Guy de Maupassant : Étretat. Texte publié dans Le Gaulois du 20 août 1880, sous la signature de Chaudrons du Diable.
Mis en ligne le 30 avril 2000.

Étretat

Quand, sur une plage pleine de soleil, la vague rapide roule les fins galets, un bruit charmant, sec comme le déchirement d’une toile, joyeux comme un rire et cadencé, court par toute la longueur de la rive, voltige au bord de l’écume, semble danser, s’arrête une seconde, puis recommence avec chaque retour du flot. Ce petit nom d’Étretat, nerveux et sautillant, sonore et gai, ne semble-t-il pas né de ce bruit de galets roulés par les vagues ?
La plage, dont la beauté célèbre a été si souvent illustrée par les peintres, semble un décor de féerie avec ses deux merveilleuses déchirures de falaise qu’on nomme les Portes. Elle s’étend en amphithéâtre régulier dont le Casino occupe le centre ; et le village, une poignée de maisons plantées dans tous les sens, tournant leurs faces de tous les côtés, maniérées, irrégulières et drôles, paraît jeté du ciel par la main de quelque semeur et avoir pris racine au hasard de la chute. Poussé aux bords des flots, il ferme l’extrémité d’une adorable vallée aux lointains ondoyants et dont les collines, de chaque côté, sont criblées de chalets disparaissant sous les arbres de leurs jardins.
Aux environs, de petits vallons sans nombre, des ravins sauvages pleins de bruyères et d’ajoncs s’étendent dans tous les sens ; et souvent, au détour d’un sentier, on aperçoit là-bas, dans une échancrure profonde, la vaste mer bleue, éclatante de lumière, avec une voile blanche à l’horizon.
On marche dans la senteur des côtes marines, fouetté par l’air léger du large, l’esprit perdu, le corps heureux de toutes ces sensations fraîches, quand des rires vous font tourner la tête ; et des femmes élégantes, à la taille mince, au grand chapeau de paille tombant sur les yeux, semant dans la brise saine leurs parfums troublants de Parisiennes, passent, joyeuses, à vos côtés.
N’allez point croire toutefois, ô jeunes gens frivoles qui, poursuivant Vénus jusqu’à son flot natal, ne recherchez dans les stations balnéaires qu’aventures galantes et liaisons éphémères, qu’Étretat soit pour vous un Eldorado.
Sans doute l’amour tient, comme partout, une large place sur le rivage coquet d’Étretat ; et, si le docteur de Miramont, l’aimable médecin des bains, garde sur sa figure malicieuse un sourire que rien n’efface, cela tient, assure-t-on, aux confidences que lui font certaines de ses belles clientes.
Mais le scandale est à peu près inconnu sur les rivages que découvrit Alphonse Karr, et, s’il arrive qu’un lovelace havrais ou fécampois trouve, par grande fortune, le placement de ses séductions semi-rurales, le pays tout entier s’en émeut et les conversations en sont défrayées pour la saison.
Étretat est un terrain mixte où l’artiste et le bourgeois, ces ennemis séculaires, se rencontrent et s’unissent contre l’invasion de la basse gomme et du monde fractionné.
Offenbach, Faure, Lourdel, les peintres Landelle, Merle, Fuhel, Olivié, Lepoitevin, etc., etc., y possèdent de charmantes villas où leurs familles et quelquefois eux-mêmes s’installent à la première feuille nouvelle, pour ne s’en aller qu’à la première gelée.

*

La vie s’y écoule doucement, sans émotions vives et sans incidents dramatiques.
Les propriétaires descendent à la mer invariablement tous les matins (le ciel le permettant), vers dix heures.
Les hommes vont au Casino, lisent les journaux, jouent au billard ou fument sur la terrasse. Les femmes préfèrent la plage, dure, caillouteuse, mais par cela même toujours sèche et propre, et travaillent à l’abri d’une tente de toile, ou le plus souvent enfouies dans ces horribles paniers qui rappellent, en fort laid, les antiques tonneaux des ravaudeuses.
Autour des dames et à leurs pieds, les hommes que n’absorbe pas le Casino s’assoient ou se couchent sur le galet, lorsque leur âge le leur permet, et les conversations s’engagent et se poursuivent jusqu’à onze heures et demie.
Entre les groupes, quelques personnages plus mûrs, qui craindraient d’accuser leur âge en s’affaissant sur une chaise, se tiennent debout, jetant sur de plus souples un regard chargé d’envie et n’osant s’aventurer sur le galet roulant. Le tout aimable Paccini, vif comme un écureuil, entreprenant tout comme s’il souhaitait des conquêtes, sourit, salue, complimente, admire, à droite, à gauche, au nord, au midi, sans préférence et sans choix.
Chacun le croit son ami le plus cher, et chaque femme entretient tout au fond de son cœur un petit sentiment d’affectueuse compassion pour cet amoureux respectueux et discret qui l’a distinguée... au même titre que toutes les autres.
Et cependant Paccini n’est point banal. Il sait, autant que le comporte sa nature bienveillante, haïr ses ennemis ; il a, comme les mortels moins doués, des sympathies et des antipathies. Tout d’abord, et pour ne point se tromper, il improvise un quatrain flatteur à l’intention de chaque baigneur et de chaque baigneuse ; ces quatrains-là sont copiés à profusion, répandus dans les châteaux, les chaumières et les cabines, publiés, si besoin est, par le tambour de la localité.
Puis il fait un triage, classe à part ceux qu’il n’aime point et leur dédie de nouveaux quatrains, ceux-là perfides et malfaisants, et qui ne sont lus qu’en petit comité.
Au fond, il préfère tout le monde ; mais il n’aime que son excellente et digne femme.
Mme M... qui a eu la triste fortune de lui inspirer un quatrain seconde manière, est l’une des physionomies de cette aimable plage.
Grande, brune à l’excès, le nez busqué, fuyant par une chute rapide sous un binocle impérieux, Mme M... a certains amis dévoués que lui vaut son cœur excellent, et bon nombre d’ennemis qu’elle doit à son esprit caustique.
Jadis reine municipale de ce petit bourg, elle dominait dans le conseil et à la mairie ; améliorant, réformant, modifiant, transformant, luttant héroïquement contre la routine, tandis que son mari, architecte de grand mérite et homme d’esprit par surcroît, traçait le plan d’un Étretat nouveau, fait de marbre et de porphyre.
Hélas nous vivons en des temps où les gouvernements les mieux intentionnés succombent sous l’ingratitude de leurs administrés. M. M... n’est plus maire ; Mme M... conserve dans sa retraite cette austère majesté qui n’appartient qu’aux souveraines déchues.
Elle n’aime point les femmes et ne s’en cache guère. Républicaine, cela va sans dire, elle fréquentait l’Olympe du faubourg Saint-Honoré et s’y trouvait comme chez elle.
Mme Grévy n’avait pas de secret pour Mme M..., et ses conseils étaient fort écoutés.
Toutefois elle paraît dégoûtée de la politique et ne parle de l’Élysée qu’avec une extrême réserve.
Son chalet, que presse amoureusement la maison de Faure, est de bonne construction, à la fois élégante et solide, mais de style inconnu. Une ombre de gothique, une terrasse à l’italienne, une charpente suisse, le tout est d’un joli effet, et commode, contrairement à l’usage.
La maison Faure, la maison Desfossés — d’aimables Parisiens devenus riches par la grâce du Petit Journal et de l’intelligence — ont, si je ne me trompe, même origine, et par conséquent, un air de famille très prononcé. Toutes trois sont sur la plage, à la porte même du Casino.
Les propriétaires qui habitent la côte de Fécamp sont relativement assez loin de la mer ; aussi, pour la plupart, ils s’y rendent ou tout au moins en reviennent en voiture.
Offenbach est le premier occupant : villa superbe, le plus grand et le plus beau salon d’Étretat. Petit salon peint par Benedict-Masson, cabinet de travail boisé jusqu’au plafond, grande cheminée en chêne sculpté, sur laquelle se détachent en plein bois un violon, une flûte et un cahier de musique tout grand ouvert ; un motif d’Orphée aux Enfers et la Chanson de Fortunio, burinés au poinçon.
Un peu plus loin, sur la côte, l’imposant castel du prince Lubomirski ; plus haut, presque sur la crête de la falaise, une tour crénelée, ruine moderne, édifiée par Dollingen, un courtier d’annonces, qui fut homme de lettres à ses heures.
Dollingen était fier de son castel ; il avait hissé sur sa plate-forme un canon que l’on tirait lorsque le maître arrivait de Paris ; au canon il ajouta bientôt une bannière féodale, puis une potence à laquelle il attacha un squelette humain. Du coup, l’autorité locale intervint et un arrêté motivé de M. le maire supprima potence, bannière et canon.
Dollingen ne s’en put consoler. Il vendit son château-fort moyennant une rente viagère de vingt-cinq francs par jour, et mourut trois mois après.

*

À quatre heures de l’après-midi, on redescend à la plage. Même tableau que le matin.
À six heures et demie, on rentre pour dîner, et, le soir, si l’air est pur, le temps clair, on va rêver une heure ou deux au Casino ou sur le galet.
Outre les propriétaires, il y a une population flottante assez considérable à Étretat. Cette population se répartit entre les trois principaux hôtels du pays : l’hôtel Blanquet, l’hôtel Hauville et l’hôtel des Bains.
L’hôtel Blanquet est le mieux situé et par conséquent le plus fréquenté.
De son vivant, le père Blanquet était l’ami de ses clients. Alphonse Karr le tenait en estime particulière, et lui avait donné son portrait avec une affectueuse dédicace. Lepoitevin lui avait brossé son enseigne, qui représentait la plage avec les baigneurs et les caloges échoués, grands bateaux de pêche hors de service.
La maison est aujourd’hui dirigée par Mme Blanquet, qui a soigneusement retiré de la façade, où elle s’écaillait, l’enseigne de Lepoitevin, et l’a remplacée par une copie, d’ailleurs fort exacte, et que les habitués admirent de confiance.
La vie d’hôtel est, à Étretat, ce qu’elle est partout. On déjeune et dîne aux mêmes heures et la table d’hôte est conforme au modèle banal.
Une scène quasi-tragique a cependant troublé le calme habituel de la maison Blanquet au début de la saison, et je ne résiste pas au désir de vous la conter.
Il y a quelques mois, une isolée, jeune, jolie, mise excentrique et accent étranger, descendit à l’hôtel et demanda une chambre sur la mer.
Mme Blanquet flairait une aventure et s’apprêtait à lui refuser l’hospitalité, lorsque l’étrangère annonça la prochaine arrivée de son mari.
On s’inclina.
Cependant les jours s’écoulaient et le mari n’arrivait pas. Mme Blanquet, de plus en plus soupçonneuse, signifia à sa locataire qu’elle eût à changer de domicile, ajoutant qu’elle avait loué sa chambre à un client.
L’étrangère réclame, proteste, s’emporte ; mais la sévère Mme Blanquet se montre inflexible, et il fallut changer de logis.
Cette nuit-là, précisément, le mari si souvent annoncé arrivait enfin. Il demande la chambre n° 4 (celle que sa femme habitait la veille encore) ; on la lui désigne. Il aperçoit une paire de bottes ; frappe violemment à la porte ; le nouveau locataire se réveille, ouvre tout endormi, et reçoit une maîtresse paire de gifles, bientôt suivie d’une volée de coups de canne.
Grande rumeur ; tout l’hôtel se réveille ; on se précipite sur le forcené, qui s’obstinait à vouloir tuer l’inconnu rencontré dans la chambre de sa femme.
Bref, on s’explique ; le mari jaloux se confond en excuses un peu tardives, et le monsieur se recouche sans avoir bien compris le sens, le motif et la raison déterminante de la tripotée qu’il venait de recevoir.
Avant de raconter les anecdotes qui courent, terminons en peu de mots la galerie des célébrités. On rencontre chaque jour sur la terrasse MM. Lehmann, Paccini, Vizentini, Aaron, Nozal (un jeune peintre en train de devenir un grand peintre), Vrignault, Brizard (un homme aimable surnommé l’ami des artistes), et un autre homme, également aimable, M. Mathis, surnommé l’ami des... actrices.
Mlle Dica-Petit promenait la semaine dernière sa royale beauté sur les galets de la plage.
Enfin, pour la joie des spectateurs, un groupe d’anciens beaux, à la moustache teinte, piliers du skating et des Folies-Bergère, rôdent autour de vertus faciles, avec leurs figures grimaçantes de vieux polichinelles obscènes.
La jeunesse gaie est dignement représentée par une bande de joyeux garçons, presque tous artistes. Les peintres Georges Merle, Larcher, Lepoitevin et leur ami, fils de peintre aussi, Armand Ytasse, tirent de bruyants feux d’artifice et promènent à travers le pays des retraites aux flambeaux qui font apparaître aux fenêtres des têtes indigènes en bonnet de coton.
Passons maintenant aux anecdotes.
Un homme, illustre depuis peu, un de ceux qu’autrefois on qualifiait d’« Excellence », M. Constans, « puisqu’il faut l’appeler par son nom », a honoré le pays d’une courte visite.
Or, voici ce qu’on raconte. Est-ce vrai ? Mme Constans (qui a laissé d’ailleurs les meilleurs souvenirs ici) s’en fut au Havre chercher son puissant époux. Il faisait fort chaud ce jour-là, et, lorsqu’ils firent dans Étretat leur entrée, que M. le ministre s’imaginait devoir être triomphale, beaucoup de messieurs, exténués par la chaleur, marchaient péniblement, leurs coiffures à la main.
« Des têtes nues ! s’écrie M. Constans ; c’est pour moi, cela. » Et il salue à droite, il salue à gauche, il s’incline, il sourit, se casse les reins, envoie des baisers avec les doigts à la population stupéfaite.
Le soir, il entre au Casino, attendant une ovation. — Rien ! — on a l’air de ne plus le connaître. Il se dit : « C’est une cabale ! » et cherche le Ribourt de l’endroit. Pas le moindre Ribourt visible. Il rentre furieux et se couche, après avoir télégraphié à M. Andrieux de lui envoyer ses meilleurs limiers. Vinrent-ils ? On l’ignore, bien entendu. Toujours est-il que notre dirigeant partit deux jours plus tard, et c’est alors seulement que les habitants du pays apprirent sa présence parmi eux.
Autre racontar. Toujours S. G. D. G.
Mme Constans a des bonnes — qui n’en a pas ? Mais, pénétrée de sentiments démocratiques, Mme Constans ne veut pas s’amuser toute seule pendant que ses bonnes lavent la vaisselle. Donc elle leur dit, un soir de spectacle au Casino : « Mes chères subordonnées, vous allez vous mettre sur votre trente-un, et je vous paye, oui je vous paye la représentation. »
On lâche l’argenterie à moitié faite, et on se frotte les mains au lieu d’essuyer les assiettes ; puis on part, comme un régiment, « colonel », c’est-à-dire « maîtresse » en tête. On entre, on s’installe. Mais un surveillant de la salle, voyant les demoiselles de l’antichambre porter des manteaux sur leurs bras, s’approche sournoisement, leur demande leur profession, et, l’ayant apprise, exhibe le règlement. Il est formel, ce règlement tyrannique, dernier débris des monarchies passées : « Les domestiques, sous aucun prétexte, ne peuvent entrer dans la salle. » — Et on expulse les pauvres filles comme de simples Jésuites.
Une nouvelle pour finir :
La vieille église d’Étretat, un bijou roman, possède un orgue essoufflé, languissant, dur de touches et quasi aphone.
La colonie artistique d’Étretat a décidé de le remplacer au moyen d’une souscription. Faure, le grand chanteur, s’est mis à la tête du mouvement et l’on annonce pour le dimanche 21 un concert spirituel dans l’église même.
Faure chantera, et aussi Mlle de Miramont, une artiste de beaucoup de mérite, et qui devrait bien se décider à entrer hardiment au théâtre.
Le fils d’Offenbach, Auguste Offenbach, un jeune virtuose qui pourrait bien devenir un maestro malgré père et mère, fera entendre les derniers soupirs de l’orgue ancien, au profit de l’orgue nouveau.
Les places coûtent 20 et 30 francs.
Il est déjà presque impossible de s’en procurer.
Sur quoi je signe :
Chaudrons du Diable
20 août 1880