Guy de Maupassant : La finesse. Texte publié dans Gil Blas du 25 décembre 1883, sous la signature de Maufrigneuse.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

La finesse

Vraiment, l’esprit français semble malade. On l’a souvent comparé à la mousse de vin de champagne. Or, tout vin longtemps débouché s’évapore, il en est de même de l’esprit, sans doute.
Nous avons gardé, il est vrai, quelque chose qui nous tient lieu d’esprit : la blague... Mais nous avons perdu la qualité première qui constituait la marque française : la Finesse.
Aujourd’hui, nous remplaçons cette antique qualité nationale par quelque chose de brutal, de grossier, de lourd. Nous rions sottement.
L’esprit, en France, avait plusieurs sortes de manifestations. On pouvait le classer par genres :
L’esprit des rues ;
L’esprit des salons ;
L’esprit des livres.

*

Qu’est-ce que l’esprit ? Le dictionnaire n’en donne point de définition. C’est un certain tour de pensée tantôt joyeux, tantôt comique, tantôt piquant, qui produit dans l’intelligence une sorte de chatouillement agréable et provoque le rire.
On appelle rire une gaieté particulière de l’âme qui se manifeste par des grimaces, des plis nerveux autour de la bouche, et des petits cris saccadés qui semblent sortir du nez.
Or, à Paris, le rapprochement imprévu, bizarre, de deux termes, de deux idées ou même de deux sons, une calembredaine quelconque, une acrobatie de langage fait passer à travers la ville un souffle de contentement.
Pourquoi tous les Français rient-ils, alors que tous les Anglais et tous les Allemands trouveront incompréhensible notre amusement ? Pourquoi ? Mais parce que nous sommes Français, que nous avons l’intelligence française et que nous possédons cette charmante et alerte faculté du rire.
Mais nous rions, aujourd’hui, pour des sottises tellement lourdes qu’on en demeure confondu.
Sous la Fronde, sous la Régence, sous la Restauration, sous Louis XVIII les mots qui couraient la ville avaient une verve agile, une pointe effilée, parfois même empoisonnée, et toujours une portée secrète. Derrière la drôlerie ou la perfidie du trait se cachait une pensée subtile. Cela sonnait clair comme de la bonne monnaie d’argent. Aujourd’hui l’esprit sonne faux comme du plomb.
Est-il possible vraiment que depuis quatre ou cinq ans tout l’effort de l’intelligence alerte de la France aboutisse à travers les mots v’lan et pschutt ! V’lan ! Pschutt ! Pourquoi V’lan ? pourquoi Pschutt ? Qu’y a-t-il de drôle dans ces deux syllabes ? Quel flot de stupidité a donc noyé notre esprit ?

*

« En France, l’esprit court les rues », dit-on. On l’y rencontre cependant de moins en moins. Mais où apparaît le plus cette décadence, c’est assurément dans les salons.
La conversation y est généralement banale, courante, oiseuse, toute faite, monotone, à la portée de chaque imbécile. Cela coule, coule des lèvres, des petites lèvres des femmes qu’un pli gracieux retrousse, des lèvres barbues des hommes qu’un bout de ruban rouge à la boutonnière semble indiquer intelligents. Cela coule sans fin, écœurant, bête à faire pleurer, sans une variante, sans un éclat, sans une saillie, sans une fusée d’esprit.
On parle musique, art, haute poésie. Or il serait cent millions de fois plus intéressant d’entendre un charcutier parler saucisse avec compétence que d’écouter les messieurs corrects et les femmes du monde en visite ouvrir leur robinet à banalités sur les seules choses grandes et belles qui soient.
Croyez-vous qu’ils pensent à ce qu’ils disent, ces gens ? qu’ils fassent l’effort de comprendre ce dont ils s’entretiennent, d’en pénétrer le sens mystérieux ? Non.
Ils répètent tout ce qu’il est d’usage de répéter sur ce sujet. Voilà tout. Aussi je déclare qu’il faut un courage surhumain, une dose de patience à toute épreuve, et une bien sereine indifférence en tout pour aller aujourd’hui dans ce qu’on appelle le monde et subir avec un visage souriant les bavardages ineptes qu’on entend à tout propos.
Quelques salons font exception. Ils sont rares.
Je ne prétends point qu’on doive dégager dans une causerie de dix minutes le sens philosophique du moindre événement, cet « au-delà » de chaque fait raconté, qui élargit jusqu’à l’infini tout sujet qu’on aborde.
Non certes. Mais il faudrait au moins savoir causer avec un peu d’esprit.
Causer avec esprit ? Qu’est-ce que cela ? Causer c’était jadis l’art d’être homme ou femme du monde, l’art de ne paraître jamais ennuyeux, de savoir tout dire avec intérêt, de plaire avec n’importe quoi, de séduire avec rien du tout.
Aujourd’hui on parle, on raconte, on bavarde, on potine, on cancane ; on ne cause plus, on ne cause jamais.
Berlioz a écrit dans une de ses lettres :

« Je vis, depuis mon retour d’Italie, au milieu du monde le plus prosaïque, le plus desséchant. Malgré mes supplications de n’en rien faire, on se plaît, on s’obstine à me parler sans cesse musique, art, haute poésie ; ces gens-là emploient ces termes avec le plus grand sang-froid : on dirait qu’ils parlent vin, femmes, émeutes ou autres cochonneries. Mon beau-frère surtout, qui est d’une loquacité effrayante, me tue. Je sens que je suis isolé de tout ce monde par mes pensées, par mes passions, par mes amours, par mes haines, par mes mépris, par ma tête, par mon cœur, par tout. »

Eh bien ! savoir causer, c’est savoir parler vin, femmes, émeutes... et autres balivernes, sans que ce soit jamais... ce que dit Berlioz.
Comment définir ce vif effleurement des choses par les mots, ce jeu de raquettes avec des paroles souples, cette espèce de sourire léger des idées que doit être la causerie spirituelle ? On s’embourbe aujourd’hui dans le racontage. Chacun raconte à son tour des choses personnelles, ennuyeuses et longues qui n’intéressent aucun voisin.
Et puis toujours la conversation se traîne sur les faits politiques du jour ou de la veille. Jamais plus elle ne s’envole d’un coup d’aile pour aller d’idée en idée, comme jadis.

*

Mais ce n’est point seulement de la conversation qu’a disparu la charmante finesse française. La société actuelle, composée presque exclusivement de parvenus récents, a perdu un sens délicat, une sorte de flair subtil, insaisissable, inexprimable, qui appartient presque exclusivement aux aristocraties lettrées et qu’on peut appeler : le sens artiste.
Un artiste ! Le public d’aujourd’hui qui lit avidement des pamphlets ineptes en les déclarant spirituels uniquement parce qu’ils lèvent les masques, ne comprend nullement ce que signifie ce mot « artiste » appliqué à un homme de lettres.
Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, poussait à l’extrême ce sens artiste qui disparaît. Il se passionnait pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode lui suffisaient pour juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mots, pénétrait les raisons secrètes de l’auteur, lisait lentement, sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s’il ne restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés aux sensations littéraires, subissaient l’influence secrète de cette puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.
Quand un homme, quelque doué qu’il soit, ne se préoccupe que de la chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir littéraire n’est pas dans le fait, mais bien dans la manière de le préparer, de le présenter et de l’exprimer, il n’a pas le sens de l’art.
La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce qu’elles disent ; elle vient d’une accordance absolue de l’expression avec l’idée, d’une sensation d’harmonie, de beauté secrète échappant la plupart du temps au jugement des foules.
Musset, ce grand poète, n’était pas un artiste. Les choses charmantes qu’il dit en une langue facile et séduisante, laissent presque indifférents ceux que préoccupent la poursuite, la recherche, l’émotion d’une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle.
La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous ses appétits poétiques, un peu grossiers, sans comprendre même le frémissement, presque l’extase que nous peuvent donner certaines pièces de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle.
Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs ne leur demandent qu’un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît au contact d’autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d’une lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.
Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite par certains hommes toute l’évocation d’un monde poétique, que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de cela il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut qu’on lui montre. Il serait inutile d’essayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais.
Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s’étonnent aussi quand on leur parle de ce mystère qu’ils ignorent ; et ils sourient en haussant les épaules. Qu’importe. Ils ne savent pas. Autant parler musique à des gens qui n’ont point d’oreille.
Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens mystérieux de l’art, pour se comprendre comme s’ils se servaient d’un langage ignoré des autres.

*

D’où vient donc cette lourdeur de nos esprits ? Des mœurs nouvelles ? ou des hommes nouveaux ? Des deux, peut-être. Sans doute aussi du gouvernement ! Mais je ne voudrais pas accuser le gouvernement d’avoir produit le phylloxéra ou la maladie des pommes de terre. Ces sortes d’accusations, fréquentes d’ailleurs, ne sont pas assez justifiées. Mais on peut, sans crainte de se tromper, l’accuser de nous rendre épais comme des Allemands.
Tel maître, tel valet, dit un proverbe. Tel roi, tel peuple. Si le prince est spirituel, artiste et lettré, le peuple aussitôt devient artiste, lettré et spirituel. Quand le prince est lourdaud, le peuple entier devient stupide. Or, nos princes, on peut l’avouer, ne sont ni artistes, ni lettrés, ni fins, ni élégants, ni délicats. Par « nos princes » j’entends nos députés. Quelques-uns font exception ; mais ils ne comptent pas, noyés dans la masse des représentants crottés du suffrage universel.
Et le chef de l’État, fort honnête homme, ne cherche pas à faire de l’Élysée un temple de l’Esprit et des Arts, comme on aurait dit au siècle dernier.
Maufrigneuse
25 décembre 1883