Guy de Maupassant : Les audacieux. Texte publié dans Gil Blas du 27 novembre 1883, sous la signature de Maufrigneuse.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

Les audacieux

Toute une armée de critiques bardés de morale pousse des cris d’oies chaque fois qu’apparaît un livre audacieux. L’arsenal de leurs arguments n’est pas varié, d’ailleurs. — « Pourquoi nous dire ces choses ? — À quoi bon nous montrer ce qui est laid ? — Montrez-nous ce qui est bon, réconfortant, honnête. »
Ils parlent aussi de l’art moralisateur ; et chaque fois que l’écrivain s’enhardit jusqu’à décrire l’amour producteur (le seul utile à l’humanité), ils le soufflettent avec la litanie des adjectifs insultants.
Or, depuis qu’existe l’humanité, tous les grands écrivains ont protesté, par leurs œuvres, contre ces conseils d’impuissants.
La morale, l’honnêteté, les principes, sont des choses indispensables au maintien de l’ordre social établi. Il n’y a rien de commun entre l’ordre social et les lettres. Les écrivains (en exceptant les poètes) ont pour principal motif d’observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n’ont pas mission de moraliser ni de flageller, ni d’enseigner. Tout livre à tendances cesse d’être un livre d’artiste.
L’écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi, suivant son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse d’être consciencieux et artiste, s’il s’efforce systématiquement de glorifier l’humanité, de la farder, d’atténuer les passions qu’il juge déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes.
En dehors de la vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, il n’y a rien qu’efforts impuissants de pions.
Aristophane n’est pas chaste, Lucrèce non plus, Ovide non plus, Virgile non plus, non plus Rabelais, Shakespeare, etc.
Chacun doit écrire suivant les tendances naturelles de son esprit, sans parti pris d’aucune sorte pour ou contre la morale établie.
Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par la force même des faits qu’il raconte.
Il est indiscutable que les rapports sexuels entre hommes et femmes tiennent dans notre vie la plus grande place, qu’ils sont le motif déterminant de la plupart de nos actions.
La société moderne attache une idée de honte au fait brutal de l’accouplement (les anciens l’avaient divinisé de mille façons). La manière de voir a changé. Le fait est resté le même ; il a conservé la même importance dans les rapports sociaux. Et voilà que l’hypocrisie mondaine nous veut forcer à l’enguirlander de sentiment pour en parler dans un livre.
La société, qui défend la morale qu’elle s’est mise au dos, sent où le bât la blesse. Voilà tout.
Je tenais à proclamer le principe de la liberté de l’art avant de parler de deux livres nouveaux qui ont effarouché bien des lecteurs pudibonds.

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Ces deux livres sont d’ailleurs absolument différents. L’un est un roman de longue haleine ; l’autre un recueil de nouvelles. Celui-ci provient de l’école des analystes subtils, compliqués ; celui-là de l’école des analystes brutaux. L’art du premier ne ressemble en rien à l’art du second. Mais tous deux sont audacieux et sincèrement écrits.
Un des jeunes gens de l’entourage d’Émile Zola, Léon Hennique, vient de donner son second grand roman moderne : L’Accident de Monsieur Hébert. Appartenant au groupe de ceux qu’on a baptisés les naturalistes, Léon Hennique semblait avoir cessé de travailler après la publication de La Dévouée qui remonte à quelques années.
Son livre est une étude hardie, et férocement vraie, de l’adultère bourgeois, tel qu’il se pratique tous les jours.
M. Hébert, magistrat de Versailles, a une jeune femme jolie, pareille à presque toutes les jeunes femmes, un peu rêveuse, rien qu’un peu, éprise d’un idéal en culotte rouge avec sabre au côté et moustache brune.
Les femmes, dont l’âme s’exalte, gonflée de fausse poésie, ont généralement deux types d’hommes qui servent de thème à leurs rêveries sentimentales — le bel officier — le grand artiste. Le bel officier qu’elles distinguent est généralement un grand fat, bien cambré, montrant sous le drap rouge de son pantalon, collant comme un maillot, des cuisses de danseuse, et dont tout le souci repose sur la forme de sa tunique et la frisure de ses moustaches.
Les officiers de valeur, ceux qui travaillent, étant souvent petits, mal bâtis, affligés de lunettes, maigres comme des cannes, ou ronds comme des citrouilles, faits enfin comme la plupart des hommes, les femmes poétiques ne les remarquent pas.
Le grand artiste qui plaît aux femmes est toujours un chanteur ou un comédien.
Donc, Mme Hébert s’était éprise, un jour de revue, d’un beau capitaine d’état-major, en le voyant dompter un cheval rétif. Elle lui écrit et devient sa maîtresse.
Louis Bouilhet, en deux vers charmants, portraiture cet idéal des jeunes femmes et des jeunes filles :
Puis, un beau mousquetaire arrive, un soir d'été,
Hardi, la barbe en croc, et la dague au côté.
L’adultère de Mme Hébert se déroule, suivant les phases ordinaires. Elle aime sans aimer, se donne sans trop savoir pourquoi, et se figure ensuite qu’elle est follement éprise de son amant.
Hennique a analysé avec une singulière pénétration tout ce qui se passe dans le cœur des femmes en cette situation devenue si normale d’un ménage à trois. Il a su pénétrer toutes les délicates et subtiles sensations, les étranges raisonnements et les ruses naïves qu’elles ont.
Le mari et l’amant se sont connus au collège. Ils causent. Je cite : « À ce moment, par hasard, le magistrat et lui jetèrent un coup d’œil sur Mme Hébert. Elle était radieuse, entourant son mari et son amant d’un même nimbe, les couvait presque sous la chaleur de ses pensées... Leur entente la dilatait, l’enlevait de terre, la plongeait en une langueur si étrange et si douce qu’elle en avait mal à l’âme. »
Les hommes mariés seront sans doute les seuls à ne pas savourer la profonde justesse de cette observation.
Celle-ci n’est pas moins frappante. Un ami vient de faire une plaisanterie un peu vive. — « Le visage de Mme Hébert devint glacial. Depuis sa faute, elle ne tolérait plus les expressions risquées, haïssait les moindres sous-entendus grivois. Tous échauffaient les relents de sa pudeur, lui semblaient dits pour elle, l’entouraient comme d’un vent de soufflets. »
Mais ce qu’il y a de particulièrement hardi et vrai dans ce livre, ce sont tous les détails intimes, les détails secrets, honteux et grotesques des liaisons tendres. Sans peur des indignations, le romancier a tout osé, tout dit, avec une bonne foi qui semble naïve. Il lave devant nous le linge sale de l’amour.
Le dénouement, d’une simplicité inattendue, sans machinations, sans drame, sans scènes violentes, apparaît comme une révélation.
Je me garderai d’une analyse plus complète de ce remarquable roman. Les livres d’observation ne sont point de ceux qu’on raconte.

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Avec des allures moins vives, des hardiesses moins brutales, mais non moins complètes, le dernier livre de René Maizeroy : Celles qui osent, nous donne une note fort différente.
Aimant les femmes plus que tout au monde, cet écrivain raffiné, subtil et charmant nous offre une série de portraits de celles qui osent.
Quelle que soit la séduction des femmes absolument honnêtes, elles ont certes moins d’attrait pour nous que celles dont on peut tout espérer. C’est à celles qui osent que nous devons nos meilleures joies et notre plus tendre reconnaissance.
René Maizeroy, dans une suite de nouvelles tantôt délicates, tantôt terribles, esquisse, à traits fins et puissants, de séduisantes figures de femmes.
Son style, plus sobre que dans ses derniers livres, indique plus fermement les lignes.
Ce qui transparaît avant tout dans ce volume, dans chaque conte, dans chaque phrase, c’est l’amour de la femme. La femme est là-dedans tout entière avec tout ce qu’il y a en elle de troublant pour nous ; avec sa nature câline, trompeuse, grisante, tendre et passionnée. On y sent la chair fraîche comme dans la demeure de l’ogre.
Il faudrait citer un à un ces courts et énergiques récits, depuis P. P. C. jusqu’à Sœur Jeanne.
Et je trouve dans P. P. C. quelques lignes qui donneront la note précise de ce livre plus qu’une longue explication.

« C’était (le baron Octave de Despeyroux) un passionné qui aimait la femme pour la femme, qu’elle fût rousse, blonde ou brune. Il avait des joies de collégien, des idolâtries de dévot à chaque alcôve qu’il remplissait du bruit de ses baisers. Il les adorait toutes, sans en aimer une seule, et n’avait qu’un but, qu’un rêve, les posséder les unes après les autres, dépenser dans leurs bras ses forces et ses millions, n’exister, ne penser, ne jouir que pour elles et avec elles.

« Et tout ce qui n’était pas l’amour lui semblait inutile et dérisoire. Les blondeurs d’une nuque, les contours d’un corsage, les dentelles d’une jupe bornaient son horizon, lui cachaient des réalités, l’emportaient en des paradis artificiels dont il ne s’échappait pas. Il trouvait les nuits trop brèves et les journées interminables. »

On pourrait écrire ces deux phrases comme épigraphe à Celles qui osent. Tant pis pour ceux qui jugeront ce volume un peu... cantharidé.
Maufrigneuse
27 novembre 1883