Guy de Maupassant : L’exil. Texte publié dans Le Gaulois du 8 février 1883.
Mis en ligne le 27 mai 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

L’exil

L’exil est assurément la plus terrible des peines dont on peut frapper certains hommes. En dehors de ce sentiment idéal qu’on appelle « l’amour de la Patrie », il existe une singulière tendresse, une tendresse instinctive et presque sensuelle, pour le pays où nous sommes nés, qui nous a nourris de son air, de ses plantes et de ses fruits, de la chair de ses bêtes, du jus de ses vignes et de l’eau de ses sources.
Notre corps est fait de sa substance ; nos organes sont accoutumés à sa température et à ses formes ; notre peau a le ton et la résistance que donne son soleil et qu’exige son climat. Nous sommes les fils de la terre plus encore que les fils de nos mères. L’homme n’est plus le même à vingt lieues de distance, parce que chaque parcelle de pays le fait et le veut différent.
Exiler, c’est arracher l’être de son sol, rompre les racines de ses habitudes et de sa vie, pour les porter sur une terre où il ne s’acclimatera peut-être jamais. C’est ajouter une souffrance physique, incessante et cruelle, à la souffrance morale, non moins douloureuse.
L’exil est le moyen dont se servent le plus souvent les gouvernements pour se débarrasser des gens qu’ils craignent ; mais le contrecoup fait que, bien souvent aussi, ceux-ci finissent par jeter par terre le pouvoir qui les a bannis.
L’histoire est pleine d’exemples consolants qui devraient être un enseignement pour ceux qui règnent.
Un homme emprisonné injustement peut oublier ; un banni ne pardonne jamais. Les plus terribles adversaires de l’Empire furent ceux qu’il avait chassés de France. Il en est aujourd’hui qui siègent à la Chambre : qu’on leur demande si leur colère est éteinte.

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Il semblerait, si la logique gouvernait les esprits, que l’exil dût être le plus détestable des moyens pour rendre inoffensifs ceux qu’on redoute : vu qu’il les fait dangereux et actifs, de tranquilles qu’ils étaient.
Il leur rend leur liberté d’action, les soustrait à la surveillance, les affranchit de tout scrupule, de toute contrainte morale, les dégage même des intérêts qu’ils pouvaient avoir à ménager.
Prenons un exemple et admettons que Mgr le duc d’Aumale ait pu songer un instant à s’emparer du pouvoir.
Il aurait assurément balancé le pour et le contre, se disant :
— Je vais risquer une grosse aventure. Quel bénéfice en tirerai-je, si je réussis ? Je ne suis plus jeune. Je n’ai pas d’enfants. Il faudra donc laisser ma succession à un neveu. En outre, je puis être détrôné du jour au lendemain, en ce pays qu’une révolution secoue tous les dix ans ; il est même bien invraisemblable, dans l’état actuel des esprits, que je me maintienne, de toute façon, plus de dix ans.
Il faudra habiter l’Élysée, ce qui ne vaut pas les Tuileries. Je ne dormirai jamais tranquille.
Si j’échoue, je serai peut-être exécuté ; mais assurément banni.
Or, je suis colossalement riche. J’ai des palais que des rois ne possèdent point. Je suis prince, entouré, respecté. Chantilly est plus magnifique que n’était Compiègne. Je puis recevoir en frère tous les souverains du monde qui traverseraient ma patrie. Mon ambition n’est pas démesurée, mes goûts ne sont pas excessifs ; et, si mon pays courait un danger, je le pourrais défendre, étant un de ses premiers chefs militaires.
Ne serais-je pas bien fou d’abandonner le certain pour l’inconnu, de jouer la tranquillité de ma vieillesse, de risquer tout ce que je possède pour conquérir un pouvoir qui me donnerait bien peu en plus ? Restons ce que nous sommes.
Mais si le gouvernement bannit le duc d’Aumale, lui fait perdre sa fortune, ses propriétés, son luxe, toute l’opulence et tout le bonheur de sa vie, ce prince, dès lors, n’a plus rien à ménager ; il ne pourrait que gagner à tenter un coup d’État, à renverser le pouvoir qui l’a chassé.
Les prétendants opulents et heureux ne sont guère à craindre : seuls les prétendants faméliques sont redoutables.

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J’ai vu des exilés.
Je suivais depuis six jours, à pied, sur les côtes de la Corse, la grande route qui, partant d’Ajaccio, contourne la mer en montant vers le nord. La montagne inculte et riche était plantée de châtaigniers, d’oliviers, d’orangers et de maquis. En traversant les villages, je rencontrais des tas de paysans inactifs, assis à l’ombre, sur des bancs de granit, vêtus de vestes sombres et coiffés de chapeaux noirs à larges bords, des hommes petits et bruns, rappelant un peu les Bretons. Les femmes, graves, ressemblaient assez aux villageoises d’Alsace.
Or, un soir, comme j’approchais de Calvi, j’aperçus de loin deux grands fantômes blancs, debout sur un petit promontoire en face de la mer.
Le soleil s’abaissait à l’horizon, prêt à plonger dans les flots ; et les deux êtres immobiles semblaient contempler l’astre couchant. J’approchai à grands pas, prenant ces hommes pour des moines en extase devant cette fin superbe du jour.
Tout à coup, comme le globe éclatant touchait à l’eau, ils levèrent les bras dans un mouvement grave et magnifique, puis ils les abaissèrent, courbant la tête, courbant l’échine, comme pour saluer le soleil ; et, brusquement, ils se prosternèrent, le front par terre, la poitrine par terre, les jambes repliées sous eux.
Et quand je passai tout près je reconnus des Arabes ; c’étaient deux chefs de grande tente, prisonniers pour avoir défendu leur patrie contre les Français envahisseurs.
Quand ils se furent relevés, ils regagnèrent à pas lents la forteresse qui les attendait ; ils regardaient toujours la mer.
Là-bas, derrière l’horizon, c’était l’Afrique ! Ils avaient des visages noirs et creusés, de vraies têtes d’oiseaux de proie, une allure majestueuse et résignée.
Je pensais aux lions du Jardin des Plantes, aux vautours en cage, à tous ceux, hommes ou bêtes, que jette loin du sol natal l’odieuse volonté du plus puissant.

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Voulez-vous voir des exilés ?
Allez chaque dimanche sur les fortifications de Paris et regardez les petits troupiers qui marchent deux par deux, en parlant du pays. Ils causent de la ferme, des voisins, des amis, des parents. Ils soupirent et parfois pleurent, ces hommes en culotte rouge dont un sabre bat la cuisse. Ils regardent au loin, avec des yeux mouillés, et se rappellent des soirs semblables, quand ils allaient aux nids, quand ils allaient aux noisettes.
On sourit en les voyant passer avec leur air gauche, épluchant une baguette. Trois mois plus tard, un d’eux sera peut-être couché dans un lit d’hôpital, frappé de ce mal étrange qu’on appelle le « mal du pays ». Et si on ne le renvoie point au triste village dont le souvenir le hante, il mourra aussi sûrement que si une balle l’avait frappé au cœur, car ce mal est inguérissable.
8 février 1883