une souillée, tandis qu’on salue jusqu’à terre son mari qui l’assassine, parce qu’on le juge réhabilité !
Pourquoi tue-t-il ? Parce qu’il se croit déshonoré ! Nous touchons ici à un de ces préjugés prodigieux qui servent généralement de bases à toutes nos croyances.
Êtes-vous déshonoré parce que votre marchand de vin vous a filouté ? — Non ! — Parce que votre bonne vous a volé ? — Non ! — Et vous l’êtes parce que votre femme vous a trompé ! Vous, le volé, le trompé, le lésé, le filouté enfin, vous vous considérez comme déshonoré tant que vous n’aurez pas lardé de coups de couteau l’amant que tout le monde considère comme honorable, comme accomplissant légitimement ses fonctions de maraudeur d’amour, et la femme qui s’est abandonnée, séduite, entraînée ! Que la logique est une belle chose !
Mais, sacrebleu, le déshonneur ne peut résulter que d’un acte absolument personnel, et ne peut, en aucun cas, provenir du fait d’un autre.
Est-il admissible qu’on puisse être atteint dans son honneur par une action à laquelle on n’est pour rien — bien au contraire, — une action qu’on met tous ses soins à empêcher ? Nous voyons heureusement aujourd’hui une phalange de maris philosophes, qui, ayant déterminé exactement la situation, les droits et les devoirs de chacun des époux, et respectant les convenances, aiment à leur guise, laissent leur femme vivre à son aise, tout en surveillant de l’œil ses allures comme ferait le gardien d’une chèvre capricieuse, pour empêcher ses escapades.
Cette sagesse n’est-elle pas morale au fond ?