Guy de Maupassant : Les bandits corses. Texte publié dans Le Gaulois du 12 octobre 1880.
Mis en ligne le 30 avril 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Les bandits corses

Le col que j’avais à traverser formait de loin une sorte d’entonnoir entre deux sommets de granit escarpés et nus. Les flancs de la montagne étaient couverts de maquis dont l’odeur violente me troublait la tête, et le soleil, encore invisible, se levant derrière les monts, jetait une teinte rose et comme poudreuse sur les cimes, où sa flamme semblait éclaboussée, rejaillissait dans l’espace en longues gerbes lumineuses.
Comme nous devions marcher, ce jour-là, quinze ou seize heures, mon guide nous avait fait admettre dans une sorte de caravane de montagnards qui suivaient la même route ; et nous allions à la file, d’un pas rapide, sans dire un mot, grimpant l’étroit sentier noyé dans les maquis. Deux mulets venaient les derniers, portant les provisions et les paquets. Les Corses, le fusil sur l’épaule, l’allure leste, s’arrêtaient, selon leur usage, à toutes les sources pour boire quelques gorgées d’eau, puis repartaient. Mais, en approchant du sommet, leur marche peu à peu se ralentit, des conversations avaient lieu à voix basse, dans leur idiome incompréhensible pour moi. Cependant, à plusieurs reprises le mot « gendarme » me frappa. Enfin, l’on s’arrêta ; et un grand garçon brun disparut dans le fourré. Au bout d’un quart d’heure, il revint ; on repartit tout doucement pour s’arrêter encore deux cents mètres plus loin, et un autre homme plongea sous les branches. Fort intrigué j’interrogeai mon guide. Il me répondit qu’on attendait un « ami ». Comme il ne venait pas, cet « ami », on se remit à marcher, dès que l’homme envoyé à sa rencontre eut reparu. Puis tout à coup, ainsi qu’un diable jaillissant d’une boîte, un petit être noir et trapu surgit au milieu de nous, sortant du maquis par un énorme bond. Il avait, comme tous les Corses, son fusil chargé sur l’épaule, et il me regarda d’un air soupçonneux. Il était laid, noueux comme un tronc d’olivier, très sale naturellement, et ses yeux, aux paupières sanguinolentes, louchaient un peu. Il fut entouré, fêté, interrogé, chacun semblait l’aimer comme un frère et le vénérer comme un saint. Puis, lorsque les expansions furent passées, on se remit en route, d’un pas très allongé, et l’un des montagnards marchait devant nous, à cent mètres environ, comme un éclaireur.
Je commençais à comprendre, ayant depuis un mois les oreilles toutes pleines d’histoires de bandits.
À mesure qu’on approchait du col, une sorte d’appréhension semblait gagner tout le monde. Enfin, on y parvint. Deux grands vautours tournoyaient sur nos têtes ; au loin, derrière nous, la mer apparaissait vaguement, encore obscurcie par des brumes, et, devant nous, une interminable vallée s’allongeait, sans une maison, sans un champ cultivé, pleine de maquis et de chênes verts. Une gaieté semblait venue sur les figures et l’on commença la descente... Puis, au bout d’une heure environ, le mystérieux personnage qui s’était joint à nous d’une façon si inattendue nous fit des adieux empressés, serra toutes les mains, même les miennes, et sauta de nouveau dans le maquis.
Quand il fut parti, j’interrogeai mon guide, qui me répondit simplement :
— Il n’aime pas les gendarmes.
Alors, je lui demandai des détails sur les bandits corses qui tiennent en ce moment la montagne. J’appris d’abord que le col où nous venions de passer servait souvent de souricière aux gendarmes pour pincer les « hors-la-loi » qui veulent gagner le territoire de Sartène, refuge habituel des brigands.
Ils sont en ce moment deux cent quarante environ, qui narguent la gendarmerie, la magistrature et le préfet. Ce ne sont point, d’ailleurs, des malfaiteurs, car jamais ils ne voleraient les voyageurs. Un fait de cette nature les exposerait peut-être même à être jugés, condamnés à mort et exécutés par leurs semblables, gens d’honneur s’il en fut. C’est, en effet, un sentiment exagéré de l’honneur qui a poussé, presque toujours, ces pauvres diables dans la montagne. Quand une femme a trompé son mari, quand une fille est soupçonnée d’une faute, quand on a une querelle de jeu avec son meilleur ami, et pour mille autres causes aussi légères sur lesquelles les civilisés passent assez facilement l’éponge, on égorge ici la femme, la fille, l’amant, l’ami, les pères, les frères, les parents, toute la race ; puis, sa besogne accomplie, on s’en va tranquillement dans le maquis, où le pays — qui vous estime en raison du nombre d’hommes occis — vous donne les moyens de vivre, où la gendarmerie vous poursuit inutilement, et se fait massacrer souvent, à la grande joie des paysans montagnards, car tout Corse, pouvant au premier matin devenir bandit, hait instinctivement le gendarme.
À côté de ces malheureux que leur tempérament violent a poussés à commettre un meurtre, et qui vivent au hasard du jour, couchant sous le ciel, traqués sans cesse, il y a en Corse des bandits heureux, riches, vivant en paix sur leurs terres au milieu des paysans, leurs sujets ; ce sont les frères Bellacoscia. L’histoire de leur famille est étrange.
Le père Bellacoscia (Belle-Cuisse) possédait une femme stérile, et, sur l’exemple des patriarches, il la répudia, prit une jeune fille d’une maison voisine et l’emmena sur les hauteurs où paissaient ses troupeaux. D’elle, il eut plusieurs enfants, et, entre autres, les deux frères Antoine et Jacques, dont je parlerai tout à l’heure. Mais sa femme avait une sœur qui faisait souvent dans la maison Bellacoscia des visites de voisinage ; l’époux galant, trop galant, la reconduisait. Il en eut un fils, avoua tout à la première, garda la seconde et lui bâtit une demeure séparée pour éviter les scènes de famille. Or, une troisième sœur, à son tour, se mit à fréquenter les deux ménages, et un nouvel accident se produisit. Le pauvre père n’avait qu’une ressource : construire une troisième maison ; ce qu’il fit, et tout le monde vécut en paix. Il eut en tout une trentaine de descendants qui, à leur tour, en ont produit plusieurs centaines. Cette tribu habite en partie le village de Bocognano et les lieux environnants.
Deux des fils, Antoine et Jacques, gagnèrent de bonne heure le maquis pour des causes assez « futiles ». Le premier refusait de servir comme militaire ; le second avait enlevé une jeune fille que désirait un de ses frères.
À partir de leur disparition, ils ont dominé le pays en maîtres incontestés.
On évalue à trois cent mille francs environ la somme qu’ils ont coûtée au gouvernement en expéditions dirigées contre eux. Pendant des années on les a poursuivis sans cesse, toujours en vain. Des colonnes entières de carabiniers... non, de gendarmes, partaient, officiers en tête, battaient la région, occupaient les villages, cernaient des monts où l’on était sûr de les prendre ; et, pendant ce temps, les frères Bellacoscia, assis tranquillement sur un pic voisin, suivaient avec intérêt les opérations de la troupe. Puis, fatigués de ce spectacle, ils redescendaient avec sécurité dans la plaine au-devant du convoi qui apportait des vivres aux gendarmes, s’emparaient des mulets chargés et, pour calmer la conscience inquiète des conducteurs, leur remettaient une réquisition en règle, signée Bellacoscia, à l’adresse de l’intendant militaire.
Vingt fois ils ont failli être pris, vingt fois ils ont échappé à toutes les attaques, grâce à leur courage, à leur sang-froid, à leurs ruses et à la complicité de toute la contrée, pleine de leurs parents.
Un jour, par exemple, le plus jeune, Jacques, avait été trahi. Il devait, à une heure donnée, venir mesurer du bois qu’il avait fait couper ; et les gendarmes embusqués à vingt pas de là l’attendaient. On l’aperçut dans la vallée, suivant le sentier avec lenteur, les mains derrière le dos ; et aussitôt, sans attendre qu’il s’approchât, une fusillade terrible éclata, mais si loin qu’il en prit le bruit pour des claquements de fouet. Il chercha le charretier, et découvrit un baudrier jaune ; alors, sautant derrière un tronc de châtaignier, il examina la situation. Tout se taisait maintenant. Inquiet, il croyait à une ruse quelconque, quand il aperçut, dans une éclaircie de la forêt, le détachement de gendarmerie qui retournait tranquillement à la caserne, marchant au pas, l’arme à l’épaule après avoir tiré ses cartouches. Il alla mesurer son bois.
Les deux frères sont riches, achètent des terres grâce à des prête-noms, exploitent des forêts, même celles de l’État, dit-on.
Tout bétail qui s’égare sur leurs domaines leur appartient, et bien hardi qui le réclamerait. Ils rendent des services à beaucoup de gens ; ces services naturellement sont payés fort cher. Leur vengeance est prompte et capitale.
Mais ils sont toujours d’une courtoisie parfaite avec les étrangers.
Ceux-ci vont souvent leur rendre visite. Les Bellacoscia se prêtent volontiers à ces rencontres.
Antoine, l’aîné, est d’assez grande taille, brun, avec les cheveux grisonnants ; il porte toute sa barbe, a l’air d’un bonhomme, d’abord « sympathique ». Le plus jeune, Jacques, est blond, plus petit que son frère ; son œil perçant révèle une vive intelligence ; et son habileté, en effet, est remarquable. C’est le plus actif des deux ; c’est aussi le plus redouté.
Il y a quelques années, une jeune fille, une Parisienne, voulut le voir et partit avec un parent.
On s’aborda dans un ravin profond, en plein maquis, en plein mystère, et la Parisienne, avec cette facilité d’enthousiasme bête qui rend le mariage si dangereux, raffola tout de suite du bandit. Songez donc ! un garçon qui couche à la belle étoile, ne se déshabille jamais, tue les hommes à la douzaine, vit hors la loi et fait des pieds de nez aux carabines gouvernementales. On déjeuna ensemble, puis on partit à travers des rochers inaccessibles. Le parent geignait, soufflait, tremblait. La jeune fille, au bras du bandit, sautait les gouffres, était ravie, transportée. Quel rêve ! avoir un vrai bandit pour soi toute seule, un jour entier, de l’aurore au soir. Il lui racontait des histoires d’amour, des histoires corses, où le stylet joue toujours un rôle ; il lui parlait d’une institutrice qui l’avait aimé ; et l’amadou que les femmes souvent ont à la place de cervelle s’enflamma si bien, qu’à la nuit elle ne voulait plus quitter son bandit, et prétendait le ramener, pour souper, dans la maison du village où les lits étaient préparés.
Il fallut de longs pourparlers pour décider la séparation, et l’on se quitta, paraît-il, avec une grande tristesse de part et d’autre.
M. Haussmann a vu Jacques Bellacoscia d’une assez singulière façon. Il allait en voiture à Bocognano, quand une femme, se présentant à la portière, lui annonça que le bandit désirait vivement lui parler. M. Haussmann hésitait à accorder un entretien à un homme si compromettant, quand une idée lui traversa l’esprit.
— Je n’ai pas d’armes, dit-il ; par conséquent, si l’on m’arrête, je ne pourrai me défendre, et je compte, à telle heure, passer par telle route.
À l’heure dite, un homme sautait à la tête des chevaux ; la portière s’ouvrit ; il entra, chapeau bas dans la voiture, et causa longtemps avec le rebâtisseur de Paris à qui il demanda de lui faire obtenir sa grâce.
Un fait, entre mille, indiquera bien quelle est la vengeance de ces rôdeurs corses. Un homme, un berger, avait vendu un des bandits, et il gravissait la montagne au milieu des gendarmes qu’il allait poster pour leur livrer leur proie. Un coup de feu soudain part du maquis, et le berger, la tête fracassée, tombe dans les bras des gendarmes stupéfaits qui battirent en vain les environs et furent réduits à rapporter à la ville le cadavre de leur guide. Ces braves Bellacoscia, par exemple, manquent du goût littéraire le plus simple, et leurs lettres de menace, toujours datées du « Palais Vert » et tracées à l’encre rouge, sont écrites en style poétique de Peaux-Rouges, de l’effet le plus étonnant : « Partout où la lumière du ciel te frappera, disent-ils, nos balles aussi t’atteindront. »
Ils habitent un ravin profond, inaccessible, effroyable à voir, dans les environs du village, presque peuplé par leur famille. Comme les bonnes mœurs sont chez eux héréditaires, Jacques enleva, il y a quelques années, la femme de son frère Antoine et la garda. Il a, plus tard, accouplé son fils, un enfant, avec une fillette, mineure aussi et sortant du couvent ; puis, l’âge venu, les a mariés.
Beaucoup de Corses les connaissent et sont leurs amis, soit par crainte, soit par un sentiment instinctif de révolte contre le gouvernement. Beaucoup d’étrangers les ont vus, mais se gardent bien de l’avouer, car l’autorité, qui ne parvient point à les prendre, ne tarderait pas à mettre la main sur le pauvre homme assez naïf pour confesser qu’il a eu des relations avec des bandits dont la tête est mise à prix.
12 octobre 1880