Guy de Maupassant : Un empereur. Texte publié dans Le Figaro du 2 juillet 1890.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Un empereur

Ceux qui vivent avec des yeux ouverts, ceux pour qui le monde est un spectacle dont les accidents et les émotions n’atteignent que leur sensibilité spéciale de voyeurs, promènent dans l’existence une sorte de tourment de connaître, de regarder et de sentir qui s’attache souvent au passé avec autant de force qu’au temps présent.
Beaucoup même ne sont pas frappés par l’acuité vibrante de la vie contemporaine comme ils sont émus par certaines apparitions de l’Histoire, d’où découlent pour eux des idées générales, des rêves d’artistes ou philosophiques.
L’Aujourd’hui est trop près, trop connu, trop deviné, pas assez imprévu pour nous donner la bizarre sensation d’étrangeté et de grandeur qu’on rencontre par moments dans l’évocation de l’Autrefois.
J’avais emporté dans la cabine de mon bateau une douzaine de volumes à lire en rôdant le long des côtes, tous ceux sur lesquels on n’a pas eu le temps de jeter les yeux pendant l’agitation de l’hiver. Comment lire à Paris, et comment bien lire au milieu de tout ce qu’on fait, de tout ce qu’on voit, de tout ce qu’on subit, de tout ce qu’on supporte, de tout ce qu’on écoute, de tout ce qui nous occupe, nous fatigue, nous mange et nous abrutit ?
Je parcourus d’abord trois romans et il me sembla que je les connaissais depuis quinze ou vingt ans. Un peu de science me consola, car la science actuelle, depuis les grands novateurs modernes, a cela de particulier qu’elle est la prodigieuse évocatrice d’un monde nouveau. Elle change notre atmosphère, nos croyances, nos mœurs, notre histoire, la nature même de nos esprits ; elle modifie la race humaine. Un romancier ne devrait lire que de la science, car, s’il sait comprendre, il apercevra par elle comment on sera, comment on pensera, comment on sentira dans cent ans. Les études et les découvertes d’Herbert Spencer, de M. Pasteur et quelques autres préparent à toutes les observations mieux que la lecture des plus grands poètes, car elles jettent nos esprits vers des hypothèses d’une réalité précise et inattendue qui seront demain des croyances, remplacées plus tard par d’autres.
Puis je regardai deux ou trois volumes de recherches historiques que j’avais emportés, et mon attention tomba sur ce titre : « Un Empereur byzantin au dixième siècle : Nicéphore Phocas ».
Byzance ! S’il est dans l’histoire un nom de ville évocateur de visions féeriques et mystérieuses, c’est celui-là ! Et de la Byzance du dixième siècle, on ne sait rien ou presque rien.
Cité inconnue et magnifique, immense capitale d’un immense empire, sans cesse en guerre avec le musulman ou avec le chrétien du Nord, bien souvent victorieuse, pleine du bruit des triomphes, de fêtes inimaginables, d’un luxe fantastique, d’un déploiement de pompes dont les énumérations savantes font passer dans nos yeux d’invraisemblables images, raffinée, corrompue, barbare et dévote, elle semble dans le mystère qui l’entoure une ville étrange, où tous les instincts humains, toutes les grandeurs et toutes les ignominies, toutes les vertus et tous les vices fermentaient à la frontière de deux continents, à l’entrecroisement de deux civilisations, entre deux époques du monde, au milieu de la lutte furieuse du Croissant et de la Croix.
Il est vraiment surprenant qu’on puisse avec d’indéchiffrables écritures trouvées sur des pierres, sur des parchemins, sur des médailles, reconstituer la physionomie d’une époque comme l’a fait M. Gustave Schlumberger en nous racontant Nicéphore Phocas.
Ce livre extrêmement érudit est pourtant amusant pour tout le monde, pour quiconque sait voir et rêver en lisant, à la façon d’un conte des Mille et Une Nuits.

La guerre était alors le grand souci, la grande passion, le grand amusement, le grand passe-temps des hommes. Ce n’était pas notre guerre brutale et légale, mais une guerre artiste, colorée, pilleuse, massacreuse, monstrueusement mouvementée et belle. La nôtre disparaît dans le bruit et dans les fumées du canon. Celle d’alors éclate aux lueurs du feu grégeois, du « feu liquide » que les navires byzantins lançaient sur l’ennemi. L’auteur décrit d’une façon saisissante les effets et les ravages de cette matière explosive qui affolait les Sarrasins et dont le secret ne fut jamais connu. « Mystérieuse découverte apportée, dit-on, au septième siècle à Byzance par le Syrien Callinicus, mise au rang des plus précieux secrets d’État et demeurée la terreur des barbares aux corps nus d’Orient et d’Occident. »
À l’époque où commence le récit de M. Schlumberger, Byzance avait surtout à redouter les incursions et les pillages des Sarrasins de Crète.

« Chaque printemps, comme une monstrueuse machine de guerre, Crète vomissait ses flottes aux innombrables et légers bâtiments à voiles noires, d’une merveilleuse vitesse, qui s’en allaient partout, brûlant les cités, razziant les populations terrifiées, disparaissant avec les dépouilles et le peuple de toute une ville avant que les troupes impériales toujours surmenées eussent pu accourir. »

Le récit des massacres, des supplices infligés aux prisonniers, des inventions féroces des pirates vainqueurs est horrible, bizarre et curieux.
Byzance alors envoie contre Crète le plus célèbre et le plus heureux de ses soldats, Nicéphore Phocas dont le frère, Léon Phocas, est aussi un presque invincible général.
Je cueille deux détails dans la conquête de cette île pour montrer combien décorative était la guerre d’alors.
La flotte envahisseuse comptait trois mille trois cents navires de toutes dimensions, dont la proue portait des tours et des monstres de bronze qui lançaient le feu grégeois.
Quand cette multitude de bâtiments, après beaucoup de peine pour trouver la route, car aucun pilote grec ne se hasardait depuis longtemps dans ces terribles parages, apparut devant l’île de Crète, « l’ensemble des hauteurs dominant la plage était occupé par des masses sarrasines, piétons et cavaliers, dont les hurlements s’entendaient distinctement et dont les blancs vêtements et les armes polies étincelaient au soleil. »
Le débarquement semblait impossible devant cette formidable armée, aucun port n’existant sur cette plage. Alors on vit les plus gros dromons byzantins poussés à terre à force de rames ; et quand ils échouèrent sur le sable, l’avant s’ouvrit ; des ponts inclinés tombèrent sur le rivage et, du ventre de ces monstres flottants, les cuirassiers à cheval s’élancèrent au galop, bondirent sur la plage et chargèrent les musulmans épouvantés de ce spectacle extraordinaire.
Combien semble mesquine à côté de cela l’invention du cheval de Troie, qu’Homère fit éternelle et si grande par ses vers !
Le siège dura longtemps, et la ville semblait imprenable, défendue par d’énormes fossés, de hautes et puissantes murailles que rien ne pouvait ébranler ou disjoindre. Après des mois d’une lutte acharnée et de combats épouvantables, Nicéphore Phocas réussit à faire une brèche au moyen d’un procédé ingénieux souvent employé par les ingénieurs d’alors. Des mineurs, avec une patience et un art admirables, sapèrent un coin du rempart, en le soutenant en même temps avec d’énormes charpentes, des solives et des arcs-boutants en bois très sec. Puis toute cette boiserie souterraine fut enduite de matières grasses, d’huiles et d’essences. On y mit ensuite le feu, et en quelques instants elle fut consumée. Alors tout un pan de mur et deux tours s’écroulèrent en comblant le fossé.
La ville fut prise, pillée, et le massacre alla de quartier en quartier, de maison en maison, ne laissant derrière lui que des cadavres d’hommes suppliciés, de femmes violées et d’enfants.

*

Après de nombreux triomphes, Nicéphore devint empereur, et M. Schlumberger nous fait de cet étrange soldat un surprenant portrait. D’une vigueur et d’une force extraordinaires, mais laid, lourd, presque difforme, soldat avant tout, brutal, dur pour lui-même, capable de toutes les fatigues, de toutes les audaces, il était de caractère taciturne, renfermé, plutôt sombre, mais très passionné. Malgré son énergie physique qui faisait de lui un véritable hercule, un des traits le plus dominant de sa nature fut l’austérité de sa vie et la chasteté de ses mœurs. Il avait fait vœu de ne plus connaître aucune femme depuis la mort de la sienne et il avait pour grand ami saint Athanase dont il fit la connaissance en des circonstances très curieuses, et dont il demeura toujours l’admirateur et le disciple fervent et fanatique.
Mais voici le roman, l’éternel roman. C’est l’inévitable dompteuse des victorieux, la Reine des pays puissants, la femme qui apparaît, et d’un sourire bouleverse l’histoire, asservit les invincibles et déchaîne les catastrophes :
Romain, le précédent empereur avait laissé deux enfants et une veuve, la belle Théophano, fille, croit-on, d’un cabaretier de Laconie. Délicieusement jolie et séduisante, perverse et dépravée, elle avait conquis le cœur et la couche du souverain par sa grâce et sa séduction, sans qu’on sache bien en quelles circonstances ni par quelles adresses elle y parvint.
Elle agit et réussit de même avec l’austère soldat qui succédait au voluptueux Romain. Nicéphore, aussitôt maître de Byzance et de cet immense empire, fit sortir Théophano du palais sacré et la relégua au château de Pétrim, où elle fut consignée.
Mais il l’aimait déjà sans doute et « un mois et quatre jours après son entrée triomphale dans la ville gardée de Dieu, Nicéphore, qui jusque-là avait vécu au palais comme un cénobite dans un pieux et solitaire recueillement, jugeant sa situation suffisamment affermie, incapable peut-être de maîtriser davantage la violence de son amour, jeta brusquement le masque, fixant au 20 septembre son mariage avec Théophano. Ce dut être pour le rude soldat un grand jour, le plus beau de son existence déjà si remplie. Du même coup, il obtenait l’empire d’une moitié du monde et la main de sa souveraine ».

*

Et voilà où apparaît toute l’attraction de ce livre inédit, c’est l’histoire d’un triomphateur à moitié barbare, d’une sorte de brute géniale, sainte et dépravée. On y trouve, on y comprend toutes les joies de ces grands vainqueurs à qui rien sur la terre ne fut refusé au milieu d’une civilisation brutale et raffinée, magnifique et corrompue.
Tout ce qui suivit ce mariage est d’un intérêt extrême, et la lutte imprévue du patriarche Polyeucte, interdisant à l’Empereur tout-puissant de franchir la très sainte porte médiane de l’Iconostase parce qu’il avait commis un crime canonique en contractant de secondes noces, est pleine de révélations particulièrement curieuses sur les doctrines religieuses d’alors. Ce Polyeucte apparaît comme un vrai prélat du Moyen Âge, intraitable et brave, ne craignant rien et armé d’une piété et d’une foi de casuiste inexprimablement surprenantes. Il est enfin vaincu parce que tous les évêques de l’empire sont venus à Byzance pour le couronnement et pour demander des grâces.
D’innombrables détails sont amusants et curieux, en particulier tout ce qui concerne la si bizarre ambassade de l’évêque de Crémone Luitprand, envoyé près de Nicéphore par Othon Ier dit le Grand, empereur d’Allemagne. Puis la fin du volume est saisissante. On dirait un dénouement de Dumas père. L’Impératrice, maltraitée et exaspérée par Nicéphore, conspire contre lui avec son amant Jean Tzimiscès, le plus brillant capitaine de l’armée byzantine, mis en disgrâce par le souverain. Et c’est un sombre assassinat de drame, un palais envahi la nuit, escaladé dans une tempête par les conjurés, cachés ensuite dans le gynécée impérial. Quand l’heure du meurtre est arrivée, ils ne trouvent pas l’Empereur dans son lit. Ils se croient dénoncés, perdus. On le découvre enfin. Inquiet, prévenu sans cesse des dangers qui le menacent, de plus en plus détaché d’un monde d’imposture et d’abjection, le rude maître de Byzance, après avoir longtemps prié, s’était couché sur une peau de tigre étendue au-dessous des images du Christ, de la Théotokos et du Précurseur, enveloppé simplement dans le vieux manteau du saint moine Michel Maleïnos.
Pour la première fois de sa vie, il dormait sans avoir ses armes à ses côtés.
Le récit du crime est terrible. L’ayant découvert, les conjures se jettent ensemble sur lui et le frappent à grands coups de pied. Il se soulève, veut se défendre. Léon Balantès lui ouvre la tête qu’il avait nue, car son bonnet était tombé. L’arme trancha la face, coupant profondément le front, le sourcil et la paupière sans cependant fendre le crâne. Jean Tzimiscès regarde, assis sur le lit, et injurie furieusement le souverain lié avec des cordes, qui roule sur le sol, ne pouvant plus rester debout. Le Basileus ne répond pas. Il appelle Dieu et la Théotokos à son aide. Tous, en l’insultant, lui arrachent la barbe et lui fracassent la mâchoire. On lui brise les dents à coups de pommeau d’épée. Et après l’avoir lardé de la tête aux talons, comme le palais s’éveille, un conjuré le transperce enfin de part en part.
C’est ainsi que mourut cet homme étrange et grand ; et c’est là que finit le livre si curieux, attrayant comme un conte d’Orient, qui nous révèle une Byzance inconnue.
2 juillet 1890