Guy de Maupassant : La femme de lettres. Texte publié dans Le Figaro du 3 juillet 1884.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

La femme de lettres

Un éminent philosophe anglais, M. Herbert Spencer, a écrit dans son livre L’Introduction à la science sociale que la femme artiste est un monstre dans ta nature ; et, comparant les facultés et les fonctions de l’homme et de la femme, il conclut que la production cérébrale chez la femme, être destiné à la production de l’espèce, est aussi anormale que la faculté d’allaiter les enfants chez l’homme. On a pourtant rencontré quelquefois ces deux phénomènes : l’homme nourrice et la femme artiste ; mais il ne faut pas admettre ces rares exceptions comme des règles.
M. Herbert Spencer examine et analyse ensuite les causes de l’impuissance générale et définitive du sexe à qui nous devons George Sand, en matière d’art.
Un autre philosophe, un Allemand, Schopenhauer, développant la même thèse avec une conviction passionnée, prend comme exemple de cette impuissance absolue deux arts où les femmes s’exercent autant que nous, sinon davantage, la peinture et la musique. Il n’a pourtant jamais existé un grand peintre ni un très grand musicien parmi les femmes, malgré leurs efforts, leur instruction et l’acharnement des concierges parisiens à envoyer leurs filles au Conservatoire.
Schopenhauer donne également les raisons de cet insuccès constant.
Pourtant il a existé et il existe des femmes écrivains qui ont eu ou qui ont du talent, beaucoup de talent. J’ai cité George Sand. D’où vient cette contradiction de la nature et cette bizarrerie fonctionnelle ?
De ceci : qu’on peut être un homme ou une femme de lettres, qu’on peut être même un grand écrivain sans être un artiste, tandis que les grands musiciens et les grands peintres (je ne parle point de l’armée des médiocres) sont fatalement et essentiellement des artistes.
La distinction est subtile. Essayons pourtant de la noter.

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Pour être un artiste, il ne suffit pas à un écrivain de penser avec puissance, de penser même avec génie, et d’exprimer sa pensée clairement et fortement.
Cela suffit pourtant pour être un grand homme.
L’artiste cherche à mettre dans son œuvre autre chose que de la pensée ; il veut y mettre cette chose mystérieuse et inexplicable qui est l’Art littéraire. Qu’est-ce que cela qu’ignorent tant de romanciers ? Comment l’expliquer au juste ?
L’artiste ne cherche pas seulement à bien dire ce qu’il veut dire, mais il veut donner à certains lecteurs une sensation et une émotion particulières, une jouissance d’art, au moyen d’un accord secret et superbe de l’idée avec les mots.
Une chose très claire et très bien exprimée d’une façon peut cependant, en modifiant un peu la phrase qui la dit, en changeant seulement la place d’un mot, produire immédiatement un effet saisissant de beauté, de vie, s’animer, s’éclairer, devenir visible, émouvante, admirable.
L’artiste, que ce soit pressentiment ou science acquise, instinct ou raisonnement, poursuit sans cesse cette beauté, cette force plastique des mots qui deviennent vibrants, vivants dans sa phrase. Il sait que, derrière ce qu’il veut dire, il peut dire autre chose encore, qu’il peut donner à certains lecteurs une émotion exquise, remuer leur âme, éveiller leur esprit, leur ouvrir des horizons rien que par des intentions obscures, cachées dans le style. Il met la délicate musique de l’expression sur la chanson de la pensée. Il sait qu’il suffit de poser un adjectif ici ou là, pour ajouter à l’idée même une puissance irrésistible, pour la revêtir d’une beauté presque physique ; il sait qu’en modifiant un rien l’ordonnance seule de sa phrase, il peut en changer toute la signification secrète. Il sait qu’avec des mots on peut rendre visibles les choses comme avec des couleurs ; il sait qu’ils ont des tons, des lumières, des ombres, des notes, des mouvements, des odeurs ; que, destinés à raconter tout ce qui est, ils sont tout, musique, peinture, pensée, en même temps qu’ils peuvent tout ; que lourds, et flasques, simples syllabes douées d’un sens, sous les doigts des lourdauds de lettres, ils deviennent sous la plume d’un artiste des êtres vivants, spirituels et beaux. Alors, voulant donner à ce qu’il dit une valeur complexe participant de tous les arts, l’écrivain jette des sous-entendus dans leurs sonorités combinées, indique des nuances dans leur disposition, glisse des insinuations dans leurs accords, met des intentions dans les virgules.
Faut-il un exempte ? Thiers fut un historien clair, précis, méthodique et nullement artiste. On le comprend bien, on estime son talent.
Mais ouvrons Michelet, et nous voyons immédiatement les personnages d’autrefois vivants, comme s’ils apparaissaient devant nous, avec leur figure, leurs gestes, toute leur allure, évoqués par un seul mot, dressés debout dans l’histoire d’une façon définitive.
Sitôt qu’il touche à une époque, ce grand résurrecteur du passé, il la fait apparaître tout entière, rien que par quelques adjectifs. Par la vigueur du mot choisi, par la précision du verbe, par la justesse de l’épithète, par la contexture savante et bizarre de sa phrase, il réveille en quelques lignes tout un peuple disparu.
Celui-là, c’était un grand artiste. Cela, c’est l’art.
Pourtant, beaucoup d’hommes ont été de grands historiens sans être des artistes à la façon de Michelet. Beaucoup de romanciers ne sont point des artistes puisque Balzac, le plus grand de tous, n’en fut pas un, puisque Stendhal n’en fut pas un.
La poursuite de cette beauté est autre que la recherche de l’intérêt ou que la préoccupation de la vérité.
Les femmes ont de l’imagination, de l’invention, du charme, du pathétique et du dramatique, mais elles n’ont jamais eu, elles n’auront jamais le sens divin de l’art. Et voilà pourquoi il n’y a jamais eu et il n’y aura jamais de femmes poètes. Car les poètes, comme les musiciens et comme les peintres, doivent être avant tout des artistes. Sans cela ils ne sont rien. Qu’on lise de Victor Hugo Booz endormi, de Leconte de Lisle Les Éléphants, pour comprendre ce dont est incapable l’esprit des femmes.

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Ce qu’il y a de très remarquable chez les femmes intelligentes, c’est un sens de la vie bien supérieur en général à celui des hommes ; c’est pour cela qu’elles deviennent souvent d’admirables politiciennes. Douées d’une ruse native surprenante, d’un flair presque infaillible, d’une souplesse et d’une pénétration excessives, elles ont une manière de voir les choses et de se prêter aux événements, en rêveuses désillusionnées, qui nous étonne bien souvent.
George Sand, dont on publie en ce moment la correspondance, se montre à nous tout entière dans ses lettres, avec son grand esprit, sa large philosophie, un délicieux bon sens, une complète indépendance, et en même temps quelques-uns des défauts féminins. Ce qu’on remarque d’abord, c’est qu’elle n’a jamais même songé à être un artiste.
Elle parle de son métier en personne pratique avec la pensée constante de l’argent gagné, honnêtement gagné. Elle ne prononce jamais le mot Art, sauf dans une lettre à Flaubert, à la façon d’un écho. Jamais elle ne semble avoir senti le frisson sacré, l’émotion délicieuse, l’ivresse divine de la création artiste. Jamais la seule griserie de l’œuvre ne met du feu dans ses veines et de la folie dans sa tête. Elle confesse elle-même qu’elle savate ses romans, tant elle produit facilement, sans préoccupation de tout ce travail voilé, de tout ce travail d’intentions, qui rendait si compliquée la besogne de Flaubert.
Elle a même écrit : « J’ai au moins le bonheur d’être tout à fait étrangère à la littérature et de la traiter comme un gagne-pain. »
C’est donc la nécessité seule qui l’a faite femme de lettres, et non chez elle l’éclosion normale du talent qui germe et grandit, malgré tous les obstacles, quand sa graine mystérieuse a été jetée dans un être.
Mais aussi a-t-elle eu la faculté de ne jamais devenir un homme de lettres. Et voilà pourquoi elle nous apparaît si grande, charmante, sincère et bonne.
Si, en général, la femme artiste est un monstre dans la nature, l’homme de lettres en est un autre, un monstre autant par ses qualités que par ses défauts, car, en lui, aucun sentiment simple n’existe plus. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il éprouve, tout ce qu’il sent, ses joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs deviennent instantanément des sujets d’observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les cœurs, les visages, les gestes, les intentions. Sitôt qu’il a vu, quoi qu’il ait vu, il lui faut le pourquoi. Il n’a pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui soit franc ; pas une de ces actions spontanées qu’on fait parce qu’on doit les faire, sans savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte ensuite. Il ne vit pas, il regarde vivre les autres et lui-même.
S’il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans un carton. Il se dit, en revenant du cimetière où il a laissé celui ou celle qu’il aimait le plus au monde : « C’est singulier, ce que j’ai ressenti, etc. » Et alors, il se rappelle tous les détails, les attitudes des voisins, les gestes faux, les fausses douleurs, les faux visages, et mille petites choses insignifiantes, des observations artistiques, le signe de croix d’une vieille qui tenait un enfant par la main, un rayon de lumière dans une fenêtre, un chien qui traversa le convoi, l’effet de la voiture funèbre sous les grands ifs du cimetière, la tête surprenante d’un croque-mort et la contraction des traits, l’effort des quatre hommes qui descendaient la bière dans la fosse ; mille choses enfin qu’un brave homme souffrant de toute son âme, de tout son cœur, de toute sa force, n’aurait jamais remarquées.
Il a tout vu, tout retenu, tout noté malgré lui, parce qu’il est avant tout, malgré tout, un monstre, un homme de lettres, et qu’il a l’esprit construit de telle sorte que la répercussion chez lui est bien plus vive, plus naturelle pour ainsi dire que la première secousse, l’écho plus sonore que le son primitif.
Il semble avoir deux âmes, l’une qui recueille et commente chaque sensation de sa voisine, l’âme naturelle commune à tous les hommes ; et il vit condamné à être toujours, en toute occasion, un reflet de lui-même et un reflet des autres, condamné à se regarder sentir, agir, aimer, penser, souffrir, et à ne jamais souffrir, penser, aimer, sentir comme tout le monde, bonnement, franchement, simplement, sans s’analyser soi-même après chaque joie et après chaque sanglot.
Et s’il aime, s’il aime une femme, il la dissèque comme un cadavre dans un hôpital. Tout ce qu’elle dit, ce qu’elle fait, est instantanément pesé dans cette délicate balance de l’observation qu’il porte en lui, et classé à sa valeur documentaire. Qu’elle se jette à son cou dans un élan irréfléchi, il jugera le mouvement en raison de son opportunité, de sa justesse, de sa puissance dramatique, et le condamnera tacitement s’il le sent faux ou mal fait.
Acteur et spectateur de lui-même et des autres, il n’est jamais acteur seulement comme les bonnes gens qui vivent sans malice. Tout, autour de lui, devient de verre, les cœurs, les actes, les intentions ; et il souffre d’un mal étrange, d’une sorte de dédoublement de lui-même qui fait de lui un être effroyablement vibrant, machiné, compliqué et fatigant.
Il n’a rien de franc, pas même la bonté, pas même la douleur. Son appareil d’observation lui sert d’âme après renseignement, de cœur après réflexion. Chez lui, l’intelligence remplace la nature.
Comme l’a dit George Sand elle-même : « Ils sont hommes de lettres, et pas hommes. »

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Mais elle, comme elle est femme, bonne femme, vibrante, sincère, d’esprit élevé et large !
Elle s’explique elle-même dans une page charmante :
Où est le modèle ? Je ne sais pas, je n’en ai pas connu à fond qui n’eût quelque tache au soleil, je veux dire quelque côté par où cet artiste touchait à l’épicier. Vous n’avez peut-être pas cette tache, vous devriez vous peindre. Moi, je l’ai. J’aime les classifications, je touche au pédagogue. J’aime à coudre et à torcher les enfants, je touche à la servante. J’ai des distractions et je touche à l’idiot. Et puis, enfin, je n’aimerais pas la perfection. Je la sens et je ne saurais la manifester...
... Je me désintéresse prodigieusement de tout ce qui n’est pas mon petit idéal de travail paisible, de vie champêtre, et de tendre et pure amitié. Je crois bien que je ne dois pas vivre longtemps, toute guérie et très bien que je suis. Je tire cet avertissement du grand calme, toujours plus calme, qui se fait dans mon âme jadis agitée. Mon cerveau ne procède plus que de la synthèse à l’analyse ; autrefois c’était le contraire. À présent, ce qui se présente à mes yeux quand je m’éveille, c’est la planète ; j’ai quelque peine à y retrouver le moi qui m’intéressait jadis et que je commence à appeler vous au pluriel. Elle est charmante, la planète, très intéressante, très curieuse, mais pas mal arriérée et encore peu praticable...
Et ailleurs, elle s’écrie :
Il faut pourtant trouver un joint pour accepter l’honneur, le devoir et la fatigue de vivre ! Moi je me rejette dans l’idéal d’un éternel voyage dans des mondes plus amusants. La vie que l’on craint tant de perdre est toujours trop longue pour ceux qui comprennent vite ce qu’ils voient. Tout s’y répète et s’y rabâche...
L’idéal serait de vivre avec un bon et grand cœur comme toi. Mais alors on ne voudrait plus mourir, et, quand on est vieux de fait comme moi, il faut bien se tenir prêt à tout.
J’aime tout ce qui caractérise un milieu, le roulement des voitures et le bruit des ouvriers à Paris, les cris de mille oiseaux à la campagne, le mouvement des embarcations sur les fleuves. J’aime aussi le silence absolu, profond, et, en résumé, j’aime tout ce qui est autour de moi n’importe où je suis. C’est de l’idiotisme auditif, variété nouvelle...
Il n’y a d’intéressant dans ma vie à moi que les autres... L’impersonnalité, espèce d’idiotisme qui m’est propre, fait de notables progrès. Si je ne me portais pas bien, je croirais que c’est une maladie. Si mon vieux cœur ne devenait tous les jours plus aimant, je croirais que c’est de l’égoïsme ; bref, je ne sais pas, c’est comme ça.
Tout cela n’est-il pas bon enfant, vrai, sage, sain, charmant et contradictoire ?
Elle raconte sa vie à Nohant, et parle des marionnettes si remarquablement manœuvrées par son fils, M. Maurice Sand :
Ces pièces-là durent jusqu’à deux heures du matin et on est fou en sortant.
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Je suis sûre que tu t’amuserais follement aussi, car il y a dans ces improvisations une verve et un laisser-aller splendides, et les personnages sculptés par Maurice ont l’air d’être vivants d’une vie burlesque, à la fois réelle et impossible, cela ressemble à un rêve.
Maurice me donne cette récréation dans mes intervalles de repos qui coïncident avec les siens. Il y porte autant d’ardeur et de passion que quand il s’occupe de science. C’est vraiment une charmante nature et on ne s’ennuie jamais avec lui. Sa femme aussi est charmante, toute ronde en ce moment ; agissant toujours, s’occupant de tout, se couchant sur le sopha vingt fois par jour, se relevant pour courir à sa fille, à sa cuisinière, à son mari, qui demande un tas de choses pour son théâtre, revenant se coucher ; criant qu’elle a mal et riant aux éclats d’une mouche qui vole ; cousant des layettes, lisant des journaux avec rage, des romans qui la font pleurer, pleurant aussi aux marionnettes quand il y a un bout de sentiment, car il y en a aussi. Enfin c’est une nature et un type : ça chante à ravir, c’est colère et tendre, ça fait des friandises succulentes pour nous surprendre ; et chaque journée de notre phase de récréation est une petite fête qu’elle organise.
La petite Aurore s’annonce toute douce et réfléchie...
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Mais comme je bavarde avec toi ! Est-ce que tout cela t’amuse ? Je le voudrais pour qu’une lettre de causerie te remplaçât un de nos soupers que je regrette aussi, moi, et qui seraient si bons ici avec toi, si tu n’étais pas un cul de plomb qui ne te laisses pas entraîner à la vie pour la vie. Ah ! quand on est en vacances, comme le travail, la logique, la raison semblent d’étranges balançoires.

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Et partout, de page en page, on rencontre des idées éblouissantes comme des lumières, des vérités largement aperçues, d’admirables paysages, sincères et charmants. Et on aime cette grande femme si simple, géniale et modeste.
3 juillet 1884