Guy de Maupassant : À propos du divorce. Texte publié dans Le Gaulois du 27 juin 1882.
Mis en ligne le 15 mai 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

À propos du divorce

En dehors de toutes les raisons invoquées pour ou contre le divorce, il en est une qui me semble être restée inaperçue jusqu’ici, celle que nous pourrions appeler la « raison sentimentale ». Nous ne sommes pas des gens logiques ni raisonnables, mais des gens à sentiments subtils ; et les plus justes arguments ne valent jamais, dans notre esprit, quelque préjugé poétique.
En politique, en morale, même en art, nous ne sommes jamais déterminés par des raisonnements, mais toujours par des impulsions raffinées et souvent fausses, venues d’un idéalisme exalté.
Le plus grand obstacle que le divorce rencontrera avant d’entrer dans nos mœurs, après être entré dans nos lois, sera peut-être une répulsion de cette nature.
Je prends un exemple pour me faire comprendre. Il est, dans Monsieur de Camors, un mot qui parut odieux aux uns, superbe aux autres. C’est le fameux « parbleu ! » que l’amant répond à la maîtresse quand, après la chute, elle lui dit :
— Comme vous devez me mépriser !
Si M. Feuillet avait eu quelque souci de la vraisemblance, il n’aurait point écrit ce parbleu ! que jamais homme ne répondra.
Le mot est faux ; mais il a porté sur beaucoup de lecteurs, parce que le sentiment est juste ; parce que la première impression de l’amant qui vient de triompher est une sorte de vague mépris pour celle qui s’est abandonnée à lui.
Inexplicable, incompréhensible, illogique, révoltante même, cette mésestime immédiate de la femme possédée est cependant indéniable. Bien des hommes se l’avoueront à peine à eux-mêmes et la nieront énergiquement en public ; beaucoup d’amants sensés la combattront en leur cœur, mais aucun n’échappera à ce rapide effleurement de dédain, à cette fine et soudaine piqûre.
Or, cet étrange sentiment à l’égard d’un être à qui nous devons, au contraire, tous nos sentiments de reconnaissance passionnée et dévote, n’existera-t-il pas plus violent encore envers celle qui aura dormi longtemps dans les bras d’un autre homme ?
Et les veuves ? dira-t-on.
C’est différent. Le précédent possesseur n’existe plus. Puis, épouser une veuve, n’est-ce pas un peu considéré chez nous comme un mariage d’occasion, comme l’achat d’une marchandise légèrement défraîchie ?
Toutes nos subtiles susceptibilités amoureuses ne se révolteront-elles pas à l’idée du sourire du précédent époux, de ses pensées secrètes, de ses souvenirs, et même du regard plein d’anciens secrets qu’il peut échanger avec sa compagne de la veille s’il la rencontre à notre bras ?
Nous apportons en ces questions une délicatesse si exagérée, que bien peu d’hommes consentiraient à prendre pour femme une jeune fille, s’ils apprenaient qu’elle eut déjà une légère amourette, une petite intrigue anodine.
De là l’éducation étroite, étouffante, des filles en France, si différente de l’éducation des Anglaises et des Américaines, qui flirtent à outrance jusqu’à la découverte de l’épouseur, qui ne s’inquiète jamais des baisers cueillis par d’autres avant lui sur ces lèvres qui vont lui appartenir d’une façon définitive.
Mais, si nous n’admettons pas que la jeune fille ait seulement été effleurée par la pensée d’un autre homme, comment consentirons-nous à prendre une femme notoirement entamée par un précédent possesseur en titre ?
D’où viennent ces nuances, ces arguties de sentiment, ces excessifs raffinements ?
Il est plus aisé de les constater que de les expliquer. Il est cependant une cause palpable, facile à apprécier, l’influence des lettres en général, et du roman en particulier.
Grâce à cette littérature sophistique, sentimentale et emphatique, qui couvre la France depuis le commencement du siècle, et qui, semée par Jean-Jacques Rousseau, bouleversa toutes les têtes lors de la crise de 1830, nous avons fait de la femme une espèce d’être idéal, placé dans un nuage, une sorte de divinité, d’hermine à robe immaculée.
L’influence de ces romans à sentiments extrêmes fut prédominante. Nous nous en ressentons encore. Les héros et les héroïnes, toujours en proie à un délire de délicatesse, à une exaltation ininterrompue, ont troublé dans notre race le tout simple bon sens que la nature y avait mis.
Il est aisé de se rendre compte de cette singulière et rapide modification, par la lecture des œuvres les plus typiques, reflets précis des esprits à notre siècle comme au siècle dernier.
Prenons pour exemple, d’un côté, les livres de George Sand qui peuvent servir de type du roman idéaliste. Ils eurent sur toute notre époque une singulière influence morale ; ils sont en même temps un miroir fidèle des croyances contemporaines.
Or, dans tous ces romans, de la première à la dernière ligne, on vit dans une sentimentalité exaltée, dans une tension constante des idées chevaleresques et anormales, dans une atmosphère sublime et troublante, excessivement raffinée, qui fausse bien vite dans tout esprit excitable la simple et saine notion de l’existence réelle.
Tous ceux qu’ont touchés ces poétiques fictions de la vie s’agitent dans une demi-hallucination romanesque qui change pour eux les proportions et les rapports des choses.
La femme, dans ces œuvres-là, devient une sorte d’être symbolique, personnification de la pudeur, de la chasteté, de toutes les délicatesses et de toutes les finesses.
D’un autre côté, si nous ouvrons quelqu’un de ces charmants petits volumes de littérature badine qui nous donnent l’exacte physionomie des hommes du dix-huitième siècle avec leurs croyances et leurs sentiments les plus intimes, nous entrons dans un monde nouveau.
Prenons Manon Lescaut, Thémidore, ou le charmant récit qui vient d’être réédité et qui porte pour titre : Ma Vie de garçon.
Cette dernière œuvre surtout a un tel caractère de franchise, de sincérité, de bonne foi, qu’on en pourrait déduire, si on ne la connaissait déjà, toute la morale de ce temps.
C’est un conte grivois, même fort polisson, mais où transpire partout l’âme de l’époque.
Qu’on tombe là-dessus, après le Marquis de Villemer, et soudain tout l’échafaudage compliqué de la sentimentalité moderne s’écroule, tous les raffinements d’idéalisme disparaissent, et la bonne logique ancienne se redresse devant nous.
Et qu’on remonte plus haut, si l’on veut. Sont-ce les contemporains de Molière, ceux de Rabelais ou de Brantôme, qui auraient répondu, même dans le fond de leur cœur, à la maîtresse tombée en leurs bras le « parbleu ! » de M. Feuillet ?
27 juin 1882