Guy de Maupassant : Lettre à un provincial. Texte publié dans Gil Blas du 24 novembre 1885.
Mis en ligne le 16 avril 2020.

Lettre à un provincial

Mon cher ami, tu me demandes des nouvelles de Paris. Est-il bien utile de t’en donner ? Rien ne change moins que Paris. On y revient après six mois d’absence et on le retrouve tel qu’on l’a quitté, préoccupé des mêmes niaiseries, agité et turbulent, sans rien de sérieux dans la tête, en admettant qu’une ville ait une tête. Rien n’égale, à mon avis, la puérilité tourmentée du Parisien. Il vit en courant, bavarde, s’excite, se désole, s’amuse et s’indigne sans cause. Les choses qu’il pense, assurément, changent vite, mais sa manière de penser restant la même sur tout, on ne perçoit jamais la différence. Le mot qui circule aujourd’hui, le mot du jour ou de la semaine est identique au mot qui circulait au printemps ; on s’occupe sur les boulevards de la question de la Bulgarie au lieu de s’occuper de la question des Indes ou de l’Égypte ; et on s’inquiète de ce que fera la Russie, alors que personne ne le peut prévoir, pas même l’empereur de ce pays. Dans les salons on a de l’esprit, le même esprit que l’an dernier. Il a servi, d’ailleurs, tout l’été dans les châteaux. On rit de mots ineptes, on sourit sur des finesses dignes d’un hippopotame. On admire et on aime les mêmes femmes que l’autre année. Ce ne sont pas les mêmes hommes qui les aiment, — voilà tout.
Les romanciers publient des romans que nous avons déjà lus cent fois, signés par d’autres, les journalistes publient des articles que nous avons lus également cent fois signés par eux-mêmes. Les hommes de théâtre nous donnent les mêmes pièces, les échotiers les mêmes coq-à-l’âne, et les rédacteurs politiques la même tartine sur l’avenir de la République et les mêmes conseils aux gouvernants.
On discute de la même façon sur les mêmes sujets ; et je me prends moi-même vingt fois par jour à répéter ce que j’ai déjà dit mille fois et plus ! De sorte que par dégoût de moi-même d’abord et des autres ensuite, je m’enferme dans un mutisme obstiné, tant je suis honteux de mon magasin d’idées et de raisonnements, que je ne peux renouveler, malgré tous mes efforts.
Donc tu veux des nouvelles.
Tu sauras donc que l’affaire Germinal semble enterrée sans qu’on ait assez savouré, me semble-t-il, ce mot admirable de M. Goblet : « Je n’aime pas cet éclectisme. »
Vrai, mon cher, est-ce que cela ne suffit pas pour vous montrer un homme tout entier, du haut en bas, dedans et dehors, devant et derrière, âme et corps ? Je n’ai jamais vu ce ministre ; et il me semble que je ferais son portrait. Songe : « Il n’aime pas cet éclectisme. » Tu pénètres du coup tout l’enchaînement de ses idées en art, en politique, en morale ; tu connais les limites étroites de son intelligence, la valeur de tous ses jugements quel qu’en soit l’objet, tu parcours l’horizon de ses conceptions. Je n’aime pas cet éclectisme !!! Avec une phrase pareille on retourne un homme comme une peau de lapin.
De Germinal au Prêtre de Némi la transition serait difficile à trouver ; et je la supprime. Donc, M. Renan a publié un nouveau livre, une de ces délicieuses pâtisseries scientifico-philosophico-littéraires où apparaît surtout l’exquis talent d’écrivain de ce charmeur prudent et calme.
On parle beaucoup, par la ville, de ce petit libre étrange qui a remplacé dans les préoccupations mondaines un article très lu et très commenté de M. Caro dans La Revue bleue, sur la responsabilité dans le rêve.
Ne quittons pas les livres. On attend un roman de Robert de Bonnières sur les Indes, dont il arrive ; et les belles Parisiennes ne dorment plus, car leur écrivain favori, mon ami Paul Bourget, achève fiévreusement une œuvre nouvelle, où il sera fort question d’amour, toujours.
À propos d’amour, c’est vraiment, je crois, une chose qui disparaît dans le monde. Les liaisons ont remplacé l’amour. D’où vient cela ? Des hommes ou des femmes ? Des femmes surtout, à mon avis. Et cela tient à ce qu’elles n’ont plus aucun naturel dans l’esprit, dans les manières, ni dans les sentiments. Tout est factice chez elles, aujourd’hui : l’âme, le ton, le geste et ce qu’on appelle le cœur. Elles ont adopté une manière d’être, de voir, de raisonner, de juger, de croire, qui en fait de singulières marionnettes de luxe qui débitent des leçons plus ou moins drôles, selon l’air choisi par elles. Jamais on ne cause avec naturel dans les salons ! On montre, on étale, on fait valoir la provision d’esprit qu’on a cuillie à droite et à gauche.
Quelle différence entre les grandes dames de l’autre siècle, dont on lit d’ailleurs plus que jamais la correspondance et les mémoires. Dans toutes les maisons où l’on entre, on aperçoit sur les tables les lettres de quelqu’une de ces fières amoureuses de jadis. On ouvre le volume en attendant que la maîtresse de céans arrive, et on s’étonne de la simplicité, de la franchise, de l’ardeur, du scepticisme héroïque, et de l’audace spirituelle de ces confessions hardies, où la plume a des effronteries qu’on ne pardonnerait pas à Zola.
Et quand il faut causer ensuite avec celle qu’on est venu voir, on demeure navré devant sa bégueulerie prétentieuse et stérile.
Ah ! j’ai vu Manon Lescaut, je veux dire que j’ai vu, en passant boulevard Saint-Germain, l’exposition des dessins et aquarelles de Maurice Leloir pour illustrer une magnifique édition de ce chef-d’œuvre de l’abbé Prévost. J’étais amoureux déjà de cette fille délicieuse et perverse, de cette courtisane unique, de cette divine et folle ensorceleuse ; et maintenant que je l’ai vue si coquette, si jolie, si fine, telle que je l’avais devinée, j’en rêve la nuit, comme d’une vivante.
Il faudra que je demande à M. Caro jusqu’à quel point je suis responsable de ce rêve-là.

*

Hier, j’ai passé l’après-midi chez Edmond de Goncourt qui a repris les dimanches de Gustave Flaubert.
Ces dimanches étaient célèbres parmi les lettrés. On y voyait Tourgueneff, Daudet, Georges Pouchet, Zola, Claudius Popelin, Burty, Frédéric Baudry, Catulle Mendès, Bergerat, qui fait en ce moment des chroniques d’une drôlerie tout à fait amusante, Huysmans, José-Maria de Hérédia, Hennique, Céard, Gustave Toudouze, Cladel, Alexis, Charpentier, Taine, etc., etc.
Flaubert mort, on eût dit que le lien qui unissait tous ces hommes s’était brisé. Puis, l’an dernier, la poste distribua un matin dans Paris une cinquantaine ou une centaine de petites lettres annonçant que le Grenier de Goncourt était ouvert tous les dimanches. Le maître qui habite, à Auteuil, l’adorable et admirable maison dont il a pris soin de nous décrire lui-même tous les détails, avait fait abattre une cloison entre deux chambres du second étage, afin d’avoir une pièce assez grande pour y recevoir tous ses amis.
On entre dans un beau vestibule et on aperçoit à droite dans la salle à manger d’exquises tapisseries du dernier siècle. Puis on monte. Les appartements du premier sont fermés. Ils enferment les collections chinoise et japonaise, et la bibliothèque du patron, plus une partie des dessins, pastels, gouaches, peintures de Watteau, Van Loo, Boucher, Fragonard, etc., etc., qui font unique dans Paris cette demeure d’artiste.
Au second étage, une porte s’ouvre. Les murs sont tendus d’étoffe rouge qu’éclairent des lampes voilées, dont la clarté douce semble plutôt un reflet qu’une lumière.
Le maître vient, la main tendue, souriant et grave. Il n’a point changé depuis dix ans. Il semble immuable. Il a toujours cet air hautain et bienveillant qui m’avait frappé jadis.
Une douzaine d’hommes debout ou assis causent doucement. On les reconnaît un à un dans la demi-ombre de la pièce. Les dimanches de Goncourt semblent plus calmes que les dimanches de Flaubert. Voici Daudet, un peu pâle encore, car il vient d’être malade. Il parle à mi-voix, plus gai et plus spirituel que jamais. Il parle des gens et des choses avec cette malice méridionale qui prend dans sa voix une saveur incomparable. Sa manière de voir la vie, les êtres et les événements colore d’une exquise façon tout ce qu’il dit.
Dans un coin Huysmans, l’étonnant écrivain d’À Rebours, Bonnetain, qui revient du Japon, Abel Hermant, qu’on félicite pour ce livre singulier, bizarre, œuvre d’artiste et d’observateur minutieux : La Mission de Cruchod, les deux Caze, Robert, grand, maigre, pâle et brun, figure de grand caractère, Jules, plus blond, portant longs ses cheveux, un peu selon la mode oubliée des poètes parnassiens, regardent des images japonaises rapportées par Bonnetain.
Céard plus loin cause avec Charpentier, Alexis et Robert de Bonnières. Hérédia parle de vers avec le corne Primoli, Toudouze écoute. Et Goncourt va d’un groupe à l’autre, se mêle à toutes les causeries, revient s’asseoir, allume une cigarette, se relève, montre des bibelots admirables, des dessins de vieux maîtres, des terres de Clodion.
Puis l’on s’en va lorsque arrivent six heures, en se disant : « À dimanche. »
Et voilà, certes, mon cher, ce qu’on peut voir de plus intéressant à Paris, en ce moment.
24 novembre 1885