Guy de Maupassant : Gustave Flaubert. Texte publié dans L’Écho de Paris du 24 novembre 1890.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Gustave Flaubert

J’ai publié déjà tout ce que je voulais dire de Gustave Flaubert comme écrivain. Je parlerai un peu de l’homme, mais comme il n’aimait les révélations d’aucune nature, je n’en ferai point sur lui d’indiscrètes. Je veux seulement, à l’heure où ses amis offrent à Rouen, qui fut sa patrie, l’œuvre remarquable de M. Chapu, montrer quelques côtés caractéristiques de sa nature. J’ai connu Flaubert très tard, bien que sa mère et ma grand-mère eussent été des amies d’enfance. Mais les circonstances éloignent les amis et séparent les familles. Je l’ai donc vu deux ou trois fois seulement pendant ma première jeunesse.
C’est après la guerre, quand je vins à Paris, devenu homme, que j’allai lui faire une visite définitive dans nos relations et dont le souvenir est resté en moi inoubliable.
Il a dit et il a écrit lui-même que son amour immodéré des lettres lui a été en partie insufflé, au commencement de sa vie, par son plus intime et plus cher ami, mort tout jeune, mon oncle, Alfred Le Poittevin, qui fut son premier guide dans cette route artiste, et pour ainsi dire le révélateur du mystère enivrant des Lettres. Je trouve dans sa correspondance avec moi, cette phrase :

« Ah ! Le Poittevin, quelles envolées dans le rêve il m’a fait faire ! J’ai connu tous les hommes remarquables de ce temps, ils m’ont semblé petits auprès de lui. »

Il avait gardé le culte, la religion de cette amitié.
Quand il me reçut il me dit, en m’examinant avec attention : « Tiens, comme vous ressemblez à mon pauvre Alfred. » Puis il reprit : « Au fait, ce n’est pas étonnant puisqu’il était le frère de votre mère. »
Il me fit asseoir et m’interrogea. Ma voix aussi, paraît-il, avait des intonations toutes semblables à celles de la voix de mon oncle ; et tout à coup je vis les yeux de Flaubert pleins de larmes. Il se dressa, enveloppé des pieds à la tête dans cette grande robe brune à larges manches qui ressemblait à un froc de moine, et levant ses bras, il me dit d’une voix vibrante de l’émotion du passé :

« Embrassez-moi, mon garçon, ça me remue le cœur de vous voir. J’ai cru tout à l’heure que j’entendais parler Alfred. »

Et ce fut là certainement la cause vraie, profonde, de sa grande amitié pour moi.
Certes je lui ai rapporté toute sa jeunesse disparue, car élevé dans une famille qui fut presque la sienne, je lui rappelais toute une manière de penser, de sentir, même d’exprimer, des tics de langage dont quinze ans de sa vie première avaient été bercés.
J’étais pour lui une sorte d’apparition de l’Autrefois.
Il m’attira, m’aima. Ce fut parmi les êtres rencontrés un peu tard dans l’existence le seul dont je sentis l’affection profonde, dont l’attachement devint pour moi une sorte de tutelle intellectuelle, et qui eut sans cesse le souci de m’être bon, utile, de me donner tout ce qu’il me pouvait donner de son expérience, de son savoir, de ses trente-cinq ans de labeurs, d’études, et d’ivresse artiste.
Je le répète : ayant parlé ailleurs de l’écrivain, je n’en veux plus rien dire. Il faut lire ces hommes-là, et ne pas bavarder sur eux.
Je signalerai seulement deux traits de sa nature intime : une vivacité naïve d’impressions et d’émotions que la vie n’émoussa jamais ; et une fidélité d’amour pour les siens, de dévouement pour ses amis, dont je n’ai jamais vu d’autre exemple.
Comme il avait l’horreur du bourgeois (et il le définissait ainsi : quiconque pense bassement) il passa parmi la plupart de ses contemporains pour une espèce de misanthrope féroce qui eût volontiers mangé du rentier à ses trois repas.
C’était au contraire un homme doux, mais de parole violente, et très tendre, bien que son cœur, je crois, n’eût jamais été ému profondément par une femme. On a beaucoup parlé, beaucoup écrit sur sa correspondance publiée depuis sa mort, et les lecteurs des dernières lettres parues l’ont cru atteint d’une grande passion parce qu’elles sont pleines de littérature amoureuse. Il aima comme beaucoup de poètes, en se trompant sur celle qu’il aimait. Musset n’en fit-il pas autant ? Celui-là au moins fuyait avec Elle en Italie ou dans les Îles Espagnoles, ajoutant à sa passion insuffisante le décor du voyage, et le légendaire attrait de la solitude au loin. Flaubert préféra aimer tout seul, loin d’elle, et lui écrire, entouré de ses livres, entre deux pages de prose.
Comme elle lui reprochait vivement, dans chacune de ses réponses, de ne venir jamais la voir, et de se passer de sa présence avec une obstination humiliante, il lui donna un rendez-vous à Nantes, et le lui annonça ainsi avec la satisfaction triomphante d’un utile devoir accompli : « Songe donc que nous passerons ensemble tout un grand après-midi, la semaine prochaine. »
Ne semble-t-il pas que si on aime une femme d’un sentiment vrai, on doit désirer éperdument passer près d’elle tous les instants de sa vie ?
Gustave Flaubert fut dominé durant son existence entière par une passion unique et deux amours : cette passion fut celle de la Prose française ; un des amours pour sa mère, l’autre pour les livres.

*

Son être entier, depuis le jour où il pensa en homme jusqu’à celui où je le vis étendu, le cou gonflé, tué par l’effort effroyable de son cerveau, fut la proie de la Littérature, ou, pour être plus exact, de la Prose. Ses nuits étaient hantées par des rythmes de phrases. Pendant ses longues veilles dans son cabinet de Croisset où sa lampe allumée jusqu’au matin servait de signal aux pêcheurs de la Seine, il déclamait des périodes des maîtres qu’il aimait ; et les mots sonores, en passant par ses lèvres, sous ses grosses moustaches, semblaient y recevoir des baisers. Ils y prenaient des intonations tendres ou véhémentes, pleines des caresses et des exaltations de son âme. Rien, assurément, ne le remuait autant que de réciter aux quelques amis préférés de longs passages de Rabelais, de Saint-Simon, de Chateaubriand ou des vers de Victor Hugo qui sortaient de sa bouche comme des chevaux emportés.
De son admiration illimitée pour les maîtres de toutes les langues, de tous les temps et de tous les pays, naquit peut-être, en partie, son affreuse peine à écrire et l’impossibilité où il vivait d’être pleinement satisfait de l’accord mystérieux de sa forme et de sa pensée. Son idéal irréalisable lui venait d’une masse de souvenirs de choses très belles et très différentes. Il était épique, lyrique et en même temps observateur incomparable des vulgarités courantes de la vie. Et il dut, avec un effort surhumain, asservir et humilier son goût de la beauté plastique jusqu’à exprimer scrupuleusement tous les détails banals et quotidiens du monde.
Son érudition par conséquent fut peut-être aussi un peu une gêne pour sa production. Héritier de la vieille tradition des anciens lettrés qui étaient d’abord des savants, il possédait une érudition prodigieuse. Outre son immense bibliothèque de livres qu’il connaissait comme s’il venait d’achever de les lire, il conservait une bibliothèque de notes prises par lui sur tous les ouvrages imaginables consultés dans les établissements publics et partout où il avait découvert des œuvres intéressantes. Il semblait savoir par cœur cette bibliothèque de notes, citait de souvenir les pages et les paragraphes où on trouverait le renseignement cherché, inscrit par lui dix ans auparavant, car sa mémoire semblait invraisemblable.
Il apportait aussi dans l’exécution de ses livres un tel scrupule d’exactitude qu’il faisait des recherches de huit jours pour justifier à ses propres yeux un petit fait, un mot seulement. Alexandre Dumas nous dit, parlant de lui en déjeunant : « Quel étonnant ouvrier, ce Flaubert, il varlopait une forêt pour faire chaque tiroir de ses meubles. »
Il eut besoin, en écrivant Bouvard et Pécuchet, d’une exception à une loi botanique, car, affirmait-il, il n’y a pas de règle sans exception, ce serait contraire au sens de production de la nature. Tous les botanistes de France furent interrogés et demeurèrent muets. Je fis cinquante courses pour cela. Enfin, le professeur du Muséum d’histoire naturelle découvrit la plante qu’il cherchait, et le délire de joie de Flaubert à cette nouvelle fut invraisemblable.
Il vivait donc presque toujours à Croisset, au milieu de ses livres, et près de sa mère. Ce fut un admirable fils, et plus tard un oncle admirable pour sa nièce, fille de sa sœur morte après ses couches.
Il montra dans toutes les circonstances de la vie un cœur d’enfant et des allures de croquemitaine. Il fut même un peu toujours sous la tutelle de cette mère, car la Prose française, à qui il appartenait complètement, n’est ni une femme de tête ni une directrice d’existence.
Ils passaient, tous deux, des années presque entières à Croisset, entre la Seine et la côte couverte d’arbres. Lui, enfermé dans son cabinet, regardait comme repos le pays par les fenêtres. Quand il collait à celles de la façade sa grande figure de Gaulois, il voyait monter vers Rouen les gros vapeurs noirs de charbon et les beaux trois-mâts d’Amérique ou de Norvège qui semblaient glisser dans son jardin, traînés par un petit remorqueur, mouche haletante, empanachée de fumée. Quand il regardait au contraire vers son petit parc, il apercevait à la hauteur du premier étage une longue allée de tilleuls, et tout près, ombrageant les vitres, un tulipier géant, qui était pour lui presque un ami.
Il vivait avec Mme Flaubert, comme deux vieux. Il montrait pour elle une déférence absolue, presque une obéissance de petit garçon, et un respect affectueux dont il était impossible de ne pas s’émouvoir.

*

Il avait horreur du mouvement, bien qu’il eût un peu voyagé autrefois et nagé avec joie. Toute son existence, tous ses plaisirs, presque toutes ses aventures furent de tête. Jeune il eut de grands succès de femmes et les dédaigna vite. Et pourtant son cœur semblait plein d’appel ; et sans avoir éprouvé peut-être aucune de ces grandes émotions qui brûlent un homme, il avait des souvenirs qui grandissaient avec le temps et devenaient poignants ainsi que tout ce qu’on laisse derrière soi.
Voici ce qui m’arriva juste un an avant sa mort.
Je reçus de lui une lettre où il me priait de venir passer deux jours et une nuit à Croisset afin de n’être pas seul en accomplissant une corvée pénible.
Quand il me vit entrer il me dit :
— Bonjour mon bonhomme, merci d’être venu. Ça ne sera pas gai. Je veux brûler toutes mes vieilles lettres non classées. Je ne veux pas qu’on les lise après ma mort ; et je ne veux pas faire ça tout seul. Tu passeras la nuit sur un fauteuil, tu liras ; et quand j’en aurai trop nous causerons un peu.
Puis il m’emmena faire quelques tours dans l’allée de tilleuls qui dominait la vallée de la Seine.
Depuis trois ans, il me tutoyait, m’appelant tantôt : « Mon bonhomme » et plus souvent : « Mon disciple ».
Je me rappelle que le jour où j’allai le voir ainsi à Croisset, nous causâmes, pendant toute la promenade sous les tilleuls, de M. Renan et de M. Taine, qu’il aimait et qu’il admirait beaucoup.
Puis nous dînâmes tous les deux dans la salle à manger du rez-de-chaussée. Ce fut un bon dîner copieux et fin. Il but quelques verres de vieux vin bordelais en répétant : « Allons, il faut que je me monte le bourrichon. Je ne veux pas m’attendrir. »
Revenus ensuite dans le grand cabinet tapissé de livres, il bourra et fuma quatre ou cinq des toutes petites pipes de faïence blanche vernie qu’il aimait tant, dont sa cheminée était couverte, et dont les tuyaux brunis par le tabac me faisaient regarder par moments sur sa table, dans un plat d’Orient, ses innombrables plumes d’oie au bec noirci d’encre.
Puis il se leva : « Aide-moi », dit-il. Nous passâmes dans sa chambre, longue pièce étroite donnant sur son cabinet. Sous un rideau tiré qui cachait des planches chargées d’objets, je vis une grande malle dont nous prîmes chacun une poignée pour la porter dans l’appartement voisin.
Nous la déposâmes devant la cheminée dont le feu flambait. Il l’ouvrit. Elle était pleine de papiers. « Voilà de ma vie, dit-il. Je veux en garder une partie, et brûler l’autre. Assieds-toi, mon bonhomme, et prends un livre. Je vais me mettre à détruire ça. »
Je m’assis, j’ouvris un livre, je ne sais pas lequel. Il avait dit : « Voilà de ma vie. » Un large morceau de l’histoire intime de ce grand homme simple était dans cette grande caisse de bois. Il allait la reprendre par les derniers jours, pour la finir par les premiers, en cette nuit où j’étais seul près de lui, sentant mon cœur crispé comme le sien.
Les premières lettres qu’il trouva étaient insignifiantes, lettres de vivants, connus ou non, intelligents ou médiocres. Puis il en déplia de longues qui le tinrent songeur. « C’est de madame Sand, dit-il, écoute. » Il me lut de beaux passages de philosophie et d’art, et il répétait, ravi : « Ah ! quel bon grand homme de femme. » Il en trouva d’autres, de gens célèbres, d’autres de gens consacrés dont il soulignait les sottises avec forts éclats de voix. Il en classait beaucoup pour les garder. Un coup d’œil sur les suivantes lui suffisait pour les lancer au feu d’un mouvement brusque. Elles s’enflammaient, illuminant le vaste cabinet jusque dans ses coins les plus sombres.
Les heures passaient. Il ne parlait plus et lisait toujours. Il était dans la foule de ses disparus et de longs soupirs lui gonflaient la poitrine. De temps en temps il murmurait un nom, faisait un geste de chagrin, le geste vrai et désolé qu’on ne fait pas sur les tombes.
« En voilà de maman », dit-il. Il m’en lut aussi des fragments. Je voyais dans ses yeux des larmes briller puis couler sur ses joues.
Puis il s’égara de nouveau dans le cimetière des anciennes connaissances et des anciens amis. Il lisait peu ces papiers intimes et oubliés comme s’il eût voulu en avoir fini lui-même, et il se mit à en brûler, à en brûler des tas. On eût dit qu’à son tour il tuait ces déjà morts.
Quatre heures avaient sonné ; il trouva tout à coup, au milieu des lettres, un mince paquet, noué avec un étroit ruban ; et l’ayant développé lentement il découvrit un petit soulier de bal en soie, et dedans une rose fanée roulée dans un mouchoir de femme, tout jaune en son cadre de dentelles.
Cela avait l’air du souvenir d’un soir, d’un même soir. Et il baisa ces trois reliques avec des gémissements de peine. Puis il les brûla, et s’essuya les yeux.
Le jour vint sans qu’il eût fini. Les dernières lettres étaient celles reçues dans sa jeunesse, quand il n’était plus enfant, quand il n’était pas homme encore.
Puis il se leva : « C’était, dit-il, le tas de ce que je n’avais voulu ni classer ni détruire. C’est fait. Va te coucher, merci. »
Je rentrai dans ma chambre, mais je ne dormis pas. Le soleil se levait éclairant la Seine. Et je pensais : « Voilà une vie, une grande vie, c’est-à-dire : beaucoup de choses inutiles qu’on brûle, l’indifférent passe-temps de chaque jour, quelques souvenirs marquant de faits sentis, d’hommes rencontrés, des tendresses intimes de famille, et une rose flétrie, un mouchoir et un soulier de femme. » Voilà tout ce qu’il a eu, tout ce qu’il a éprouvé, goûté lui-même.
Mais dans sa tête, dans cette forte tête aux yeux bleus, l’univers entier passa depuis le commencement du monde jusqu’à nos jours. Il a tout vu, cet homme, il a tout compris, il a tout senti, il a tout souffert, d’une façon exagérée, déchirante et délicieuse. Il a été l’être rêveur de la Bible, le poète grec, le soldat barbare, l’artiste de la Renaissance, le manant et le prince, le mercenaire Matho et le médecin Bovary. Il a été même aussi la petite bourgeoise coquette des temps modernes, comme il fut la fille d’Hamilcar. Il a été tout cela non pas en songe, mais en réalité, car l’écrivain qui pense comme lui devient tout ce qu’il sent, si bien que la nuit où Flaubert écrivit l’empoisonnement de madame Bovary, il fallut aller chercher un médecin, car il défaillait, empoisonné lui-même par le rêve de cette mort, avec des symptômes d’arsenic.
Heureux ceux qui ont reçu du « je-ne-sais-quoi » dont nous sommes en même temps les produits et les victimes, cette faculté de se multiplier ainsi par la puissance évocatrice et génératrice de l’Idée. Ils échappent, pendant les heures exaltées du travail, à l’obsession de la vraie vie banale, médiocre et monotone ; mais, après, quand ils s’y réveillent, comment pourraient-ils se défendre du mépris et de la haine artistes dont débordait le cœur de Flaubert pour la réelle humanité ?
24 novembre 1890