Guy de Maupassant : Le monastère de Corbara. Texte publié dans Le Gaulois du 5 octobre 1880.
Mis en ligne le 17 novembre 1998.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Le monastère de Corbara

UNE VISITE AU P. DIDON

Les Alpes ont plus de grandeur que les montagnes de la Corse ; leurs sommets sont toujours blancs, leurs passages presque impraticables, leurs abîmes effrayants où l’on entend, sans les voir, rouler des torrents, en font une sorte de domaine du Terrible et de l’Escarpé. Les montagnes de Corse, moins hautes, ont un caractère tout différent. Elles sont plus familières, faciles d’accès, et, même dans leurs parties les plus sauvages, n’ont point cet aspect de désolation sinistre qu’on trouve partout dans les Alpes. Puis, sur elles flambe sans cesse un éclatant soleil. La lumière ruisselle comme de l’eau le long de leurs flancs, tantôt vêtus d’arbres immenses, qui de loin semblent une mousse, tantôt tout nus, montrant au ciel leur corps de granit. Même sous l’abri des forêts de châtaigniers, des flèches de lumière aiguë percent le feuillage, vous brûlent la peau, rendent l’ombre chaude et toujours gaie.
Pour aller d’Ajaccio au monastère de Corbara, on peut suivre deux chemins, l’un à travers les montagnes et l’autre au bord de la mer.
Le premier serpente sans fin à mi-côte au milieu d’impénétrables maquis, longe des précipices où l’on ne tombe jamais, domine des fleuves presque sans eau à cette saison, traverse des villages de cinq maisons accrochés comme des nids aux saillies du roc, passe devant des sources minces, où boivent les voyageurs éreintés, et devant des croix nombreuses annonçant qu’en cet endroit un homme est mort ; et c’est une balle qui les a tués presque toujours, ces pauvres diables couchés au bord de la route.
Voulant aller à Corbara serrer la main du P. Didon, j’ai choisi, pour m’y rendre, le chemin des montagnes. Là, point d’hôtels, points d’auberges, pas même de cafés, où l’on peut, à la rigueur, coucher. On demande l’hospitalité, comme autrefois, et la maison des Corses est toujours ouverte aux étrangers. Arrivé dans un adorable village, Létia, d’où l’on aperçoit un magnifique horizon de sommets et de vallées, je ne pouvais plus même partir, retenu sans fin par les instances des familles Paoli et Arrighi, qui organisaient chaque jour parties de chasse ou excursions pour me faire rester plus longtemps.
Après avoir traversé les immenses forêts d’Aïtone et de Valdoniello, le val du Niolo, la plus belle chose que j’aie vue au monde après le mont Saint-Michel, et une partie de la Balagne, le pays des oliviers, j’ai retrouvé la mer auprès de Corbara.
Le paysage est grandiose et mélancolique. Une plage immense s’étend en demi-cercle, fermée à gauche par un petit port presque abandonné des habitants (car la fièvre ici dépeuple toutes les plaines), et terminée à droite par un village en amphithéâtre, Corbara, élevé sur un promontoire. Le chemin qui me conduit au monastère est à mi-côte et passe au pied d’un mont élevé que couronne un paquet de maisons jetées dans le ciel bleu si haut qu’on pense avec tristesse à l’essoufflement des habitants contraints de remonter chez eux. Ce hameau s’appelle Santo-Antonino. On découvre, à droite de la route, une petite église du treizième siècle, de style pur, chose rare en ce pays sans monuments et sans aucun art national. Cet édifice a été élevé par les Pisans, me dit-on. Plus loin, dans un repli de montagne, au pied d’un pic élancé en forme de pain de sucre, un grand bâtiment gris et blanc domine l’horizon, les campagnes inclinées, la plaine, la mer : c’est le couvent des Dominicains.
Un frère italien m’introduit, ne comprend pas ce que je lui dis, et me parle inutilement. Je tire ma carte où j’écris : « Pour le R. P. Didon », et je la lui donne. Il part alors, après m’avoir indiqué une porte de la maison. C’est le parloir, et j’attends.
La première fois que je vis le P. Didon, c’était chez Gustave Flaubert. J’avais passé la journée avec l’immortel écrivain et, devant dîner chez lui, nous entrâmes ensemble, vers sept heures, dans le salon de sa nièce. Un prêtre, vêtu de blanc, avec une tête intelligente, de grands yeux bruns où passait une flamme, des gestes lents, une voix douce et bien timbrée, causait, assis sur un canapé. J’appris son nom quand on nous présenta l’un à l’autre et je me rappelle qu’il resta encore quelque temps, parlant avec facilité des choses mondaines, possédant Paris comme nous, admirant violemment Balzac et connaissant parfaitement Zola, dont l’Assommoir faisait un bruit retentissant.
J’ai revu, plusieurs fois depuis, l’orateur préféré des belles dames élégantes, et toujours je l’ai trouvé fort aimable, homme d’esprit largement ouvert et de manières simples, malgré ses succès d’éloquence.
Je songeais à notre dernière entrevue à Paris, le lendemain d’une de ses conférences les plus remarquées, quand un bruit de pas me fit tourner la tête. Le P. Didon était debout dans l’embrasure de la porte.
Il ne me parut point changé ; un peu engraissé peut-être par la vie tranquille du cloître ; il a toujours cet œil lumineux d’apôtre, de « convertisseur », qui sert à l’orateur presque autant que le geste, et le même sourire calme plisse un peu la joue autour de sa bouche qui s’ouvre largement à chaque parole. Il attendait ma visite, annoncée par son ami, M. Nobili-Savelli, conseiller général revenu d’Ajaccio.
Alors, nous avons parlé de Paris, et le même amour pour cette admirable ville nous retint longtemps en face l’un de l’autre. Il m’interrogeait, demandant des nouvelles, s’intéressant à tout, repris par le « souvenir » comme on est ressaisi par une fièvre mal guérie. À mon tour, je l’interrogeai sur lui-même ; il se leva et, tout en gravissant la montagne qui domine le monastère, il me raconta sa vie.
— En entrant ici, me dit-il, j’ai eu l’impression d’être mort, car n’est-ce pas mourir que renoncer brusquement à tout ce qui emplissait votre existence ? Puis j’ai reconnu que l’homme a l’esprit souple et vivace ; je me suis peu à peu accoutumé aux lieux, aux choses, à cette vie nouvelle ; et je n’ai plus même le désir de m’en aller, car j’ai entrepris des travaux très longs.
Il s’arrêta, regardant l’horizon immense, la Méditerranée si bleue qui luisait sous le soleil, et, à sa droite, la montagne haute et pointue dont le sommet porte une grande croix noire.
— Je suis un montagnard, dit-il, et ce pays sauvage ne me fait point peur. J’étudie sans cesse, d’ailleurs, et les quinze ou seize heures de vie éveillée que j’ai chaque jour ne me semblent pas même longues.
Il se remit à marcher et, comme je le pressais fort, il convint en souriant qu’on travaille à Paris mieux que partout ailleurs, au milieu de cette furieuse excitation cérébrale, de ces luttes constantes, de l’émulation acharnée qui vous exalte.
— N’avez-vous jamais, lui demandai-je, de violents désirs de retourner là-bas ?
— Non, dit-il, moi je ne vis que par mes idées, que par ma foi. Je ne compte pas ma personne, je ne suis rien qu’un levier. J’ai une foi ardente, et mon seul désir est de la communiquer, de la verser en d’autres.
Mais, comme je lui parlais d’un évêché que, suivant certains journaux, on lui aurait offert, il se mit franchement à rire.
— Cette nouvelle est une folie, dit-il ; ce n’est pas ici qu’on m’offrirait un évêché.
Puis, redevenant grave :
— D’ailleurs, je ne suis qu’un apôtre, et je ne changerais pas la chaire de saint Paul contre le plus grand évêché du monde.
Je voulus savoir s’il pensait rester longtemps encore dans cette retraite. Il l’ignorait, indifférent d’ailleurs à l’avenir, pris tout entier par ses croyances idéales, élargissant ses études, voyant le monde de plus loin et le jugeant de plus haut, dans un ardent amour de la vérité et une grande haine pour toute hypocrisie ; puis il ajouta :
— Je partirai sans doute plus tôt que nous le croyons tous les deux, car nous allons assurément être chassés avant peu de jours.
Et c’est ainsi que j’appris la chute du Ministère Freycinet.
Le soir venait ; le soleil, plus rouge, s’abaissait vers la mer d’un bleu plus sombre. Toute une vallée à gauche était remplie par l’ombre d’un mont ; les grillons sonores des pays chauds commençaient à jeter leur cri. Le P. Didon, depuis quelques instants, levait les yeux vers la haute montagne surmontée d’une croix.
— Voulez-vous venir avec moi, là-haut, dit-il.
Je le remerciai, car il me fallait gagner Calvi ; mais je lui demandai :
— Est-ce que vous allez grimper là ?
Il me répondit :
— J’y vais souvent quand le soir approche, et je reste jusqu’à la nuit, perdu dans la contemplation de la mer, presque sans idée, admirant par la sensation plutôt que par la pensée.
Il se tut une seconde ; puis il ajouta :
— De là-haut, je vois les côtes de France.
Je le quittais, quand il m’offrit de visiter sa cellule. Elle est spacieuse et toute blanche, avec une fenêtre ouverte vers la mer ; sur sa table des papiers sont épars, pleins d’écriture. Puis je m’en allai.
Longtemps après, quand j’eus gagné dans la plaine la route qui serpente au bord des flots, je me retournai pour jeter un dernier regard au monastère et, levant les yeux plus haut, vers le pic élancé dans l’espace, j’aperçus au pied de la croix, devenue presque invisible, un point blanc immobile détaché sur le bleu du ciel : c’était la longue robe du P. Didon regardant la mer et les côtes de France.
Alors, une tristesse me vint en songeant à cet homme sincère et droit, ardent dans ses croyances, franc et sans hypocrisie, défendant passionément sa cause parce qu’il la croit juste, et qu’il espère en l’Église ; envoyé là, sur ce rocher, pour n’avoir point pris sa part de tartuferie courante.
Quant à moi, si je deviens vieux, mon révérend Père, et si je me fais alors ermite, ce dont je doute, c’est sur votre montagne que j’irai prier.
Mais le P. Didon n’était pas le seul moine que je devais voir en ce voyage ; car le lendemain, à la nuit tombante, j’ai traversé les calanches de Piana.
Je m’arrêtai d’abord stupéfait devant ces étonnants rochers de granit rose, hauts de quatre cents mètres, étranges, torturés, courbés, rongés par le temps, sanglants sous les derniers feux du crépuscule, et prenant toutes les formes, comme un peuple fantastique de contes féeriques, pétrifié par quelque pouvoir surnaturel. J’aperçus alternativement deux moines debout, d’une taille gigantesque ; un évêque assis, crosse en main, mitre en tête ; de prodigieuses figures, un lion accroupi au bord de la route, une femme allaitant son enfant et une tête de diable immense, cornue, grimaçante, gardienne sans doute de cette foule emprisonnée en des corps de pierre.
Après le « Niolo », dont tout le monde, sans doute, n’admirera pas la saisissante et aride solitude, les calanches de Piana sont une des merveilles de la Corse, on peut dire, je crois, une des merveilles du monde. Mais qui donc les connaîtrait ? aucune voiture n’y conduit, aucun service n’est organisé sur cette côte encore sauvage, dont la route cependant est plus belle, à mon avis, que la « Corniche » tant célèbre.
5 octobre 1880