Guy de Maupassant : Gustave Flaubert. Texte publié, sous une version écourtée, dans La Revue politique et littéraire des 19 et 26 janvier 1884, puis publié en tant que préface du livre Lettres de Gustave Flaubert à George Sand (pp. I-LXXXVI), Paris, G. Charpentier et Cie, 1884. Cette longue étude a également préfacé l’édition de Bouvard et Pécuchet, Œuvres complètes, A. Quantin, 1885, tome VII.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Gustave Flaubert

I

Gustave Flaubert naquit à Rouen le 12 décembre 1821. Sa mère était fille d’un médecin de Pont-l’Évêque, M. Fleuriot. Elle appartenait à une famille de Basse-Normandie, les Cambremer de Croix-Mare, et était alliée à Thouret, de la Constituante.
La grand-mère de G. Flaubert, Charlotte Cambremer, fut une compagne d’enfance de Charlotte Corday.
Mais son père, né à Nogent-sur-Seine, était d’origine champenoise. C’était un chirurgien de grande valeur et de grand renom, directeur de l’Hôtel-Dieu de Rouen. Homme droit, simple, brusque, il s’étonna, sans s’indigner, de la vocation de son fils Gustave pour les lettres. Il jugeait la profession d’écrivain un métier de paresseux et d’inutile.
Gustave Flaubert fut le contraire d’un enfant phénomène. Il ne parvint à apprendre à lire qu’avec une extrême difficulté. C’est à peine s’il savait lire, lorsqu’il entra au lycée, à l’âge de neuf ans.
Sa grande passion, dans son enfance, était de se faire dire des histoires. Il les écoutait immobile, fixant sur le conteur ses grands yeux bleus. Puis, il demeurait pendant des heures à songer, un doigt dans la bouche, entièrement absorbé, comme endormi.
Son esprit, cependant, travaillait, car il composait déjà des pièces, qu’il ne pouvait point écrire, mais qu’il représentait tout seul, jouant les différents personnages, improvisant de longs dialogues.
Dès sa première enfance, les deux traits distinctifs de sa nature furent une grande naïveté et une horreur de l’action physique. Toute sa vie, il demeura naïf et sédentaire. Il ne pouvait voir marcher ni remuer autour de lui sans s’exaspérer ; et il déclarait avec sa voix mordante, sonore et toujours un peu théâtrale : que cela n’était point philosophique. « On ne peut penser et écrire qu’assis », disait-il.
Sa naïveté se continua jusqu’à ses derniers jours. Cet observateur si pénétrant et si subtil semblait ne voir la vie avec lucidité que de loin. Dès qu’il y touchait, dès qu’il s’agissait de ses voisins immédiats, on eût dit qu’un voile couvrait ses yeux. Son extrême droiture native, sa bonne foi inébranlable, la générosité de toutes ses émotions, de toutes les impulsions de son âme, sont les causes indubitables de cette naïveté persévérante.
Il vécut à côté du monde et non dedans. Mieux placé pour observer, il n’avait point la sensation nette des contacts.
C’est à lui surtout qu’on peut appliquer ce qu’il écrivit dans sa préface aux Dernières Chansons, de son ami Louis Bouilhet :
Enfin, si les accidents du monde, dès qu’ils sont perçus, vous apparaissent transposés comme pour l’emploi d’une illusion à décrire, tellement que toutes les choses, y compris votre existence, ne vous sembleront pas avoir d’autre utilité, et que vous soyez résolus à toutes les avanies, prêts à tous les sacrifices, cuirassés à toute épreuve, lancez-vous, publiez !
Jeune homme, il était d’une beauté surprenante. Un vieil ami de sa famille, médecin illustre, disait à sa mère : « Votre fils, c’est l’Amour adolescent. »
Dédaigneux des femmes, il vivait dans une exaltation d’artiste, dans une sorte d’extase poétique qu’il entretenait par la fréquentation quotidienne de celui qui fut son plus cher ami, son premier guide, le cœur frère qu’on ne trouve jamais deux fois, Alfred Le Poittevin, mort tout jeune, d’une maladie de cœur, tué par le travail.
Puis, il fut frappé par la terrible maladie qu’un autre ami, M. Maxime Du Camp, a eu la mauvaise inspiration de révéler au public, en cherchant à établir un rapport entre la nature artiste de Flaubert et l’épilepsie, à l’expliquer l’une par l’autre.
Certes, ce mal effroyable n’a pu frapper le corps sans assombrir l’esprit. Mais, doit-on le regretter ? Les gens tout à fait heureux, forts et bien portants, sont-ils préparés comme il faut pour comprendre, pénétrer, exprimer la vie, notre vie si tourmentée et si courte ? Sont-ils faits, les exubérants, pour découvrir toutes les misères, toutes les souffrances qui nous entourent, pour s’apercevoir que la mort frappe sans cesse, chaque jour, partout, féroce, aveugle, fatale.
Donc, il est possible, il est probable que la première atteinte de l’épilepsie mit une empreinte de mélancolie et de crainte sur l’esprit ardent de ce robuste garçon. Il est probable que, par la suite, une sorte d’appréhension dans la vie lui resta, une manière un peu plus sombre d’envisager les choses, un soupçon devant les événements, un doute devant le bonheur apparent. Mais, pour quiconque a connu l’homme enthousiaste et vigoureux qu’était Flaubert, pour quiconque l’a vu vivre, rire, s’exalter, sentir et vibrer chaque jour, il est indubitable que la peur des crises, disparues d’ailleurs dans l’âge mûr et reparues seulement dans les dernières années, ne pouvait modifier que d’une façon presque insensible sa manière d’être et de sentir et les habitudes de sa vie.
Après quelques essais littéraires qui ne furent point publiés, Gustave Flaubert débuta en 1857 par un chef-d’œuvre, Madame Bovary.
On sait l’histoire de ce livre, le procès intenté par le ministère public, le réquisitoire violent de M. Pinard, dont le nom restera marqué par ce procès, l’éloquente défense de M. Sénart, l’acquittement difficile, marchandé, reproché par les paroles sévères du président, puis le succès vengeur, éclatant, immense !
Mais Madame Bovary a aussi une histoire secrète qui peut être un enseignement pour les débutants dans ce difficile métier des lettres.
Quand Flaubert, après cinq ans de travail acharné, eut enfin terminé cette œuvre géniale, il la confia à son ami M. Maxime Du Camp, qui la remit entre les mains de M. Laurent Pichat, rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris. C’est alors qu’il éprouva combien il est difficile de se faire comprendre au premier coup, combien on est méconnu par ceux en qui on a le plus de confiance, par ceux qui passent pour les plus intelligents. C’est de cette époque assurément que date ce mépris qu’il garda du jugement des hommes, et son ironie devant les affirmations ou les négations absolues.
Quelque temps après avoir porté à M. Laurent Pichat le manuscrit de Madame Bovary, M. Maxime Du Camp écrivit à Gustave Flaubert la singulière lettre suivante, qui, peut-être, modifiera l’opinion qu’on a pu se faire après les révélations de cet écrivain sur son ami, et en particulier sur la Bovary, dans ses Souvenirs littéraires :
14 juillet 1856.
Cher vieux, Laurent Pichat a lu ton roman et il m’en envoie l’appréciation que je t’adresse. Tu verras en la lisant combien je dois la partager, puisqu’elle reproduit presque toutes les observations que je t’avais faites avant ton départ. J’ai remis ton livre à Laurent, sans faire autre chose que le lui recommander chaudement ; nous ne nous sommes donc nullement entendus pour te scier avec la même scie. Le conseil qu’il te donne est bon et je te dirai même qu’il est le seul que tu doives suivre. Laisse-nous maîtres de ton roman pour le publier dans la Revue ; nous y ferons faire les coupures que nous jugeons indispensables ; tu le publieras ensuite en volume comme tu l’entendras, cela te regarde. Ma pensée très intime est que, si tu ne fais pas cela, tu te compromets absolument et tu débutes par une œuvre embrouillée à laquelle le style ne suffit pas pour donner de l’intérêt. Sois courageux, ferme les yeux pendant l’opération, et fie-t’en, sinon à notre talent, du moins à notre expérience acquise de ces sortes de choses et aussi à notre affection pour toi. Tu as enfoui ton roman sous un tas de choses, bien faites, mais inutiles ; on ne le voit pas assez ; il s’agit de le dégager ; c’est un travail facile. Nous le ferons faire sous nos yeux par une personne exercée et habile : on n’ajoutera pas un mot à ta copie ; on ne fera qu’élaguer ; ça te coûtera une centaine de francs qu’on réservera sur tes droits, et tu auras publié une chose vraiment bonne, au lieu d’une œuvre incomplète et trop rembourrée. Tu dois me maudire de toutes tes forces, mais songe bien que dans tout ceci je n’ai en vue que ton seul intérêt.
Adieu, cher vieux, réponds-moi et sache-moi bien tout à toi.
Maxime Du Camp
La mutilation de ce livre typique et désormais immortel, pratiquée par une personne exercée et habile, n’aurait coûté à l’auteur qu’une centaine de francs ! Vraiment, c’est pour rien !
Gustave Flaubert a dû tressaillir, en lisant ces étranges conseils, d’une émotion profonde et bien naturelle. Et il a écrit, de sa plus grande écriture, sur le dos de cette lettre précieusement conservée, ce seul mot : Gigantesque !
Les deux collaborateurs, MM. Pichat et Maxime Du Camp, se mirent au travail, en effet, pour dégager l’œuvre de leur ami de ce tas de choses bien faites, mais inutiles, qui la gâtaient ; car on lit sur un exemplaire, conservé par l’auteur, de la première édition du livre, les lignes suivantes :
Cet exemplaire représente mon manuscrit tel qu’il est sorti des mains du sieur Laurent Pichat, poète et rédacteur-propriétaire de la Revue de Paris.
Gustave Flaubert
20 avril 1857.
En ouvrant le volume, on trouve de page en page des lignes, des paragraphes, des morceaux entiers retranchés. La plupart des choses originales et nouvelles sont biffées avec soin.
Et on lit encore, de la main de Gustave Flaubert, sur le dernier feuillet, ceci :
Il fallait, selon Maxime Du Camp, retrancher toute la noce, et, selon Pichat, supprimer, ou du moins abréger considérablement, refaire les Comices d’un bout à l’autre ! De l’avis général, à la Revue, le pied bot était considérablement trop long, « inutile ».
C’est là assurément aussi l’origine du refroidissement survenu dans l’ardente amitié qui liait Flaubert à M. Du Camp. S’il en fallait une preuve plus précise, on la trouverait dans ce fragment de lettre de Louis Bouilhet à Flaubert :
Quant à Maxime Du Camp, j’ai été quinze jours sans le revoir, et j’aurais passé l’année de la même façon, si lui-même n’était apparu chez moi jeudi dernier, il y a huit jours. Je dois dire qu’il fut fort aimable, et à mon endroit et pour toi-même. Ça peut être de la politique, mais je constate les faits en simple historien. Il m’a offert ses services pour trouver un éditeur, plus tard pour trouver une bibliothèque. Il s’est informé de toi et de ton travail. Ce que je lui ai dit de la Bovary l’a occupé beaucoup. Il m’a dit, en phrases incidentes, qu’il en était fort heureux, que tu avais tort de ne lui avoir jamais pardonné la Revue, qu’il verrait avec bonheur tes œuvres dans son recueil, etc., etc. Il semblait parler avec conviction et franchise...
Ces détails intimes n’ont d’importance qu’au point de vue des jugements portés par M. Du Camp sur son ami. Une réconciliation eut lieu, plus tard, entre eux.
L’apparition de Madame Bovary fut une Révolution dans les lettres.
Le grand Balzac, méconnu, avait jeté son génie en des livres puissants, touffus, débordant de vie, d’observations ou plutôt de révélations sur l’humanité. Il devinait, inventait, créait un monde entier né dans son esprit.
Peu artiste, au sens délicat du mot, il écrivait une langue forte, imagée, un peu confuse et pénible.
Emporté par son inspiration, il semble avoir ignoré l’art si difficile de donner aux idées de la valeur par les mots, par la sonorité et la contexture de la phrase.
Il a, dans son œuvre, des lourdeurs de colosse ; et il est peu de pages de ce très grand homme qui puissent être citées comme des chefs-d’œuvre de la langue, ainsi qu’on cite du Rabelais, du La Bruyère, du Bossuet, du Montesquieu, du Chateaubriand, du Michelet, du Gautier, etc.
Gustave Flaubert, au contraire, procédant par pénétration bien plus que par intuition, apportait dans une langue admirable et nouvelle, précise, sobre et sonore, une étude de vie humaine, profonde, surprenante, complète.
Ce n’était plus du roman comme l’avaient fait les plus grands, du roman où l’on sent toujours un peu l’imagination et l’auteur, du roman pouvant être classé dans le genre tragique, dans le genre sentimental, dans le genre passionné ou dans le genre familier, du roman où se montrent les intentions, les opinions et les manières de penser de l’écrivain ; c’était la vie elle-même apparue. On eût dit que les personnages se dressaient sous les yeux en tournant les pages, que les paysages se déroulaient avec leurs tristesses et leurs gaietés, leurs odeurs, leur charme, que les objets aussi surgissaient devant le lecteur à mesure que les évoquait une puissance invisible, cachée on ne sait où.
Gustave Flaubert, en effet, fut le plus ardent apôtre de l’impersonnalité dans l’art. Il n’admettait pas que l’auteur fût jamais même deviné, qu’il laissât tomber dans une page, dans une ligne, dans un mot, une seule parcelle de son opinion, rien qu’une apparence d’intention. Il devait être le miroir des faits, mais un miroir qui les reproduisait en leur donnant ce reflet inexprimable, ce je-ne-sais-quoi de presque divin qui est l’art.
Ce n’est pas impersonnel qu’on devrait dire, en parlant de cet impeccable artiste, mais impassible.
S’il attachait une importance considérable à l’observation et à l’analyse, il en mettait une plus grande encore dans la composition et dans le style. Pour lui, ces deux qualités surtout faisaient les livres impérissables. Par composition, il entendait ce travail acharné qui consiste à exprimer l’essence seule des actions qui se succèdent dans une existence, à choisir uniquement les traits caractéristiques et à les grouper, à les combiner de telle sorte qu’ils concourent de la façon la plus parfaite à l’effet qu’on voulait obtenir, mais non pas à un enseignement quelconque.
Rien ne l’irritait d’ailleurs comme les doctrines des pions de la critique sur l’art moral ou sur l’art honnête.

« Depuis qu’existe l’humanité, disait-il, tous les grands écrivains ont protesté par leurs œuvres contre ces conseils d’impuissants. »

La morale, l’honnêteté, les principes sont des choses indispensables au maintien de l’ordre social établi ; mais il n’y a rien de commun entre l’ordre social et les lettres. Les romanciers ont pour principal motif d’observation et de description les passions humaines, bonnes ou mauvaises. Ils n’ont pas mission pour moraliser, ni pour flageller, ni pour enseigner. Tout livre à tendances cesse d’être un livre d’artiste.
L’écrivain regarde, tâche de pénétrer les âmes et les cœurs, de comprendre leurs dessous, leurs penchants honteux ou magnanimes, toute la mécanique compliquée des mobiles humains. Il observe ainsi suivant son tempérament d’homme et sa conscience d’artiste. Il cesse d’être consciencieux et artiste s’il s’efforce systématiquement de glorifier l’humanité, de la farder, d’atténuer les passions qu’il juge déshonnêtes au profit des passions qu’il juge honnêtes.
Tout acte, bon ou mauvais, n’a, pour l’écrivain, qu’une importance comme sujet à écrire, sans qu’aucune idée de bien ou de mal y puisse être attachée. Il vaut plus ou moins comme document littéraire, voilà tout.
En dehors de la vérité observée avec bonne foi et exprimée avec talent, il n’y a rien qu’efforts impuissants de pions.
Les grands écrivains ne sont préoccupés ni de morale ni de chasteté. Exemple : Aristophane, Apulée, Lucrèce, Ovide, Virgile, Rabelais, Shakespeare et tant d’autres.
Si un livre porte un enseignement, ce doit être malgré son auteur, par la force même des faits qu’il raconte.
Flaubert considérait ces principes comme des articles de foi.
Lorsque parut Madame Bovary, le public, accoutumé à l’onctueux sirop des romans élégants, ainsi qu’aux aventures invraisemblables des romans accidentés, a classé le nouvel écrivain parmi les réalistes. C’est là une grossière erreur et une lourde bêtise. Gustave Flaubert n’était pas plus réaliste parce qu’il observait la vie avec soin que M. Cherbuliez n’est idéaliste parce qu’il l’observe mal.
Le réaliste est celui qui ne se préoccupe que du fait brutal sans en comprendre l’importance relative et sans en noter les répercussions. Pour Gustave Flaubert, un fait par lui-même ne signifiait rien. Il s’explique ainsi dans une de ses lettres :
... Vous vous plaignez que les événements ne sont pas variés, — cela est une plainte réaliste, et d’ailleurs qu’en savez-vous ? Il s’agit de les regarder de plus près. Avez-vous jamais cru à l’existence des choses ? Est-ce que tout n’est pas une illusion ? Il n’y a de vrais que les rapports, c’est-à-dire la façon dont nous percevons les objets.
Nul observateur cependant ne fut plus consciencieux ; mais nul ne s’efforça davantage de comprendre les causes qui amènent les effets.
Son procédé de travail, son procédé artistique tenait bien plus encore de la pénétration que de l’observation.
Au lieu d’étaler la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, il la faisait simplement apparaître par leurs actes. Les dedans étaient ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique.
Il imaginait d’abord des types ; et, procédant par déduction, il faisait accomplir à ces êtres les actions caractéristiques qu’ils devaient fatalement accomplir avec une logique absolue, suivant leurs tempéraments.
La vie donc qu’il étudiait si minutieusement ne lui servait guère qu’à titre de renseignement.
Jamais il n’énonce les événements ; on dirait, en le lisant, que les faits eux-mêmes viennent parler, tant il attache d’importance à l’apparition visible des hommes et des choses.
C’est cette rare qualité de metteur en scène, d’évocateur impassible qui l’a fait baptiser réaliste par les esprits superficiels qui ne savent comprendre le sens profond d’une œuvre que lorsqu’il est étalé en des phrases philosophiques.
Il s’irritait beaucoup de cette épithète de réaliste qu’on lui avait collée au dos et prétendait n’avoir écrit sa Bovary que par haine de l’école de M. Champfleury.
Malgré une grande amitié pour Émile Zola, une grande admiration pour son puissant talent qu’il qualifiait de génial, il ne lui pardonnait pas le naturalisme.
Il suffit de lire avec intelligence Madame Bovary pour comprendre que rien n’est plus loin du réalisme.
Le procédé de l’écrivain réaliste consiste à raconter simplement des faits arrivés, accomplis par des personnages moyens qu’il a connus et observés.
Dans Madame Bovary, chaque personnage est un type, c’est-à-dire le résumé d’une série d’êtres appartenant au même ordre intellectuel.
Le médecin de campagne, la provinciale rêveuse, le pharmacien, sorte de Prudhomme, le curé, les amants, et même toutes les figures accessoires sont des types, doués d’un relief d’autant plus énergique qu’en eux sont concentrées des quantités d’observations de même nature, d’autant plus vraisemblables qu’ils représentent l’échantillon modèle de leur classe.
Mais Gustave Flaubert avait grandi à l’heure de l’épanouissement du romantisme ; il était nourri des phrases retentissantes de Chateaubriand et de Victor Hugo, et il se sentait à l’âme un besoin lyrique qui ne pouvait s’épandre complètement en des livres précis comme Madame Bovary.
Et c’est là un des côtés les plus singuliers de ce grand homme : ce novateur, ce révélateur, cet oseur a été jusqu’à sa mort sous l’influence dominante du romantisme. C’est presque malgré lui, presque inconsciemment, poussé par la force irrésistible de son génie, par la force créatrice enfermée en lui, qu’il écrivait ces romans d’une allure si nouvelle, d’une note si personnelle. Par goût, il préférait les sujets épiques, qui se déroulent en des espèces de chants pareils à des tableaux d’opéra.
Dans Madame Bovary, d’ailleurs, comme dans L’Éducation sentimentale, sa phrase, contrainte à rendre des choses communes, a souvent des élans, des sonorités, des tons au-dessus des sujets qu’elle exprime. Elle part, comme fatiguée d’être contenue, d’être forcée à cette platitude, et, pour dire la stupidité d’Homais ou la niaiserie d’Emma, elle se fait pompeuse ou éclatante, comme si elle traduisait des motifs de poème.
Ne pouvant résister à ce besoin de grandeur, il composa à la façon d’un récit homérique son second roman, Salammbô.
Est-ce là un roman ? N’est-ce pas plutôt une sorte d’opéra en prose ? Les tableaux se développent avec une magnificence prodigieuse, un éclat, une couleur et un rythme surprenants.
La phrase chante, crie, a des fureurs et des sonorités de trompette, des murmures de hautbois, des ondulations de violoncelle, des souplesses de violon et des finesses de flûte.
Et les personnages, bâtis en héros, semblent toujours en scène, parlant sur un mode superbe, avec une élégance forte ou charmante, ont l’air de se mouvoir dans un décor antique et grandiose.
Ce livre de géant, le plus plastiquement beau qu’il ait écrit, donne aussi l’impression d’un rêve magnifique.
Est-ce ainsi que se sont passés les événements que raconte Gustave Flaubert ? Non, sans doute. Si les faits sont exacts, l’éclat de poésie qu’il a jeté dessus nous les montre dans l’espèce d’apothéose dont l’art lyrique enveloppe ce qu’il touche.
Mais à peine eut-il terminé ce sonore récit de la révolte mercenaire, qu’il se sentit de nouveau sollicité par des sujets moins superbes, et il composa avec lenteur ce grand roman de patience, cette longue étude sobre et parfaite qui s’appelle L’Éducation sentimentale.
Cette fois, il prit pour personnages, non plus des types comme dans la Bovary, mais des hommes quelconques, des médiocres, ceux qu’on rencontre tous les jours.
Bien que cet ouvrage lui ait demandé un travail de composition surhumain, il a l’air, tant il ressemble à la vie même, d’être exécuté sans plan et sans intentions. Il est l’image parfaite de ce qui se passe chaque jour ; il est le journal exact de l’existence ; et la philosophie en demeure si complètement latente, si complètement cachée derrière les faits ; la psychologie est si parfaitement enfermée dans les actes, dans les attitudes, dans les paroles des personnages, que le gros public, accoutumé aux effets soulignés, aux enseignements apparents, n’a pas compris la valeur de ce roman incomparable.
Seuls, les esprits très aigus et observateurs ont saisi la portée de ce livre unique, si simple, si morne, si plat en apparence, mais si profond, si voilé, si amer.
L’Éducation sentimentale, méprisée par la plupart des critiques accoutumés aux formes connues et immuables de l’art, a des admirateurs nombreux et enthousiastes qui placent cette œuvre au premier rang parmi les œuvres de Flaubert.
Mais il lui fallait, par suite d’une de ces réactions nécessaires à son esprit, entreprendre de nouveau un sujet large et poétique, et il refit une œuvre ébauchée autrefois, La Tentation de saint Antoine.
C’est là, certes, l’effort le plus puissant qu’ait jamais tenté un esprit. Mais la nature même du sujet, son étendue, sa hauteur inaccessible rendaient l’exécution d’un pareil livre presque au-dessus des forces humaines.
Reprenant la vieille légende des tentations du solitaire, il l’a fait assaillir non plus seulement par des visions de femmes nues et de nourritures succulentes, mais par toutes les doctrines, toutes les croyances, toutes les superstitions où s’est égaré l’esprit inquiet des hommes. C’est le défilé colossal des religions escortées de toutes les conceptions étranges, naïves ou compliquées, écloses dans les cerveaux des rêveurs, des prêtres, des philosophes, torturés par le désir de l’impénétrable inconnu.
Puis, aussitôt achevée cette œuvre énorme, troublante, un peu confuse comme le chaos des croyances écroulées, il recommença presque le même sujet en prenant les sciences au lieu des religions et deux bourgeois bornés au lieu du vieux saint en extase.
Voici quels sont l’idée et le développement de ce livre encyclopédique, Bouvard et Pécuchet, qui pourrait porter comme sous-titre : « Du défaut de méthode dans l’étude des connaissances humaines. »
Deux copistes employés à Paris se rencontrent par hasard et se lient d’une étroite amitié. L’un d’eux fait un héritage, l’autre apporte ses économies ; ils achètent une ferme en Normandie, rêve de toute leur existence, et quittent la capitale.
Alors ils commencent une série d’études et d’expériences embrassant toutes les connaissances de l’humanité ; et, là, se développe la donnée philosophique de l’ouvrage.
Ils se livrent d’abord au jardinage, puis à l’agriculture, à la chimie, à la médecine, à l’astronomie, à l’archéologie, à l’histoire, à la littérature, à la politique, à l’hygiène, au magnétisme, à la sorcellerie ; ils arrivent à la philosophie, se perdent dans les abstractions, tombent dans la religion, s’en dégoûtent, tentent l’éducation de deux orphelins, échouent encore et, désespérés, se remettent à copier comme autrefois.
Le livre est donc une revue de toutes les sciences, telles qu’elles apparaissent à deux esprits assez lucides, médiocres et simples. C’est en même temps un formidable amoncellement de savoir, et surtout une prodigieuse critique de tous les systèmes scientifiques opposés les uns aux autres, se détruisant les uns les autres par les contradictions des faits, les contradictions des lois reconnues, indiscutées. C’est l’histoire de la faiblesse de l’intelligence humaine, une promenade dans le labyrinthe infini de l’érudition avec un fil dans la main ; ce fil est la grande ironie d’un penseur qui constate sans cesse, en tout, l’éternelle et universelle bêtise.
Des croyances établies pendant des siècles sont exposées, développées et désarticulées en dix lignes par l’opposition d’autres croyances aussi nettement et vivement démontrées et démolies. De page en page, de ligne en ligne, une connaissance se lève, et aussitôt une autre se dresse à son tour, abat la première et tombe elle-même frappée par sa voisine.
Ce que Flaubert avait fait pour les religions et les philosophies antiques dans La Tentation de saint Antoine, il l’a de nouveau accompli pour tous les savoirs modernes. C’est la tour de Babel de la science, où toutes les doctrines diverses, contraires, absolues pourtant, parlant chacune sa langue, démontrent l’impuissance de l’effort, la vanité de l’affirmation et toujours « l’éternelle misère de tout ».
La vérité d’aujourd’hui devient erreur demain ; tout est incertain, variable, et contient en des proportions inconnues des quantités de vrai comme de faux. À moins qu’il n’y ait ni vrai ni faux. La morale du livre semble contenue dans cette phrase de Bouvard : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. »
Ce livre touche à ce qu’il y a de plus grand, de plus curieux, de plus subtil et de plus intéressant dans l’homme : c’est l’histoire de l’idée sous toutes ses formes, dans toutes ses manifestations, avec toutes ses transformations, dans sa faiblesse et dans sa puissance.
Ici, il est curieux de remarquer la tendance constante de Gustave Flaubert vers un idéal de plus en plus abstrait et élevé. Par idéal il ne faut point entendre ce genre sentimental qui séduit les imaginations bourgeoises. Car l’idéal, pour la plupart des hommes, n’est autre chose que l’invraisemblable. Pour les autres, c’est tout simplement le domaine de l’idée.
Les premiers romans de Flaubert ont été d’abord une étude de mœurs très vraie, très humaine, puis un poème éclatant, une suite d’images, de visions.
Dans Bouvard et Pécuchet, les véritables personnages sont des systèmes et non plus des hommes. Les acteurs servent uniquement de porte-voix aux idées qui, comme des êtres, se meuvent, se joignent, se combattent et se détruisent.
Et un comique tout particulier, un comique sinistre, se dégage de cette procession de croyances dans le cerveau de ces deux pauvres bonshommes qui personnifient l’humanité. Ils sont toujours de bonne foi, toujours ardents ; et invariablement l’expérience contredit la théorie la mieux établie, le raisonnement le plus subtil est démoli par le fait le plus simple.
Ce surprenant édifice de science, bâti pour démontrer l’impuissance humaine, devait avoir un couronnement, une conclusion, une justification éclatante. Après ce réquisitoire formidable, l’auteur avait entassé une foudroyante provision de preuves, le dossier des sottises cueillies chez les grands hommes.
Quand Bouvard et Pécuchet, dégoûtés de tout, se remettaient à copier, ils ouvraient naturellement les livres qu’ils avaient lus et, reprenant l’ordre naturel de leurs études, transcrivaient minutieusement des passages choisis par eux dans les ouvrages où ils avaient puisé. Alors commençait une effrayante série d’inepties, d’ignorances, de contradictions flagrantes et monstrueuses, d’erreurs énormes, d’affirmations honteuses, d’inconcevables défaillances des plus hauts esprits, des plus vastes intelligences. Quiconque a écrit sur un sujet quelconque a dit parfois une sottise. Cette sottise, Flaubert l’avait infailliblement trouvée et recueillie ; et, la rapprochant d’une autre, puis d’une autre, puis d’une autre, il en avait formé un faisceau formidable qui déconcerte toute croyance et toute affirmation.
Ce dossier de la bêtise humaine formait une montagne de notes demeurées trop éparses, trop mêlées, pour être jamais publiées en entier.
Il les avait cependant classées ; mais il devait revoir cette classification première, la modifier, supprimer au moins la moitié de cet amas de documents. Voici, toutefois, l’ordre dans lequel il avait laissé ces notes :

Morale.
Amour.
Philosophie.
Mysticisme.
Religion.
Prophétie.
Socialisme (religieux et politique).
Critique.
Esthétique.
Spécimens de style    { Périphrases. Palinodies. Rococo.

Style des grands écrivains, des journalistes, des poètes.

Style.    { Classique. Scientifique    { Médical. Agricole. Clérical. Révolutionnaire. Romantique. Réaliste. Dramatique. Officiel des souverains. Poétique officiel.


HISTOIRE DES IDÉES SCIENTIFIQUES.

Beaux-arts.
Beautés.    { Du parti de l’ordre. Des gens de lettres. De la religion. Des souverains.
Opinions sur les grands hommes.
Les classiques corrigés.
Bizarreries. — Férocités. — Excentricités. — Injures. — Sottises. — Lâchetés.
Exaltation du bas.
Charabia officiel.    { Discours. Circulaires.


IMBÉCILES.

Le dictionnaire des idées reçues.
Le catalogue des opinions chic.

C’est donc bien là l’histoire de la bêtise humaine sous toutes ses formes.
Quelques citations peuvent faire comprendre la portée et la nature de ces notes.


PHILOSOPHIE, MORALE, RELIGION.

Les Grecs corrompus par leur philosophie raisonneuse.
Ce peuple si brillant n’a rien fondé, rien établi de durable, et il n’est resté de lui que des souvenirs de crimes et de désastres, de livres et de statues. Il manqua toujours de raison.
Lamennais, Essai sur l’indifférence, t. IV, p. 171.
Morale.
Les souverains ont le droit de changer quelque chose aux mœurs.
Descartes, Discours de la méthode, part. 6.
L’étude des mathématiques, en comprimant la sensibilité et l’imagination, rend quelquefois l’explosion des passions terrible.
Dupanloup, Éducation intellectuelle, p. 417.
La superstition est un ouvrage avancé de la religion qu’il ne faut pas détruire.
De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, ent. VII, p. 234.
L’eau est faite pour soutenir ces prodigieux édifices flottants que l’on appelle des vaisseaux.
Fénelon


BEAUTÉS RELIGIEUSES, PHILOSOPHIE, MORALE.

Économie politique.
En 1823, des habitants de la ville de Lille, parlant au nom de l’huile de colza, exposèrent au gouvernement qu’un produit nouveau, le gaz, commençait à se répandre ; que ce mode d’éclairage, s’il se généralisait, ferait délaisser les autres, d’autant plus qu’il paraissait être à la fois meilleur et à plus bas prix, etc. En raison de quoi, ils priaient humblement, mais fermement, Sa Majesté, protectrice naturelle de leur travail, de vouloir bien préserver de toute atteinte leurs droits acquis en interdisant absolument ce produit perturbateur.
Frédéric Passy, Discours sur le libre-échange.
15 décembre 1878.

Shakespeare lui-même, tout grossier qu’il était, n’était pas sans lecture et sans connaissance.
La Harpe, Introduction de Cours littéraire.
Style ecclésiastique.
Mesdames, dans la marche de la société chrétienne, sur le railway du monde, la femme c’est la goutte d’eau dont l’influence magnétique, vivifiée et purifiée par le feu de l’Esprit saint, communique aussi le mouvement au convoi social sous son impulsion bienfaisante ; il court sur la voie du progrès, et s’avance vers les doctrines éternelles.
Mais si, au lieu de fournir la goutte d’eau de la bénédiction divine, la femme apporte la pierre du déraillement, il se produit d’affreuses catastrophes.
Mgr Mermillod, De la vie surnaturelle dans les âmes.


PÉRIPHRASES.

Imbéciles.
Je trouverais mauvais qu’une fille peu sage vécût avec un homme avant le mariage.
(Traduction d’Homère.) Ponsard.
Style romantique.
Sibylle, jouant de la harpe, était généralement adorable. Le mot ange venait aux lèvres en la regardant.
Sibylle (p. 116). O. Feuillet.
Style des souverains.
La richesse d’un pays dépend de la prospérité générale.
Louis-Napoléon.
Cité dans La Rive Gauche, 12 mars 1865.
Style catholique
L’enseignement philosophique fait boire à la jeunesse du fiel de dragon dans le calice de Babylone.
Pie IX, Manifeste, 1847.
Les inondations de la Loire sont dues aux excès de la presse et à l’inobservation du dimanche.
L’évèque de Metz, Mandement, décembre 1846.


IDÉES SCIENTIFIQUES.

Histoire naturelle.
Les femmes en Égypte se prostituaient publiquement aux crocodiles !
Proudhon (De la célébration du dimanche, 1850).
Les chiens sont pour l’ordinaire de deux teintes opposées, l’une claire et l’autre rembrunie, afin que, quelque part qu’ils soient dans la maison, ils puissent être aperçus sur les meubles, avec la couleur desquels on les confondrait.
Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la Nature.
Les puces se jettent, partout où elles sont, sur les couleurs blanches. Cet instinct leur a été donné afin que nous puissions les attraper plus aisément.
Bernardin de Saint-Pierre, Harmonies de la Nature.
Le melon a été divisé en tranches par la nature afin d’être mangé en famille ; la citrouille, étant plus grosse, peut être mangée avec les voisins.
Bernardin de Saint-Pierre, Études de la Nature.
Souci de la vérité.
Toute autorité, mais surtout celle de l’Église, doit s’opposer aux nouveautés, sans se laisser effrayer par le danger de retarder la découverte de quelques vérités, inconvénient passager et tout à fait nul, comparé à celui d’ébranler les institutions et les opinions reçues.
P. 283, t. II, De Maistre, Exam. philos., Bacon.
La maladie des pommes de terre a pour cause le désastre de Monville. Le météore a plus agi dans les vallées, il a soustrait le calorique. C’est l’effet d’un refroidissement subit.
Raspail, Hist. Santé et Maladie, pp. 246-247.
Poissons.
Je remarque sur les poissons que c’est une merveille qu’ils puissent naître et vivre dans l’eau de mer, qui est salée, et que leur race ne soit pas anéantie depuis longtemps.
Gaume, Catéchisme de persévérance, 57.
De la Chimie.
Est-il nécessaire d’observer que cette vaste science (la chimie) est absolument déplacée dans un enseignement général ? À quoi sert-elle pour le ministre, pour le magistrat, pour le militaire, pour te marin, pour le négociant ?
De Maistre, Lettres et opuscules inédits.
Mépris de la Science.
Plusieurs personnes ont pensé que la science, entre les mains de l’homme, dessèche le cœur, désenchante la nature, mène les esprits faibles à l’athéisme, et de l’athéisme au crime.
Chateaubriand, Génie du Christianisme, p. 335.
Zoologie.
C’est, ce nous semble, une grande pitié que de trouver aujourd’hui l’homme mammifère rangé, d’après le système de Linnæus, avec les singes, les chauves-souris et les paresseux. Ne valait-il pas autant le laisser à la tête de la création, où l’avaient placé Moïse, Aristote, Buffon et la nature ?
Chateaubriand, Génie du Christianisme, p. 351.
Ses mouvements (du serpent) différent de ceux de tous les animaux ; on ne saurait dire où gît le principe de son déplacement, car il n’a ni nageoires, ni pieds, ni ailes, et cependant il fuit comme une ombre, il s’évanouit magiquement.
Chateaubriand, Génie du Christianisme, p. 138.
Linguistique.
Si on avait un dictionnaire des langues sauvages, on y trouverait des restes évidents d’une langue antérieure parlée par un peuple éclairé, et, quand même nous ne les trouverions pas, il en résulterait seulement que la dégradation est arrivée su point d’effacer ces derniers restes.
De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg.
Les sciences naturelles sont secondaires.
Il appartient aux prélats, aux nobles, aux grands officiers de l’État, d’être les dépositaires et les gardiens des vérités conservatrices, d’apprendre aux nations ce qui est mal et ce qui est bien, ce qui est vrai et ce qui est faux dans l’ordre moral et spirituel. Les autres n’ont pas le droit de raisonner sur ces sortes de matières. Ils ont les sciences naturelles pour s’amuser. De quoi pourraient-ils se plaindre ?
8ème Entretien. De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg, p. 131.
La science doit être mise à la seconde place.
Si l’on n’en vient pas aux anciennes maximes, si l’éducation n’est pas rendue aux prêtres et si la science n’est pas mise partout à la seconde place, les maux qui nous attendent sont incalculables ; nous serons abrutis par la science, et c’est le dernier degré de l’abrutissement.
De Maistre, Essai sur les principes générateurs.


BÉVUES HISTORIQUES.

Opinion sur l’étude de l’histoire.
L’enseignement de l’histoire peut avoir, selon moi, des inconvénients et des périls pour le professeur. Il en a aussi pour les élèves.
Dupanloup.
Critique historique.
Si on considère Napoléon sous le rapport des qualités morales, il est difficile à apprécier, parce qu’il est difficile d’aller découvrir la bonté chez un soldat toujours occupé à joncher la terre de morts, l’amitié chez un homme qui n’eut jamais d’égaux autour de lui, la probité chez un potentat qui était le maître des richesses de l’univers. Toutefois, quelque en dehors des règles ordinaires que fût ce mortel, il n’est pas impossible de saisir çà et là certains traits de sa physionomie morale.
A. Thiers, Histoire du Consulat et de l’Empire, vol. XX, p. 713.
J’ai ouï plusieurs fois déplorer l’aveuglement du conseil de François Ier, qui rebuta Christophe Colomb qui lui proposait les Indes.
Montesquieu, Esprit des Lois, liv. XXI, ch. XXII.
(François Ier monte sur le trône en 1515. Christophe Colomb meurt en 1506.)
Pipe au XVème siècle.
À quelques pas de cette scène si vive, le chef espagnol, immobile, fumait une longue pipe.
Villemain, Lascaris.
À la veille de l’empire napoléonien.
Il n’a jamais existé de famille souveraine dont on puisse assigner l’origine plébéienne. Si ce phénomène paraissait, ce serait une époque du monde.
De Maistre, Soirées de Saint-Pétersbourg.
La Prusse ne sera pas rétablie.
Rien ne peut rétablir la puissance de la Prusse (1807). Cet édifice fameux, construit avec du sang, de la boue, de la fausse monnaie et des feuilles de brochures, a croulé en un clin d’œil et c’en est fait pour toujours.
De Maistre, Lettres et Opuscules, p. 98.
Saint Jean Chrysostome, ce Bossuet africain !
[Saint Jean Chrysostome, né à Antioche (Asie).]
La ville de Cannes doublement célèbre par la victoire remportée par Hannibal sur les Romains et par le débarquement de Bonaparte.
Il accuse Louis XI d’avoir persécuté Abélard.
Louis XI, né en 1423.
Abélard, né en 1079.
Smyrne est une île.
J. Janin, dans G. de Flotte, 1860.


EXALTATION DU BAS.

Il faut plus de génie pour être batelier du Rhône que pour faire les Orientales.
Proudhon.


BÊTISES SUR LES GRANDS HOMMES.

Corneille.
Ses mœurs (Chimène) sont du moins scandaleuses ; si, en effet, elles ne sont pas dépravées. Ces pernicieux exemples rendent l’ouvrage notablement défectueux, et s’écartent du but de la poésie qui veut être utile.
Académie (sur le Cid).
Qu’on me cite une pièce du grand Corneille que je ne me charge de refaire mieux que lui ! Qui tient la gageure ? Je n’aurais fait que ce dont tout homme est capable, pourvu qu’il croie aussi fermement en Aristote qu’en moi.
Lessing, Dramaturgie de Hambourg, pp. 462-463.
Malgré la réputation dont jouit cet écrivain (La Bruyère), il y a beaucoup de négligence dans son style.
Condillac, Traité de l’art d’écrire.
(Descartes) Rêveur fameux par les écarts de son imagination et dont le nom est fait pour le pays des chimères.
Marat, à propos du Panthéon.
Rabelais, ce boueux de l’humanité.
Lamartine..
Lulli.
Ses airs tant répétés dans le monde ne servent qu’à insinuer des passions les plus déréglées.
Bossuet, Maximes sur la Comédie.
Molière.
C’est dommage que Molière ne sache pas écrire.
Fénelon.
Molière est un infâme histrion.
Bossuet.
Byron.
Le génie byronien me semble, au fond, un peu bête.
L. Veuillot, Libres Penseurs, p. 11.
À mon avis, Byron, très justement rejeté de la famille et de la patrie, c’est-à-dire mis au bagne pour avoir été mari infidèle et citoyen scandaleux, s’il eût été homme de sens et vraiment grand par l’esprit et par le cœur, aurait fait tout simplement pénitence, afin de reconquérir le droit d’élever sa fille et de servir son pays.
L. Veuillot, Libres Penseurs, p. 11.
Injures aux grands hommes.
C’est (Bonaparte) en effet un grand gagneur de batailles ; mais, hors de là, le moindre général est plus habile que lui.
Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons.
Bonaparte.
On a cru qu’il (Bonaparte) avait perfectionné l’art de la guerre, et il est certain qu’il l’a fait rétrograder vers l’enfance de l’art.
Chateaubriand, De Buonaparte et des Bourbons.
Bacon.
Bacon est absolument dépourvu de l’esprit d’analyse, non seulement ne savait pas résoudre les questions, mais ne savait pas même les poser.
De Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, t. I, p. 37.
Bacon, homme étranger à toutes les sciences et dont toutes les idées fondamentales étaient fausses.
De Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, t. I, p. 82.
Bacon avait l’esprit éminemment faux et d’un genre de fausseté qui n’a jamais appartenu qu’à lui. Son incapacité absolue, essentielle, radicale dans toutes les branches des sciences naturelles.
De Maistre, Examen de la philosophie de Bacon, t. I, p. 285.
Voltaire.
Voltaire est nul comme philosophe, sans autorité comme critique et historien, arriéré comme savant, percé à jour dans sa vie privée et déconsidéré par l’orgueil, la méchanceté et les petitesses de son âme et de son caractère.
Dupanloup, Haute Éducation intellectuelle.
Goethe.
La postérité, à laquelle Goethe a donné son œuvre à juger, fera ce qu’elle a à faire. Elle écrira sur ses tablettes d’airain :
« Goethe, né à Francfort en 1749, mort à Weimar en 1832, grand écrivain, grand poète, grand artiste. »
Et, lorsque les fanatiques de la forme pour la forme, de l’art pour l’art, de l’amour quand même et du matérialisme, viendront lui demander d’ajouter :
« Grand homme ! » elle répondra : Non !
A. Dumas fils.
23 juillet 1873.


IDÉES SUR L’ART.

Imbéciles.
Nul doute que les hommes extraordinaires, en quelque genre que ce soit, ne doivent une partie de leur succès aux qualités supérieures dont leur organisation est douée.
Damiron, Cours de philosophie, t. II, p. 35.
Jocrisses.
Sitôt qu’un Français a passé la frontière, il entre sur le territoire étranger.
L. Havin, Courrier du Dimanche.
15 décembre.

Quand la borne est franchie, il n’est plus de limites.
Ponsard.
Imbéciles.
L’épicerie est respectable. C’est une branche du commerce. L’armée est plus respectable encore, parce qu’elle est une institution dont le but est l’ordre.
L’épicerie est utile, l’armée est nécessaire.
Les Nouvelles, Jules Noriac
26 octobre 1865.

Il existe environ la valeur de trois volumes de ces notes.
L’aptitude de Gustave Flaubert pour découvrir ce genre de bêtises était surprenante. Un exemple est caractéristique.
En lisant le discours de réception de Scribe à l’Académie française, il s’arrêta net devant cette phrase qu’il nota immédiatement :
La comédie de Molière nous instruit-elle des grands événements du siècle de Louis XIV ? Nous dit-elle un mot des erreurs, des faiblesses ou des fautes du grand roi ? Nous parle-t-elle de la révocation de l’Édit de Nantes ?
Il écrivit au-dessous de cette citation :
Révocation de l’Édit de Nantes, 1685.
Mort de Molière, 1673.
Comment se peut-il qu’aucun des académiciens, réunis en Comité pour entendre la lecture de ce discours avant qu’il fût prononcé, ne fit ce simple rapprochement de dates ?
Gustave Flaubert comptait donc former un volume entier de ces documents justificatifs. Pour rendre moins lourd et fastidieux ce recueil de sottises il y aurait intercalé deux ou trois contes, d’un idéalisme poétique, copiés aussi par Bouvard et Pécuchet.
On a trouvé dans ses papiers le plan d’une de ces nouvelles, qui aurait été intitulée : Une Nuit de Don Juan.
Ce plan, indiqué en phrases courtes, souvent même par des mots sans suite, révèle mieux que toute dissertation sa manière de concevoir et de préparer son travail. À ce point de vue, il peut être intéressant. Le voici :
UNE NUIT DE DON JUAN
I
Le faire sans parties, d’un seul trait.
Commencement mouvementé comme action, — en tableau deux cavaliers arrivent sur les chevaux essoufflés. Aperçu de paysage, mais pas encore trop indiqué, seulement comme lumière, dans les arbres, — on laisse paître les chevaux dans les broussailles, — ils s’y empêtrent la gourmette, etc. — Cela au milieu du dialogue, coupé, de temps à autre, par de petits détails d’action.
Don Juan se déboutonne et jette son épée qui sort un peu du fourreau sur le gazon. — Il vient de tuer le frère de dona Elvire. — Ils sont en fuite. — La conversation commence par des aigreurs et des brusqueries.
Paysage. — Le couvent derrière eux. — Ils sont assis sur une pelouse en pente sous des orangers. — Cercle des bois autour d’eux. — Terrain d’une pente légère devant eux. — Horizon de montagnes pelées par le sommet. — Coucher de soleil.
Don Juan est las et s’en prend à Leporello. — Mais est-ce ma faute, la vie que vous menez et me faites mener ? — Eh bien, la vie que je mène, est-ce ma faute aussi ? — Comment, ce n’est pas votre faute ! — Leporello le croit, car il lui a souvent vu de bonnes intentions de mener une vie plus rangée. — Oui, et le hasard en dispose autrement. Exemples. — Leporello reprend les exemples : désir qu’il a de connaître à toutes les femmes qu’il voit, jalousie universelle du genre humain. — Vous voudriez que tout fût à vous. — Vous cherchez les occasions. — Oui, une inquiétude me pousse. Je voudrais... aspiration. — Moins que jamais il ne sait pas ce qu’il voudrait, ce qu’il veut. — Leporello depuis longtemps ne comprend plus rien à ce que dit son maître. — Don Juan souhaite d’être pur, d’être un adolescent vierge. — Il ne l’a jamais été, car il a toujours été hardi, impudent, positif. — Il a voulu souvent se donner les émotions de l’innocence. — Dans tout et partout c’est la femme qu’il cherche. — Mais pourquoi les quittez-vous ? — Ah ! pourquoi ! — Don Juan répond par l’ennui de la femme possédée. — Embêtement que cause son œil, tentation de battre celles qui pleurent. — Comme vous les repoussez, les pauvres petites biches. — Comme vous oubliez. — Don Juan s’étonne lui-même de l’oubli et sonde cette idée, c’est une chose triste. — J’ai retrouvé des gages d’amour que je ne savais plus d’où ils me venaient. — Vous vous plaignez de la vie, maître, c’est injuste. — Leporello jouit scélératement à l’idée du bonheur de Don Juan. — Les jeunes gens le regardent avec envie, lui, Leporello, comme participant à quelque chose de la poésie de son maître.
Rêverie de Don Juan à l’idée que lui soumet Leporello qu’il peut avoir un fils quelque part ?...
Et je vous ai vu désirer de revoir des anciennes. — Désir qu’a Don Juan de pouvoir préciser dans sa pensée des visages presque effacés. — Que ne donnerait-il pas pour r’avoir une idée nette de cas images !
Ce n’est pas tout de changer. C’est que vous changez souvent pour pire. — Amour des femmes laides. N’avez-vous pas été, l’an passé, fou de cette vieille marquise napolitaine ?
Don Juan raconte comment il a perdu son pucelage (une vieille duègne, dans l’ombre, dans un château). — Mais tu ne sais donc pas ce que c’est qu’un désir, pauvre homme (en lui saisissant le bras), et ce qui le fait naître ? — Excitation d’un désir physique. — Corruption. — Abîme qui sépare l’objet du sujet, et appétit de celui-ci à entrer dans l’autre. — Voilà pourquoi toujours je suis en quête. — Silence.
Il y avait dans le jardin de mon père une figure de femme, proue de navire. — Envie d’y monter. — Il y grimpe un jour, et lui prend les seins. — Araignées dans le bois pourri. — Premier sentiment de la femme, excitation du péril. — Et toujours j’ai retrouvé la poitrine de bois. — Comment, mais pourtant quand elles jouissent ! car je vous vois heureux. — Étonnement de la jouissance (calme avant, calme après), c’est ce qui m’a toujours fait soupçonner qu’il y avait quelque chose au-delà. — Mais non. — Impossibilité d’une communion parfaite, quelque adhérent que soit le baiser. — Quelque chose gêne et de soi fait mur. Silence des pupilles qui se dévorent. Le regard va plus avant que les mots. De là le désir, toujours renouvelé et toujours trompé, d’une adhérence plus intime. (À des places différentes noter :
Jalousie dans le désir = savoir, avoir.
Jalousie dans la possession = regarder dormir, connaître à fond.
Jalousie dans le souvenir = r’avoir, se souvenir bien.)
C’est pourtant toujours la même chose, dit Leporello. — Eh ! non, ce n’est jamais la même chose ! Autant de femmes et autant d’envies, de jouissances et d’amertumes différentes.
Que le vulgarisme de Leporello fasse ressortir le supériorisme de Don Juan et le pose objectivement en montrant la différence, et pourtant il n’y a de différence que dans l’intensité !
Envie des autres hommes. Vouloir être tout ce que les femmes regardent. — Avoir toute beauté, etc. — Vous avez pourtant bien des femmes. — Qu’est-ce que ça me fait ? Le grand nombre de maîtresses, qu’est-ce que c’est comparativement au reste ? Combien m’ignorent et pour lesquelles je n’aurai jamais rien été !
Deux espèces d’amour. Celui qui attire à soi, qui pompe, où l’individualisme et les sens prédominent (pas toute espèce de volupté, pourtant). À celui-là appartient la jalousie. Le second, c’est l’amour qui vous tire hors de soi. Il est plus large, plus navrant, plus doux. Il a des effluves à la place où l’autre a des âcretés rentrantes. Don Juan a éprouvé les deux quelquefois à propos de la même femme. Il y a des femmes qui portent au premier, d’autres qui provoquent le second, quelquefois tout à la fois. Cela aussi dépend des moments, des hasards et des dispositions.
Don Juan est las et finit par avoir l’envie de crever qui vous prend quand on a trop pensé, sans solution.
On entend la cloche des morts. En voilà un pour qui tout est fini. Qu’est-ce donc ?
Et ils lèvent la tête.
II
Don Juan escalade le mur et voit Anna Maria couchée. — Tableau. — Longue contemplation, — désir, — souvenir. — Elle se réveille. D’abord quelques mots entrecoupés comme faisant suite à sa pensée. Elle n’a pas peur de lui (le moins heurté possible, sans qu’on puisse distinguer le fantastique du réel).
Il y a longtemps que je t’attends. Tu ne venais pas. — Raconte sa maladie et sa mort. — À mesure que le dialogue prend, elle se réveille de plus en plus. — Sueur sur ses bandeaux, se lève lentement, lentement, d’abord sur les coudes, puis assise. — Grands yeux ébahis. Rentrer dans le précis. — Comment ?
C’est donc toi dont j’entendais les pas dans les bois, — étouffement des nuits. — Promenade dans le cloître, ombre des colonnes, qui ne remuaient pas comme eussent fait les arbres. Je plongeais mes mains dans la fontaine. — Comparaison symbolique du cerf altéré. — Après-midi d’été.
On nous défendait de raconter nos songes — à propos du crucifix qui domine le lit d’Anna Maria, ce Christ qui veille sur les rêves. — Le crucifix est toujours immobile pendant que le cœur de la jeune fille est agité et saigne souvent.
Ce qu’est le Christ pour Anna Maria, mais il ne me répond pas dans mon amour. — Oh ! je l’ai bien prié pourtant ! Pourquoi n’a-t-il pas voulu, pourquoi ne m’a-t-il pas écouté ? Aspirations de chair et d’amour vrai (complétant l’amour mystique), en parallèle avec les aspirations dévergondées de Don Juan, qui a eu, dans ses autres amours, surtout aux moments de lassitude, des besoins mystiques. (Indiquer ceci, quant à Don Juan, dans sa conversation avec Leporello).
Mouvement d’Anna Maria entourant Don Juan de ses deux bras. — Le gras de l’avant-bras porté sur les carotides et les poignets au bout des mains raidies, plus petites pour atteindre à lui ; une boucle des cheveux de Don Juan, en se baissant vers elle, se prend dans le bouton de sa chemise.
La nuit animée, — feu de pâtres sur les montagnes. Là aussi on parle d’amour. — C’est l’amour qui les occupe. Tu ne connais pas la joie simple. Le jour vient.
Aspirations de vie d’Anna Maria à l’époque des moissons. Matinées de dimanche les jours de fête dans l’église. — Les directeurs la tourmentent. — J’aimais beaucoup le confessionnal. Elle s’en approchait avec un sentiment de crainte voluptueuse parce que son cœur allait s’ouvrir. — Mystère, ombre. — Mais elle n’avait pas de péchés à dire, elle aurait voulu en avoir. Il y a, dit-on, des femmes à vie ardente, — heureuse.
Un jour elle s’évanouit toute seule dans l’église, où elle venait mettre des fleurs (l’organiste jouait tout seul), en contemplant un vitrail pénétré de soleil.
Désirs fréquents qu’elle a de la communion. Avoir Jésus dans le corps, Dieu en soi ! — À chaque nouveau sacrement il lui semblait qu’une soif serait apaisée. — Elle multipliait les œuvres, jeûnes, prières, etc. — Sensualité du jeûne. — Se sentir l’estomac tiraillé, faiblesses de tête. -- Elle a peur, elle s’étudie à se donner des peurs, etc. — Mortifications. — Elle aimait beaucoup les bonnes odeurs. — Elle flaire des choses dégoûtantes. — Volupté des mauvaises odeurs. — Elle en est honteuse devant Don Juan, que ça enthousiasme. — Anna Maria s’étonne de son désir. — Qu’est-ce ? Comment se fait-il que je désire et qu’elle désire ce qu’elle ne sait pas ? La volupté se glisse partout en elle (comme le dégoût chez Don Juan). — J’entendais parler du monde. -- Parle-moi ! parle-moi !
La lampe s’éteint faute d’huile. — Les étoiles éclairent la chambre (pas de lune). — Puis le jour paraît. — Anna Maria retombe morte.
On entend des chevaux brouter et faire sonner leur selle sur leur dos. Don Juan s’enfuit.
Ton du caractère d’Anna Maria : doux.
Ne jamais perdre de vue Don Juan. L’objet principal (au moins de la seconde partie) c’est l’union, l’égalité, la dualité, dont chaque terme a été jusqu’ici incomplet, se fusionnant, et que chacun montant graduellement aille se compléter et s’unir au terme voisin.

Gustave Flaubert n’écrivit point d’un seul coup Bouvard et Pécuchet. On peut dire que la moitié de sa vie s’est passée à méditer ce livre et qu’il a consacré ses six dernières années à exécuter ce tour de force. Liseur insatiable, chercheur infatigable, il amoncelait sans repos les documents. Enfin, un jour, il se mit à l’œuvre, épouvanté toutefois devant l’énormité de la besogne. « Il faut être fou, disait-il souvent, pour entreprendre un pareil livre. » Il fallait surtout une patience surhumaine et une indéracinable volonté.
Là-bas, à Croisset, dans son grand cabinet à cinq fenêtres, il geignait jour et nuit sur son œuvre. Sans aucune trêve, sans délassements, sans plaisirs et sans distractions, l’esprit formidablement tendu, il avançait avec une lenteur désespérante, découvrant chaque jour de nouvelles lectures à faire, de nouvelles recherches à entreprendre. Et la phrase aussi le tourmentait, la phrase si concise, si précise, colorée en même temps, qui devait renfermer en deux lignes un volume, en un paragraphe toutes les pensées d’un savant. Il prenait ensemble un lot d’idées de même nature et, comme un chimiste préparant un élixir, il les fondait, les mêlait, rejetait les accessoires, simplifiait les principales, et de son formidable creuset sortait des formules absolues contenant en cinquante mots un système entier de philosophie.
Une fois il lui fallut s’arrêter, épuisé, presque découragé, et comme repos il écrivit son délicieux volume intitulé : Trois Contes.
On dirait qu’il a voulu faire là un résumé complet et parfait de son œuvre. Les trois nouvelles : Un Cœur simple, La Légende de saint Julien l’Hospitalier et Hérodias, montrent d’une façon courte et admirable les trois faces de son talent.
S’il fallait classer ces trois bijoux, peut-être mettrait-on au premier rang Saint Julien l’Hospitalier. C’est un absolu chef-d’œuvre de couleur et de style, un chef-d’œuvre d’art.
Un Cœur simple raconte l’histoire d’une pauvre servante de campagne honnête et bornée, dont la vie va tout droit jusqu’à la mort, sans qu’une lueur de bonheur vrai l’éclaire jamais.
La Légende de saint Julien l’Hospitalier nous montre les aventures miraculeuses du saint, comme le ferait un vieux vitrail d’église d’une naïveté savante et colorée.
Hérodias nous dit l’accident tragique de la décollation de saint Jean-Baptiste.
Gustave Flaubert avait encore plusieurs sujets de nouvelles et de romans.
Il comptait écrire d’abord le Combat des Thermopyles et il devait accomplir un voyage en Grèce au commencement de l’année 1882 pour voir le paysage réel de cette lutte surhumaine.
Il voulait faire de cela une sorte de récit patriotique simple et terrible, qu’on pourrait lire aux enfants de tous les peuples pour leur apprendre l’amour du pays.
Il voulait montrer les âmes vaillantes, les cœurs magnanimes et les corps vigoureux de ces héros symboliques, et, sans employer un mot technique, ni un terme ancien, dire cette bataille immortelle qui n’appartient pas à l’histoire d’une nation, mais à l’histoire du monde. Il se réjouissait à l’idée d’écrire en termes sonores les adieux de ces guerriers recommandant à leurs femmes, s’ils mouraient dans la rencontre, d’épouser vite des hommes robustes pour donner de nouveaux fils à la patrie. La pensée seule de ce conte héroïque jetait Flaubert dans un enthousiasme violent.
Il songeait encore à une sorte de Matrone d’Éphèse moderne, ayant été séduit par un sujet que lui avait raconté Tourgueneff.
Enfin, il méditait un grand roman sur le Second Empire, où on aurait vu le mélange et le contact des civilisations orientale et occidentale, le rapprochement de ces Grecs de Constantinople, venus à Paris si nombreux pendant le règne de Napoléon et jouant un rôle important dans la société parisienne, avec le monde factice et raffiné de la France impériale.
Deux personnages principaux l’attiraient, l’homme et la femme, un ménage parisien, astucieux avec naïveté, ambitieux et corrompu. L’homme, fonctionnaire supérieur, rêvait d’une haute fortune qu’il atteignait lentement, et, avec une rouerie égoïste et naturelle, il faisait servir sa femme, fort jolie et intrigante, à ses projets.
Malgré les efforts de toute nature de sa compagne, ses désirs n’étaient point satisfaits à son gré. Alors, après de longues années de tentatives, ils reconnaissaient tous deux la vanité de leurs espérances et finissaient leur vie en honnêtes gens déçus, d’une façon tranquille et résignée.
Il voyait encore en projet un autre grand roman sur l’administration, avec ce titre : Monsieur le Préfet, et il affirmait que personne n’avait jamais compris quel personnage comique, important et inutile est un préfet.


II

Gustave Flaubert était, avant tout, par-dessus tout, un artiste. Le public d’aujourd’hui ne distingue plus guère ce que signe ce mot quand il s’agit d’un homme de lettres. Le sens de l’art, ce flair si délicat, si subtil, si difficile, si insaisissable, si inexprimable, est essentiellement un don des aristocraties intelligentes ; il n’appartient guère aux démocraties.
De très grands écrivains n’ont pas été des artistes. Le public et même la plupart des critiques ne font pas de différence entre ceux-là et les autres.
Au siècle dernier, au contraire, le public, juge difficile et raffiné, poussait à l’extrême ce sens artiste qui disparaît. Il se passionnait pour une phrase, pour un vers, pour une épithète ingénieuse ou hardie. Vingt lignes, une page, un portrait, un épisode, lui suffisaient pour juger et classer un écrivain. Il cherchait les dessous, les dedans des mots, pénétrait les raisons secrètes de l’auteur, lisait lentement, sans rien passer, cherchant, après avoir compris la phrase, s’il ne restait plus rien à pénétrer. Car les esprits, lentement préparés aux sensations littéraires, subissaient l’influence secrète de cette puissance mystérieuse qui met une âme dans les œuvres.
Quand un homme, quelque doué qu’il soit, ne se préoccupe que de la chose racontée, quand il ne se rend pas compte que le véritable pouvoir littéraire n’est pas dans un fait, mais bien dans la manière de le préparer, de le présenter et de l’exprimer, il n’a pas le sens de l’art.
La profonde et délicieuse jouissance qui vous monte au cœur devant certaines pages, devant certaines phrases, ne vient pas seulement de ce qu’elles disent ; elle vient d’une accordance absolue de l’expression avec l’idée, d’une sensation d’harmonie, de beauté secrète échappant la plupart du temps au jugement des foules.
Musset, ce grand poète, n’était pas un artiste. Les choses charmantes qu’il dit en une langue facile et séduisante laissent presque indifférents ceux que préoccupent la poursuite, la recherche, l’émotion d’une beauté plus haute, plus insaisissable, plus intellectuelle.
La foule, au contraire, trouve en Musset la satisfaction de tous ses appétits poétiques un peu grossiers, sans comprendre même le frémissement, presque l’extase que nous peuvent donner certaines pièces de Baudelaire, de Victor Hugo, de Leconte de Lisle.
Les mots ont une âme. La plupart des lecteurs, et même des écrivains, ne leur demandent qu’un sens. Il faut trouver cette âme qui apparaît au contact d’autres mots, qui éclate et éclaire certains livres d’une lumière inconnue, bien difficile à faire jaillir.
Il y a dans les rapprochements et les combinaisons de la langue écrite par certains hommes toute l’évocation d’un monde poétique, que le peuple des mondains ne sait plus apercevoir ni deviner. Quand on lui parle de cela, il se fâche, raisonne, argumente, nie, crie et veut qu’on lui montre. Il serait inutile d’essayer. Ne sentant pas, il ne comprendra jamais.
Des hommes instruits, intelligents, des écrivains même, s’étonnent aussi quand on leur parle de ce mystère qu’ils ignorent ; et ils sourient en haussant les épaules. Qu’importe ! Ils ne savent pas. Autant parler musique à des gens qui n’ont point d’oreille.
Dix paroles échangées suffisent à deux esprits doués de ce sens mystérieux de l’art, pour se comprendre comme s’ils se servaient d’un langage ignoré des autres.
Flaubert fut torturé toute sa vie par la poursuite cette insaisissable perfection.
Il avait une conception du style qui lui faisait enfermer dans ce mot toutes les qualités qui font, en même temps, un penseur et un écrivain. Aussi, quand il déclarait : « Il n’y a que le style », il ne faudrait pas croire qu’il entendît : « Il n’y a que la sonorité ou l’harmonie des mots. »
On entend généralement par « style » la façon propre à chaque écrivain de présenter sa pensée. Le style serait donc différent selon l’homme, éclatant ou sobre, abondant ou concis, suivant les tempéraments. Gustave Flaubert estimait que la personnalité de l’auteur doit disparaître dans l’originalité du livre ; et que l’originalité du livre ne doit point provenir de la singularité du style.
Car il n’imaginait pas des « styles » comme une série de moules particuliers dont chacun porte la marque d’un écrivain et dans lequel on coule toutes ses idées ; mais il croyait au style, c’est-à-dire à une manière unique, absolue, d’exprimer une chose dans toute sa couleur et son intensité.
Pour lui, la forme, c’était l’œuvre elle-même. De même que, chez les êtres, le sang nourrit la chair et détermine même son contour, son apparence extérieure suivant la race et la famille, ainsi, pour lui, dans l’œuvre le fond fatalement impose l’expression unique et juste, la mesure, le rythme, toutes les allures de la forme.
Il ne comprenait point que le fond pût exister sans la forme, ni la forme sans le fond.
Le style devait donc être, pour ainsi dire, impersonnel et n’emprunter ses qualités qu’à la qualité de la pensée et à la puissance de la vision.
Obsédé par cette croyance absolue qu’il n’existe qu’une manière d’exprimer une chose, un mot pour la dire, un adjectif pour la qualifier et un verbe pour l’animer, il se livrait à un labeur surhumain pour découvrir, à chaque phrase, ce mot, cette épithète et ce verbe. Il croyait ainsi à une harmonie mystérieuse des expressions, et, quand un terme juste ne lui semblait point euphonique, il en cherchait un autre avec une invincible patience, certain qu’il ne tenait pas le vrai, l’unique.
Écrire était donc pour lui une chose redoutable, pleine de tourments, de périls, de fatigues. Il allait s’asseoir à sa table avec la peur et le désir de cette besogne aimée et torturante. Il restait là, pendant des heures, immobile, acharné à son travail effrayant de colosse patient et minutieux qui bâtirait une pyramide avec des billes d’enfant.
Enfoncé dans son fauteuil de chêne à haut dossier, la tête rentrée entre ses fortes épaules, il regardait son papier de son œil bleu, dont la pupille, toute petite, semblait un grain noir toujours mobile. Une légère calotte de soie, pareille à celle des ecclésiastiques, couvrant le sommet du crâne, laissait. échapper de longues mèches de cheveux bouclés par le bout et répandus sur le dos. Une vaste robe de chambre en drap brun l’enveloppait tout entier ; et sa figure rouge, que coupait une forte moustache blanche aux bouts tombants, se gonflait sous un furieux afflux de sang. Son regard ombragé de grands cils sombres courait sur les lignes, fouillant les mots, chavirant les phrases, consultant la physionomie des lettres assemblées, épiant l’effet comme un chasseur à l’affût.
Puis il se mettait à écrire, lentement, s’arrêtant sans cesse, recommençant, raturant, surchargeant, emplissant les marges, traçant des mots en travers, noircissant vingt pages pour en achever une, et, sous l’effort pénible de sa pensée, geignant comme un scieur de long.
Quelquefois, jetant dans un grand plat d’étain oriental rempli de plumes d’oie soigneusement taillées la plume qu’il tenait à la main, il prenait la feuille de papier, l’élevait à la hauteur du regard, et, s’appuyant sur un coude, déclamait d’une voix mordante et haute. Il écoutait le rythme de sa prose, s’arrêtait comme pour saisir une sonorité fuyante, combinait les tons, éloignait les assonances, disposait les virgules avec science comme les haltes d’un long chemin.
Une phrase est viable, disait-il, quand elle correspond à toutes les nécessités de la respiration. Je sais qu’elle est bonne lorsqu’elle peut être lue tout haut.
Les phrases mal écrites, écrivait-il dans la préface des Dernières Chansons de Louis Bouilhet, ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie.
Mille préoccupations l’assiégeaient en même temps, l’obsédaient et toujours cette certitude désespérante restait fixe en son esprit : « Parmi toutes ces expressions, toutes ces formes, toutes ces tournures, il n’y a qu’une expression, qu’une tournure et qu’une forme pour exprimer ce que je veux dire. »
Et, la joue enflée, le cou congestionné, le front rouge, tendant ses muscles comme un athlète qui lutte, il se battait désespérément contre l’idée et contre le mot, les saisissant, les accouplant malgré eux, les tenant unis d’une indissoluble façon par la puissance de sa volonté, étreignant la pensée, la subjuguant peu à peu avec une fatigue et des efforts surhumains, et l’encageant, comme une bête captive, dans une forme solide et précise.
De ce formidable labeur naissait pour lui un extrême respect pour la littérature et pour la phrase. Du moment qu’il avait construit une phrase avec tant de peines et de tortures, il n’admettait pas qu’on en pût changer un mot. Lorsqu’il lut à ses amis le conte intitulé : Un Cœur simple, on lui fit quelques remarques et quelques critiques sur un passage de dix lignes, dans lequel la vieille fille finit par confondre son perroquet et le Saint-Esprit. L’idée paraissait subtile pour un esprit de paysanne. Flaubert écouta, réfléchit, reconnut que l’observation était juste. Mais une angoisse le saisit : « Vous avez raison, dit-il, seulement... il faudrait changer ma phrase. »
Le soir même, cependant, il se mit à la besogne ; il passa la nuit pour modifier dix mots, noircit et ratura vingt feuilles de papier, et, pour finir, ne changea rien, n’ayant pu construire une autre phrase dont l’harmonie lui parût satisfaisante.
Au commencement du même conte, le dernier mot d’un alinéa, servant de sujet au suivant, pouvait donner lieu à une amphibologie. On lui signala cette distraction ; il la reconnut, s’efforça de modifier le sens, ne parvint pas à retrouver la sonorité qu’il voulait, et, découragé, s’écria : « Tant pis pour le sens ; le rythme avant tout ! »
Cette question du rythme de la prose le lançait parfois en des dissertations passionnées : « Dans le vers, disait-il, le poète possède des règles fixes. Il a la mesure, la césure, la rime, et une quantité d’indications pratiques, toute une science de métier. Dans la prose, il faut un sentiment profond du rythme, rythme fuyant, sans règles, sans certitude, il faut des qualités innées, et aussi une puissance de raisonnement, un sens artiste infiniment plus subtils, plus aigus, pour changer, à tout instant, le mouvement, la couleur, le son du style, suivant les choses qu’on veut dire. Quand on sait manier cette chose fluide, la prose française, quand on sait la valeur exacte des mots, et quand on sait modifier cette valeur selon la place qu’on leur donne, quand on sait attirer tout l’intérêt d’une page sur une ligne, mettre une idée en relief entre cent autres, uniquement par le choix et la position des termes qui l’expriment ; quand on sait frapper avec un mot, un seul mot, posé d’une certaine façon, comme on frapperait avec une arme ; quand on sait bouleverser une âme, l’emplir brusquement de joie ou de peur, d’enthousiasme, de chagrin ou de colère, rien qu’en faisant passer un adjectif sous l’œil du lecteur, on est vraiment un artiste, le plus supérieur des artistes, un vrai prosateur. »
Il avait pour les grands écrivains français une admiration frénétique ; il possédait par cœur des chapitres entiers des maîtres, et il les déclamait d’une voix tonnante, grisé par la prose, faisant sonner les mots, scandant, modulant, chantant la phrase. Des épithètes le ravissaient : il les répétait cent fois, s’étonnant toujours de leur justesse, et déclarant : « Il faut être un homme de génie pour trouver des adjectifs pareils. »
Personne ne porta plus haut que Gustave Flaubert le respect et l’amour de son art et le sentiment de la dignité littéraire. Une seule passion, l’amour des lettres, a empli sa vie jusqu’à son dernier jour. Il les aima furieusement, d’une façon absolue, unique.
Presque toujours un artiste cache une ambition secrète, étrangère à l’art. C’est la gloire qu’on poursuit souvent, la gloire rayonnante qui nous place, vivant, dans une apothéose, fait s’exalter les têtes, battre des mains, et captive les cœurs des femmes.
Plaire aux femmes ! Voilà aussi le désir ardent de presque tous. Être, par la toute-puissance du talent, dans Paris, dans le monde, un être d’exception, admiré, adulé, aimé, qui peut cueillir, presque à son gré, ces fruits de chair vivante dont nous sommes affamés ! Entrer, partout où l’on va, précédé d’une renommée, d’un respect et d’une adulation, et voir tous les yeux fixés sur soi, et tous les sourires venir à soi. C’est là ce que recherchent ceux qui se livrent à ce métier étrange et difficile de reproduire et d’interpréter la nature par des moyens artificiels.
D’autres ont poursuivi l’argent, soit pour lui-même, soit pour les satisfactions qu’il donne : le luxe de l’existence et les délicatesses de la table.
Gustave Flaubert a aimé les lettres d’une façon si absolue que, dans son âme emplie par cet amour, aucune autre ambition n’a pu trouver place.
Jamais il n’eut d’autres préoccupations ni d’autres désirs ; il était presque impossible qu’il parlât d’autre chose. Son esprit, obsédé par des préoccupations littéraires, y revenait toujours, et il déclarait inutile tout ce qui intéresse les gens du monde.
Il vivait seul presque toute l’année, travaillant sans répit, sans interruption. Liseur infatigable, ses repos étaient des lectures, et il possédait une bibliothèque entière des notes prises dans tous les volumes qu’il avait fouillés. Sa mémoire, d’ailleurs, était merveilleuse, et il se rappelait le chapitre, la page, l’alinéa où il avait trouvé, cinq ou dix ans plus tôt, un petit détail dans un ouvrage presque inconnu. Il savait ainsi un nombre incalculable de faits.
Il passa la plus grande partie de son existence dans sa propriété de Croisset, près Rouen. C’était une jolie maison blanche, de style ancien, plantée tout au bord de la Seine, au milieu d’un jardin magnifique qui s’étendait par-derrière et escaladait, par des chemins rapides, la grande côte de Canteleu. Des fenêtres de son vaste cabinet de travail, on voyait passer tout près, comme s’ils allaient toucher les murs avec leurs vergues, les grands navires qui montaient vers Rouen, ou descendaient vers la mer. Il aimait à regarder ce mouvement muet des bâtiments glissant sur le large fleuve et partant pour tous les pays dont on rêve.
Souvent, quittant sa table, il allait encadrer dans sa fenêtre sa large poitrine de géant et sa tête de vieux Gaulois. À gauche, les mille clochers de Rouen dessinaient dans l’espace leurs silhouettes de pierre, leurs profils travaillés ; un peu plus à droite, les mille cheminées des usines de Saint-Sever vomissaient sur le ciel leurs festons de fumée. La pompe à feu de la Foudre, aussi haute que la plus haute des pyramides d’Égypte, regardait de l’autre côté de l’eau la flèche de la cathédrale, le plus haut clocher du monde.
En face s’étendaient des herbages pleins de vaches rousses et de vaches blanches, couchées ou pâturant debout, et là-bas, à droite, une forêt sur une grande côte fermait l’horizon que parcourait la calme rivière large, pleine d’îles plantées d’arbres, descendant vers la mer et disparaissant au loin dans une courbe de l’immense vallée.
Il aimait ce superbe et tranquille paysage que ses yeux avaient vu depuis son enfance. Presque jamais il ne descendait dans le jardin, ayant horreur du mouvement. Parfois pourtant, quand un ami venait le voir, il se promenait avec lui le long d’une grande allée de tilleuls, plantée en terrasse, et qui semblait faite pour les graves et douces causeries.
Il prétendait que Pascal était venu jadis dans cette maison et qu’il avait dû aussi marcher, rêver et parler sous ces arbres.
Son cabinet ouvrait trois fenêtres sur le jardin et deux sur la rivière. Il était très vaste, n’ayant pour ornement que des livres, quelques portraits d’amis et quelques souvenirs de voyages : des corps de jeunes caïmans séchés, un pied de momie qu’un domestique naïf avait ciré comme une botte et demeuré noir, des chapelets d’ambre d’Orient, un bouddha doré, dominant la grande table de travail, et regardant de ses yeux longs, dans son immobilité divine et séculaire, un admirable buste de Pradier, représentant la sœur de Gustave, Caroline Flaubert, morte toute jeune femme, et, par terre, d’un côté un immense divan turc couvert de coussins, de l’autre une magnifique peau d’ours blanc.
Il se mettait à la besogne dès neuf ou dix heures du matin, se levait pour déjeuner, puis reprenait aussitôt son labeur. Il dormait souvent une heure ou deux dans l’après-midi ; mais il veillait jusqu’à trois ou quatre heures du matin, accomplissant alors le meilleur de sa besogne, dans le silence calme de la nuit, dans le recueillement du grand appartement tranquille, à peine éclairé par les deux lampes couvertes d’un abat-jour vert. Les mariniers, sur la rivière, se servaient comme d’un phare, des fenêtres de « Monsieur Gustave ».
Il s’était fait dans le pays une sorte de légende autour de lui. On le regardait comme un brave homme, un peu toqué, dont les costumes singuliers effaraient les yeux et les esprits.
Il était toujours vêtu, pour travailler, d’un large pantalon, noué par une cordelière de soie à la ceinture et d’une immense robe de chambre tombant jusqu’à terre. Ce vêtement, qu’il avait adopté non par pose, mais à cause de son ampleur commode, était en drap brun l’hiver, et l’été, en étoffe légère, à fond blanc et à dessins clairs. Les bourgeois de Rouen, allant déjeuner à La Bouille, le dimanche, rentraient déçus dans leur espoir quand ils n’avaient pu voir, du pont du bateau à vapeur, cet original de M. Flaubert, debout dans sa haute fenêtre.
Lui aussi prenait plaisir à regarder passer ce bateau chargé de monde. Il portait à ses yeux une jumelle de théâtre qui traînait toujours au bord de sa table ou sur le coin de sa cheminée et contemplait curieusement tous ces visages tournés vers lui. Leur laideur l’amusait, leur étonnement le dilatait ; il lisait sur les figures les caractères, le tempérament, la bêtise de chacun.
On a beaucoup parlé de sa haine contre le bourgeois.
Il faisait de ce mot bourgeois le synonyme de bêtise et le définissait ainsi : « J’appelle bourgeois quiconque pense bassement. » Ce n’est donc nullement à la classe bourgeoise qu’il en voulait, mais à une sorte particulière de bêtise qu’on rencontre le plus souvent dans cette classe. Il avait, du reste, pour le « bon peuple », un mépris aussi complet. Mais, se trouvant moins souvent en contact avec l’ouvrier qu’avec les gens du monde, il souffrait moins de la sottise populaire que de la sottise mondaine. L’ignorance, d’où viennent les croyances absolues, les principes dits immortels, toutes les conventions, tous les préjugés, tout l’arsenal des opinions communes ou élégantes, l’exaspéraient. Au lieu de sourire, comme beaucoup d’autres, de l’universelle niaiserie, de l’infériorité intellectuelle du plus grand nombre, il en souffrait horriblement. Sa sensibilité cérébrale excessive lui faisait sentir comme des blessures les banalités stupides que chacun répète chaque jour. Quand il sortait d’un salon où la médiocrité des propos avait duré tout un soir, il était affaissé, accablé, comme si on l’eût roué de coups, devenu lui-même idiot, affirmait-il, tant il possédait la faculté de pénétrer dans la pensée des autres.
Vibrant toujours, impressionnable aussi, il se comparait à un écorché que le moindre contact fait tressaillir de douleur, et la bêtise humaine, assurément, le blessa durant toute sa vie, comme blessent les grands malheurs intimes et secrets.
Il la considérait un peu comme une ennemie personnelle acharnée à le martyriser ; et il la poursuivit avec fureur ainsi qu’un chasseur poursuit sa proie, l’atteignant jusqu’au fond des plus grands cerveaux. Il avait, pour la découvrir, des subtilités de limier, et son œil rapide tombait dessus, qu’elle se cachât dans les colonnes d’un journal ou même entre les lignes d’un beau livre. Il en arrivait parfois à un tel degré d’exaspération, qu’il aurait voulu détruire la race humaine.
La misanthropie de ses œuvres ne vient pas d’autre chose. La saveur amère qui s’en dégage n’est que cette constante constatation de la médiocrité, de la banalité, de la sottise sous toutes ses formes. Il la note à toutes les pages, presque à tous les paragraphes, par un mot, par une simple intention, par l’accent d’une scène ou d’un dialogue. Il emplit le lecteur intelligent d’une mélancolie désolée devant la vie. Le malaise inexpliqué qu’ont éprouvé beaucoup de gens en ouvrant L’Éducation sentimentale n’était que la sensation irraisonnée de cette éternelle misère des pensées montrée à nu dans les crânes.
Il disait quelquefois qu’il aurait pu appeler ce livre « les Fruits secs », pour en faire mieux comprendre l’intention. Chaque homme, en le lisant, se demande avec inquiétude s’il n’est pas un des tristes personnages de ce morne roman, tant on retrouve en chacun des choses personnelles, intimes et navrantes.
Après l’énumération de ses lectures effrayantes, il écrivait un jour : « Et tout cela dans l’unique but de cracher sur mes contemporains le dégoût qu’ils m’inspirent ! Je vais, enfin, dire ma manière de penser, exhaler mon ressentiment, vomir ma haine, expectorer mon fiel, déterger mon indignation ! »
Ce mépris d’idéaliste exalté pour la bêtise courante et la banalité commune était accompagné d’une admiration véhémente pour les gens supérieurs, quel que fût le genre de leur talent ou la nature de leur érudition. N’ayant jamais aimé que la Pensée, il en respectait toutes les manifestations ; et ses lectures s’étendaient aux livres qui semblent ordinairement le plus étrangers à l’art littéraire. Il se fâcha avec un journal ami où on avait maladroitement critiqué M. Renan ; le nom seul de Victor Hugo l’emplissait d’enthousiasme ; il avait pour amis des hommes comme MM. Georges Pouchet et Berthelot ; son salon de Paris était des plus curieux.
Il recevait le dimanche, depuis une heure jusqu’à sept, dans un appartement de garçon, très simple, au cinquième étage. Les murs étaient nus et le mobilier modeste, car il avait en horreur le bibelot d’art.
Dès qu’un coup de timbre annonçait le premier visiteur, il jetait sur sa table de travail, couverte de feuilles de papier éparpillées et noires d’écriture, un léger tapis de soie rouge qui enveloppait et cachait tous les outils de son travail, sacrés pour lui comme les objets du culte pour un prêtre. Puis, son domestique sortant presque toujours le dimanche, il allait ouvrir lui-même.
Le premier venu était souvent Ivan Tourgueneff, qu’il embrassait comme un frère. Plus grand encore que Flaubert, le romancier russe aimait le romancier français d’une affection profonde et rare. Des affinités de talent, de philosophie et d’esprit, des similitudes de goûts, de vie et de rêves, une conformité de tendances littéraires, d’idéalisme exalté d’admiration et d’érudition, mettaient entre eux tant de points de contact incessants qu’ils éprouvaient, l’un et l’autre, en se revoyant, une joie du cœur plus encore peut-être qu’une joie de l’intelligence.
Tourgueneff s’enfonçait dans un fauteuil et parlait lentement, d’une voix douce, un peu faible et hésitante, mais qui donnait aux choses dites un charme et un intérêt extrêmes. Flaubert l’écoutait avec religion, fixant sur la grande figure blanche de son ami un large œil bleu aux pupilles mouvantes ; et il répondait de sa voix sonore, qui sortait comme un chant de clairon, sous sa moustache de vieux guerrier gaulois. Leur conversation touchait rarement aux choses de la vie courante et ne s’éloignait guère des choses et de l’histoire littéraires. Souvent Tourgueneff était chargé de livres étrangers et traduisait couramment des poèmes de Goethe, de Pouchkine ou de Swinburne.
D’autres personnes arrivaient peu à peu : M. Taine, le regard caché derrière ses lunettes, l’allure timide, apportait des documents historiques, des faits inconnus, toute une odeur et une saveur d’archives remuées, toute une vision de vie ancienne aperçue de son œil perçant de philosophe.
Voici MM. Frédéric Baudry, membre de l’Institut, administrateur de la bibliothèque Mazarine ; Georges Pouchet, professeur d’anatomie comparée au Muséum d’histoire naturelle ; Claudius Popelin, le maître émailleur ; Philippe Burty, écrivain, collectionneur, critique d’art, esprit subtil et charmant.
Puis, c’est Alphonse Daudet, qui apporte l’air de Paris, du Paris vivant, viveur, remuant et gai. Il trace en quelques mots des silhouettes infiniment drôles, promène sur tout et sur tous son ironie charmante, méridionale et personnelle, accentuant les finesses de son esprit verveux par la séduction de sa figure et de son geste et la science de ses récits, toujours composés comme des contes écrits. Sa tête, jolie, très fine, est couverte d’un flot de cheveux d’ébène qui descendent sur les épaules, se mêlant à la barbe frisée dont il roule souvent les pointes aiguës. L’œil, longuement fendu, mais peu ouvert, laisse passer un regard noir comme de l’encre, vague quelquefois par suite d’une myopie excessive. Sa voix chante un peu ; il a le geste vif, l’allure mobile, tous les signes d’un fils du Midi.
Émile Zola entre à son tour, essoufflé par les cinq étages et toujours suivi de son fidèle Paul Alexis. Il se jette dans un fauteuil et cherche d’un coup d’œil sur les figures l’état des esprits, le ton et l’allure de la causerie. Assis un peu de côté, une jambe sous lui, tenant sa cheville dans sa main et parlant peu, il écoute attentivement. Quelquefois, quand un enthousiasme littéraire, une griserie d’artiste emporte les causeurs et les lance en ces théories excessives et paradoxales chères aux hommes d’imagination vive, il devient inquiet, remue la jambe, place de temps en temps un « mais... » étouffé dans les grands éclats ; puis, quand la poussée lyrique de Flaubert s’est calmée, il reprend la discussion tranquillement, d’une voix calme, avec des mots paisibles.
Il est de taille moyenne, un peu gros, d’aspect bonhomme et obstiné. Sa tête, très semblable à celles qu’on retrouve dans beaucoup de vieux tableaux italiens, sans être belle, présente un grand caractère de puissance et d’intelligence. Les cheveux courts se redressent sur un front très développé, et le nez droit s’arrête, coupé comme par un coup de ciseau trop brusque, au-dessus de la lèvre ombragée d’une moustache assez épaisse. Tout le bas de cette figure grasse, mais énergique, est couvert de barbe taillée près de la peau. Le regard noir, myope, pénétrant, fouille, sourit, souvent ironique, tandis qu’un pli très particulier retrousse la lèvre supérieure d’une façon drôle et moqueuse.
D’autres arrivent encore : voici l’éditeur Charpentier. Sans quelques cheveux blancs mêlés à ses longs cheveux noirs, on le prendrait pour un adolescent. Il est mince et joli garçon, avec un menton légèrement pointu, nuancé de bleu par une barbe drue soigneusement rasée. Il porte la moustache seule. Il rit volontiers d’un rire jeune et sceptique et il écoute et promet tout ce que lui demande chaque écrivain qui s’empare de lui et le pousse en un coin pour lui recommander mille choses. Voici le charmant poète Catulle Mendès, avec sa figure de Christ sensuel et séduisant, dont la barbe soyeuse et les cheveux légers entourent d’un nuage blond une face pâle et fine. Causeur incomparable, artiste raffiné, subtil, saisissant toutes les plus fugitives sensations littéraires, il plaît tout particulièrement à Flaubert par le charme de sa parole et la délicatesse de son esprit. Voici Émile Bergerat, son beau-frère, qui épousa la seconde fille de Théophile Gautier. Voici José-Maria de Hérédia, le merveilleux faiseur de sonnets, qui restera un des poètes les plus parfaits de ce temps. Voici Huysmans, Hennique, Céard, d’autres encore, Léon Cladel le styliste difficile et raffiné, Gustave Toudouze.
Alors entre, le dernier presque toujours, un homme de taille élevée et mince, dont la figure sérieuse, bien que souvent souriante, porte un grand caractère de hauteur et de noblesse.
Il a de longs cheveux grisâtres, comme décolorés, une moustache un peu plus blanche et des yeux singuliers, envahis par une pupille étrangement dilatée.
Il a l’aspect gentilhomme, l’air fin et nerveux des gens de race. Il est (on le sent) du monde, et du meilleur. C’est Edmond de Goncourt. Il s’avance, tenant à la main un paquet de tabac spécial qu’il garde partout avec lui, tandis qu’il tend à ses amis son autre main restée libre.
Le petit salon déborde. Des groupes passent dans la salle à manger.
C’est alors qu’il fallait voir Gustave Flaubert.
Avec des gestes larges où il paraissait s’envoler, allant de l’un à l’autre d’un seul pas qui traversait l’appartement, sa longue robe de chambre gonflée derrière lui dans ses brusques élans comme la voile brune d’une barque de pêche, plein d’exaltations, d’indignations, de flamme véhémente, d’éloquence retentissante, il amusait par ses emportements, charmait par sa bonhomie, stupéfiait souvent par son érudition prodigieuse que servait une surprenante mémoire, terminait une discussion d’un mot clair et profond, parcourait les siècles d’un bond de sa pensée pour rapprocher deux faits de même ordre, deux hommes de même race, deux enseignements de même nature, d’où il faisait jaillir une lumière comme lorsqu’on heurte deux pierres pareilles.
Puis ses amis partaient l’un après l’autre. Il les accompagnait dans l’antichambre, où il causait un moment seul avec chacun, serrant les mains vigoureusement, tapant sur les épaules avec un bon rire affectueux. Et quand Zola était sorti le dernier, toujours suivi de Paul Alexis, il dormait une heure sur un large canapé avant de passer son habit pour aller chez son amie Mme la princesse Mathilde, qui recevait tous les dimanches.
Il aimait le monde, bien qu’il s’indignât des conversations qu’il y entendait ; il avait pour les femmes une amitié attendrie et paternelle, bien qu’il les jugeât sévèrement de loin et qu’il répétât souvent la phrase de Proudhon : « La femme est la désolation du juste » ; il aimait le grand luxe, l’élégance somptueuse, l’apparat, bien qu’il vécût on ne peut plus simplement.
Dans l’intimité, il était gai et bon. Sa gaieté puissante semblait descendre directement de la gaieté de Rabelais. Il aimait les farces, les plaisanteries continuées pendant des années. Il riait souvent, d’un rire content, franc, profond ; et ce rire semblait même plus naturel chez lui, plus normal que ses exaspérations contre l’humanité. Il aimait recevoir ses amis, dîner avec eux. Quand on allait le voir à Croisset, c’était un bonheur pour lui et il préparait la réception de loin avec un plaisir cordial et visible. Il était grand mangeur, aimait la table fine et les choses délicates.
Cette misanthropie attristée dont on a tant parlé n’était pas innée chez lui, mais venue peu à peu de la constatation permanente de la bêtise ; car son âme était naturellement joyeuse et son cœur plein d’élans généreux. Il aimait vivre enfin, et il vivait pleinement, sincèrement, comme on vit avec le tempérament français, chez qui la mélancolie ne prend jamais l’allure désolée qu’elle a chez certains Allemands et chez certains Anglais.
Et puis ne suffit-il pas, pour aimer la vie, d’une longue et puissante passion ? Il l’eut, cette passion, jusqu’à sa mort. Il avait donné, dès sa jeunesse, tout son cœur aux lettres, et il ne le reprit jamais. Il usa son existence dans cette tendresse immodérée, exaltée, passant des nuits fiévreuses, comme les amants, frémissant d’ardeur, défaillant de fatigue après ces heures d’amour épuisant et violent, et repris, chaque matin, dès le réveil, par le besoin de la bien-aimée.
Un jour enfin, il tomba, foudroyé, contre le pied de sa table de travail, tué par elle, la Littérature, tué comme tous les grands passionnés que dévore toujours leur passion.
janvier 1884