Guy de Maupassant : L’aristocratie. Texte publié dans Le Figaro du 21 avril 1884.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

L’aristocratie

Donc il va se réaliser, le rêve admirable de Dupont, du Dupont d’Alfred de Musset :
Les riches seront gueux, et les nobles infâmes

Ce ne seront partout que houilles et bitumes,
Trottoirs, masures, champs plantés de bons légumes,
Carottes, fèves, pois. — Et qui veut peut jeûner
Mais nul n’aura, du moins, le droit de bien dîner.
Tous les riches ne sont pas encore gueux, ni tous les nobles infâmes, mais tout du moins seront soldats pendant trois ans, tous sans exception. Bravo ! Les Dupont et les Durand qui nous gouvernent ont eu cette idée patriotique et sublime.
Un tyran, demeuré célèbre, coupait jadis d’un coup de canne, en se promenant dans ses jardins, tous les pavots dont la tête dépassait celle des autres, et il disait :
— Il en sera de mon peuple comme de ces fleurs : je veux qu’aucun front ne s’élève.
Nos Dupont comprennent et pratiquent l’égalité de la même manière. Le glaive du Romain ou la guillotine de 93 sont des moyens démodés, mais on a trouvé le service obligatoire de trois ans, ce qui n’est pas mal, comme invention, pour niveler les intelligences.
Durand réplique à Dupont :
Pour un esprit mort-né, convaincu d’impuissance,
Qu’il est doux d’être un sot et d’en tirer vengeance.
Nos Durand, indubitablement, sont animés de ce sentiment si humain, si constant, qui fait des hommes médiocres les ennemis irréconciliables des hommes remarquables.
Sans valeur personnelle, sans autorité intellectuelle, sans nom, sans supériorité d’aucune sorte, sans savoir, sans éducation et presque sans instruction, la plupart de nos députés, arrivés au pouvoir par la force de cette machine qu’on appelle le suffrage universel, inventée pour l’exaltation des médiocres, l’élimination des supérieurs et l’abaissement général, poursuivent, avec une haine jalouse, tout ce qui constitue une aristocratie.
Pour eux, c’est là l’ennemi qu’il faut sans cesse attaquer et abattre. Comme Tarquin, ils n’aiment pas ces têtes qui dépassent.
Le pouvoir n’aime pas un autre pouvoir ! À plus forte raison le pouvoir, né spontanément de la masse, le pouvoir brutal, issu du peuple illettré, n’aime pas la puissance intelligente, qui se constitue par élimination, par ce lent et mystérieux travail de sélection, d’affinement, d’où sort peu à peu cette classe d’êtres privilégiés qui sont, dans l’histoire, les grands hommes d’un pays.
Un petit avocat de province, fait député par le hasard des votes, par la puissance des petits verres et des promesses trompeuses, étourdi d’abord de devenir quelque chose sans être quelqu’un, jalousera bientôt d’une jalousie inconsciente mais acharnée tous ceux qui, n’étant rien dans l’État, comptent beaucoup dans le monde. Et tous ces parvenus du petit verre fredonnent dans leur cœur le vieux « Ça ira ! » et n’ont au fond de l’esprit d’autre désir, d’autre but, que de frapper les aristocrates, d’abattre les parvenus de la valeur personnelle, du travail intelligent et d’empêcher surtout qu’une aristocratie nouvelle, une aristocratie du talent s’élève en face d’eux, qui sont les aristocrates du hasard.
Ils ont trouvé le bon moyen en instituant le service obligatoire de trois ans. C’est la fin de la France artiste, de la France pensante. Finis Galliae !

*

Au nom de l’égalité tous les Français devront trois ans de leur vie à la patrie. C’est peu... et c’est trop.
L’égalité ! D’abord quand on aura établi l’égalité des tailles, l’égalité des ventres, l’égalité des nez et l’égalité des esprits, je me soumettrai à l’égalité des situations.
À cela, M. Durand répondra qu’il prétend réparer, par l’égalité civique, les injustices commises par la nature ou par Dieu. Je ne peux que respecter cette tentative. Il me reste à examiner ses résultats.
Donc on va prendre tous les Français, quels qu’ils soient, de vingt à vingt-trois ans et on va les enfermer dans une caserne où des sergents instructeurs leur apprendront à distinguer leur pied droit de leur pied gauche, et à tourner au commandement.
Cherchons si c’est vraiment là une mesure patriotique ou simplement une manière de frapper, dans son germe, toute aristocratie artiste, car le pouvoir brutal, le pouvoir de fait, je l’ai dit, exècre le pouvoir moral, le pouvoir d’intelligence.
On va prendre à vingt ans tous ceux qui auraient été des artistes, des savants, et, pendant trois ans, on va s’efforcer de leur faire oublier leur art et leur science, et la pratique si délicate de leur difficile métier.
On va les détourner violemment de leurs préoccupations, de leurs études, on va les fatiguer le plus qu’on pourra, en faire, à force d’exercices, de corvées, de marches, d’abrutissantes besognes, des êtres pouvant passer sous le niveau commun, au nom de l’Égalité, et pour le plus grand bien de la Patrie.
Et quand on les rendra à la vie, ces peintres, ces musiciens, ces écrivains, ces savants, la flamme de l’Art sera éteinte, ils auront désappris leur subtil travail et l’amour sacré des belles choses. On va leur casser l’aile comme on fait aux oiseaux captifs.
Car c’est à vingt ans, justement, que le talent se décide, que l’artiste éclôt, que le tempérament se forme, que l’esprit commence à comprendre, à se posséder, à concevoir, à s’élargir, à porter les fleurs qui seront des fruits. On les prend, ces jeunes hommes, on les jette dans une caserne pendant trois ans, pendant la période où le talent indécis allait se dessiner, s’affirmer ; on les prend juste à l’heure de la sève féconde, de la poussée, de l’épanouissement, à l’heure décisive où ils ont le plus besoin de tout leur temps, de toute leur volonté, de toute leur force de travail, de toute leur liberté.
Il n’est pas un tempérament sur cent, capable de résister à cette méthode de stérilisation.
Est-ce là du patriotisme ?
Faire de simples soldats avec des hommes supérieurs équivaut à mettre au pot des poulardes du Mans. Ce n’est pas là non plus de l’économie politique bien entendue.
Ne faudrait-il pas au contraire aider chaque citoyen, à concourir à la grandeur de la patrie, par toutes les facultés créatrices que la nature a mises en lui ? Ne devrait-on pas protéger, secourir, favoriser tous ceux qui donnent à la France, l’inappréciable espérance d’accroître la somme de gloire artistique qui la place au premier rang des peuples contemporains ?
Que reste-t-il de la Grèce ? Est-elle grande devant nos yeux par ses luttes militaires ou par ses œuvres immortelles ? Pourquoi ce petit coin de terre nous semble-t-il sacré comme un temple, le temple du génie humain ?
Pourquoi le seul nom de l’Italie soulève-t-il dans les âmes une sorte d’attendrissement mystérieux ?
Pourquoi vient-on de tous les coins du monde sur ce sol peuplé de chefs-d’œuvre ? Pourquoi l’éducation intellectuelle d’un homme n’est-elle pas complète tant qu’il n’a pas vu Venise, Florence et Rome ? Pourquoi l’Italie est-elle plus qu’une nation ? Car elle ne semble pas appartenir seulement aux Italiens, elle appartient à l’Intelligence humaine, elle fait partie, tout entière, de ce grand héritage artistique que tes hommes de génie laissent aux descendants de tous les peuples et de tous tes temps.
Pourquoi cela, monsieur Durand ?
Est-ce parce que Victor-Emmanuel en a fait un peuple fort, ou parce que les Médicis ont fait de leur patrie une terre de gloire ?
Soyez certain, monsieur Dupont, que ces Médicis qui ont su rendre leur pays tel qu’aucune catastrophe future ne peut atteindre désormais sa renommée, tel que toutes les nations l’aimeront et l’admireront tant qu’il y aura des hommes sur la terre, les Médicis, monsieur, n’auraient pas confondu Michel-Ange avec le fusilier Pitou, n’auraient pas invité les sieurs Raphaël et Léonard de Vinci, exerçant la profession de peintre, à perdre trois ans de leurs travaux afin d’apprendre à marcher en ligne et à astiquer des boutons de cuivre. Soyez persuadé que la République de Venise n’aurait pas forcé les nommés Jacques Robusti, dit le Tintoret, Paul Caliari, dit Paul Véronèse, et Tiziano Vecelli, dit le Titien, à éplucher des pommes de terre pour le rata, à porter des pains de munition dans des sacs de toile, à balayer et nettoyer la chambrée et autres lieux.
Reste à savoir qui peut avoir raison, au point de vue de la patrie, de la République de Venise ou de la République française ?

*

L’égalité ! Soit. Qu’entendez-vous par là ? Est-ce une chose qui ne comporte ni appréciations différentes, ni proportions ? Tout le monde sur le même niveau. Bien — Vous demandez à chacun trois ans, sans distinction. — Je comprends. Mais dites-moi, est-ce que les trois ans de chacun ont exactement la même valeur ?
Si vous demandiez à chacun cent francs, au lieu de trois ans. Le sacrifice ne serait-il pas un peu plus grand pour un de ces chiffonniers que vous avez si gaillardement expulsés des trottoirs, que pour M. le baron de Rothschild ou M. le baron de Hirsch ?
Or, trois ans de MM. Gounod, Bonnat, Renan, Berthelot, Victor Hugo et autres de la même race, ne valent-ils pas un peu plus que trois ans d’un scieur de long ou trois ans d’un de nos députés, si faciles à remplacer qu’on ne s’aperçoit pas du changement. Mais qu’est-ce qui pourra remplacer, compenser, pour la patrie, pour l’humanité, les œuvres que ces hommes, Gounod, Bonnat, Renan, Berthelot, Victor Hugo, auraient accomplies pendant ces trois années ?
Trois de vos années à vous, M. Durand, ne valent pas grand-chose, mais les trois ans de certains hommes ont une valeur telle que leur perte est irréparable.
Tout, dans ce monde, ne l’oubliez pas, subit la loi des proportions, et l’égalité stricte est une stupidité, monsieur.

*

Et puis, ce n’est pas tout. Au-dessus de l’égalité, il y a les lois générales de la vie, que vous ne changerez pas, parce que le suffrage universel ne peut rien sur le législateur qui les a établies. Or, il serait bon de les comprendre, ces lois-là, et d’en tenir compte un peu pour préparer vos lois, à vous. Je veux dire qu’un peu d’esprit scientifique n’est pas inutile pour gouverner les hommes.
Eh bien ! messieurs, soyez persuadés qu’on ne fait les bonnes armées qu’avec du peuple. Cette misérable chair à canon que la sauvagerie humaine rend nécessaire ne doit pas être de la chair trop raisonnante ni trop intelligente parce qu’elle deviendrait vite de la chair révoltée. Vous ne pouvez empêcher qu’il n’y ait dans le monde des castes privilégiées. Or, si vous les mêlez dans l’armée, ces castes, avec les autres, vous ferez un mélange mauvais et dangereux.
Tout aristocrate, je veux dire tout jeune homme de nature fine, que vous jetterez dans le troupeau des lignards, que vous forcerez, pendant trois ans, à cette existence odieuse de la caserne, aux promiscuités qui répugnent, à toutes les choses qui révolteront son instinct, son éducation, sa délicatesse native, deviendra un ennemi, un ennemi de la République, et surtout un ennemi de l’armée.
Ces jeunes hommes ont l’honneur chatouilleux. Ils sont habitués à des égards. Le sous-officier les maltraitera, les injuriera, leur jettera ces mots qui effleurent à peine un paysan, mais qui traverseront leur épiderme léger et feront bouillonner leur sang plus vif. L’officier lui-même, accoutumé à faire marcher des lourdauds, ne reconnaîtra pas, sous l’uniforme, le fils d’une race plus affinée.
Ils ne diront rien, parce que le Conseil de guerre est terrible. Mais après ? Croyez-vous qu’ils rapporteront dans leurs familles, qu’ils apprendront à leur fils l’amour de la vie militaire ? Ils garderont de ces trois ans le souvenir qu’on aurait de trois ans de bagne, et, poursuivis par ce cauchemar, ils n’auront que la préoccupation d’éviter ce supplie à leurs enfants.
Vous dites : « Tant pis, l’égalité avant tout ». Essayez de fouailler un cheval de sang comme un cheval de fiacre pour voir si vous lui apprendrez l’égalité. Il vous versera dans l’ornière, monsieur Dupont. Prenez garde que le service de trois ans n’en fasse autant pour la France, ce qui serait plus grave.
Du moment que vous ne pouvez pas faire de l’aristocratie du pays l’aristocrate de l’armée, ne faites pas entrer dans les rangs ceux dont la tête est trop haute.
Quoi que vous tentiez, il y aura toujours des aristocrates. Un pays n’est grand que par son aristocratie, par ses hommes supérieurs. Aidez-les à se développer, au lieu d’arrêter leur essor.
Incessamment part du peuple, du peuple misérable, grossier, brut et respectable parce qu’il est le Père, le germe, la source de tout, une classe plus cultivée, qui forme, pour me servir d’une expression célèbre, une couche sociale supérieure, plus intelligente, encore incomplète.
De cette bourgeoisie nouvelle se détachent encore des individus plus fins, plus lettrés, plus remarquables, qui forment, à leur tour, une autre couche sociale. Car il faut plusieurs générations pour que l’homme arrive à son développement absolu.
La transformation achevée constitue enfin l’aristocratie réelle de la nation. C’est là une couche d’élite, où pousseront, pour continuer cette comparaison, les plus beaux arbres et les plus beaux fruits. C’est la pépinière des hommes supérieurs. Je ne parle pas de noblesse bien entendu, je parle d’une aristocratie démocratique, formée lentement par voie de sélection.
Et le même phénomène social se reproduit en sens inverse ; les races qui furent supérieures retournent au peuple, fatiguées, épuisées, finies. Et cela toujours recommence.
C’est là un travail très long, incessant, fatal. Or, si vous voulez en changer l’ordre, mêler ces couches, les confondre, hausser brusquement les basses et abaisser les hautes, vous substituer au Temps, pour faire, avec du peuple une aristocratie spontanée, et rejeter dans le peuple l’aristocratie véritable, vous accomplirez de très mauvaise besogne pour la patrie, monsieur Dupont.
21 avril 1884