Guy de Maupassant : Autour d’un livre. Texte publié dans Le Gaulois du 4 octobre 1881.
Mis en ligne le 6 mai 2000.

Autour d’un livre

J’ai reçu de Bruxelles, l’autre jour, par la poste, un livre dont je connaissais l’histoire et dont la lecture m’a vivement surpris en me faisant beaucoup réfléchir. Cette œuvre contient, du reste, des qualités de premier ordre. Elle a pour titre : Un Mâle, et pour auteur M. Camille Lemonnier. C’est l’histoire très simple d’un braconnier, une espèce de bête humaine, de plante vivante grandie dans les bois, pleine de la sève des arbres, brute magnifique qui devient amoureuse de la fille d’un fermier. La fille se laisse toucher par l’emportement passionné de ce mâle terrible ; elle cède. Puis la lassitude arrive ; elle cherche à rompre ; mais le braconnier veille sur son amour avec une fureur jalouse ; il assomme un des prétendants de sa maîtresse, et finit lui-même par mourir dans un fourré, comme un gibier blessé, abattu par la balle d’un gendarme. La donnée est donc fort simple. C’est l’éternelle histoire, l’éternel drame de l’amour.
La grande valeur de cette œuvre vient de l’atmosphère champêtre et sauvage dans laquelle l’auteur a eu le talent d’envelopper ses personnages et son action. On est grisé par l’odeur des bois, par les bouillonnements des sèves, par toutes les fermentations des campagnes.
Mais il y a une chose surprenante dans l’histoire de ce roman, c’est qu’il a excité de grosses colères lorsqu’il parut en feuilleton. On l’a traité d’œuvre naturaliste ou réaliste remuant les passions basses et sales. Or, s’il y a une critique à adresser à ce livre (critique que je suis tenté de faire), c’est qu’il est, au contraire, conçu et exécuté comme un poème : il est épique. Les paysans y apparaissent grandis à l’égal de héros ; les petits faits de l’existence campagnarde prennent des proportions d’épopée. Il est vu enfin à travers l’optique spéciale et grossissante des poètes, et non avec l’œil froid du romancier.

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Alors comment s’est-il trouvé des gens pour qualifier de réaliste ce poème exalté des sèves frissonnantes ! Comment une aussi monstrueuse confusion a-t-elle pu se produire ?
Que s’est-il passé dans l’esprit du public ? Une chose bien simple. — Le public n’attache pas aux mots « idéalisme » et « réalisme » le même sens que les romanciers. Une confusion persistante a lieu qui empêche les uns et les autres de se comprendre.
Pour le public, il n’y a en cette affaire aucune question d’art ni de littérature. Pour les artistes, les idéalistes sont des rêveurs dont le métier consiste à présenter la vie déformée par une espèce de prisme grossissant qu’on nomme la Poésie.
Les réalistes, au contraire, sont des gens qui ont la prétention de rendre la vie telle qu’elle est, dans sa vérité brutale.
Les deux écoles sont logiques, bien qu’à mon sens le véritable romancier ne doive être ni idéaliste ni réaliste de propos délibéré. Ou plutôt il a le devoir d’être l’un et l’autre.
Il me semble clair comme le soleil que son unique prétention doit être d’exprimer la vie telle qu’elle apparaît à ses yeux d’artiste, sans parti pris d’école ni pactisations d’aucune sorte. Il sent avec le tempérament spécial que la nature lui a donné ! Qu’il exprime donc avec toute l’habileté, tout l’art, toute la conscience dont il est capable ; qu’il fasse de son mieux, enfin. Que peut-on exiger de plus ?
Avons-nous d’autres modèles que la vie ? Non. Possédons-nous les moyens de connaître autre chose que ce qui est ? Non. Alors quoi ? aurions-nous donc la prétention de représenter ce qui existe, mieux que la nature ne l’a fait ? De corriger la création ? Cet orgueil serait gigantesque ! Et voilà pourtant ce que le public ose demander ! Art, lettre, style, conscience d’écrivain, il s’en moque : par littérature idéaliste, il entend uniquement de la littérature invraisemblable, sympathique et consolante.
Toute cette grosse question littéraire se borne là, à mon avis. Rien de plus. Donc que l’auteur, l’action, le personnage soient sympathiques au lecteur ; qu’on sente même que l’auteur, lui aussi, a de la sympathie pour ses bonshommes. Enfin de la sympathie dans le titre, de la sympathie entre les lignes, de la sympathie partout. Tarte à la crème ! Vous serez, grâce à cette simple recette, un idéaliste.
Le lecteur veut être attendri ; il consent à être remué doucement ; il ne se refuse pas au larmoiement, à la petite émotion bourgeoise. Tout cela ne sort point du sympathique.
Mais, si un écrivain de grande race, âpre, sincère et désabusé, planant au-dessus de toutes les rengaines sentimentales, de toutes les fausses poésies, de toutes les illusions intéressées où se berce la pauvre humanité, saisit le lecteur tranquille et le traîne, éperdu, à travers la vie telle qu’elle est, empoignante, sinistre, empestée d’infamies, tramée d’égoïsme, semée de malheurs, sans joies durables, et aboutissant fatalement à la mort toujours menaçante, à cette condamnation de tous nos espoirs que nous nous efforçons, par lâcheté, de ne pas croire sans appel ; s’il montre à chacun son image sans la farder, sans l’embellir ; chacun alors se fâche à la façon des enfants pris en flagrant délit, et crie : « Ce n’est pas moi, ce n’est pas moi ! Ce n’est pas vrai, ce n’est pas vrai ! »
Les uns ajoutent : « Eh bien ! si la vie est triste, je veux être consolé, et non pas désespéré ; je veux qu’on voile mes misères, qu’on me donne des illusions, qu’on me trompe enfin. »
Cela veut dire : « Je sais bien que je ne suis guère bon, guère honnête, guère vertueux ; que les autres ne le sont pas davantage ; mais faites-moi croire que je suis parfait au milieu de voisins irréprochables ! — Quand je reviens de mon cabinet d’affaires, où j’ai le plus possible filouté mes clients ; quand je reviens de la Bourse où j’ai tâché de ruiner mes confrères pour m’enrichir à leurs dépens, où j’ai joué à la hausse, à la baisse, afin de tromper le public, de faire vendre ou acheter les naïfs ; quand je reviens de mon magasin où j’ai tenté de réaliser beaucoup de gains, même exagérés et illicites ; quand je reviens de chez ma maîtresse pour laquelle je ruine ma femme légitime, je veux être consolé de mon improbité, de mes subterfuges inavouables, du sentiment intime de mes pactisations avec ma conscience, de mon infidélité, de mes faiblesses, etc., par la lecture saine d’un livre honnête où tous les commerçants seront irréprochables, les financiers probes, les maris fidèles, etc. Je veux enfin sentir mon âme purifiée par le spectacle d’un monde idéal, par le reflet trompeur d’une existence de convention ! »

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Alors qu’arrive-t-il ? Des écrivains de talent, des romanciers fort respectables répondent à ce goût du lecteur pour la littérature sympathique et consolante ; et ils créent une humanité d’étagère, en sucre colorié, qui fait pâmer les femmes du monde dans leurs boudoirs.
C’est toujours la jeune fille pauvre qu’épouse un jeune ingénieur riche et plein d’avenir ; des cousins qui s’aiment et se marient, ou bien un jeune homme ruiné que choisit une riche héritière, et cela se passe avec des surprises, des héritages inattendus pour équilibrer les situations, et des aventures dramatiquement attendrissantes dans le parc d’un vieux château breton. Il y a la scène de la tour, la scène de la chasse, la scène du duel et la scène de l’aïeule invariablement. Mais où triomphe le romancier mondain, c’est quand il touche au vice. Oh ! le vice, aimable, ganté, parfumé comme il faut ! Comme les femmes l’aiment, ce grand seigneur criminel, blasé, sceptique et charmant ! Et comme le milieu où se déroule l’action est choisi avec goût ! Quel monde d’élite, dont toutes les pensées semblent des poésies et toutes les attitudes des poses de gravures de mode ! Tarte à la crème !
De cette littérature « sirop » à l’usage des dames, on tombe bien vite dans la littérature mélasse à l’usage des petites bourgeoises ; et de la littérature mélasse on dégringole dans la littérature tord-boyaux (pardon !) à l’usage des portières. Lisez plutôt les romans des petits journaux.
Voilà à quoi aboutissent les acquiescements au goût du public.

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Employons enfin les grands mots, qui sont les mots justes ; cette vieille querelle littéraire n’est, au fond, que la querelle de l’hypocrisie contre la sincérité. L’art n’a rien à y voir.
Et voilà notre grande plaie toujours purulente : l’hypocrisie. Nous sommes hypocrites dans les moelles, comme on est scrofuleux. Toute notre vie, toute notre morale, tous nos sentiments, tous nos principes sont hypocrites ; et nous le sommes inconsciemment, sans le savoir, comme M. Jourdain était prosateur, cela s’appelle : l’art de sauver les apparences !
C’est tellement passé dans notre sang que ce phénomène monstrueux a lieu : — tout ce qui n’est plus hypocrite nous blesse comme un outrage à notre honnêteté de parade, à nos conventions mondaines, à nos usages de fausses paroles, de fausses protestations, de faux visages.
Oh ! si l’on découvrait les dessous de la vie ! si l’on ouvrait les consciences des hommes qui crient à l’immoralité ! les alcôves des femmes qui s’évanouissent d’un mot un peu vif ! Oh ! les bonnes pudeurs qu’ont celles-ci ! Oh ! les belles indignations qu’ont ceux-là ! Quelle amusante colère de singes à qui l’on présente une glace !...
N’ai-je pas entendu un homme connu et respecté dire, au milieu d’un cercle d’auditeurs : « Non, certainement, je ne crois pas ; la foi n’est plus faite pour les hommes ; mais je pratique par devoir... quand ce ne serait que pour notre monde. » Et il ne songeait guère, en vérité, à l’abîme d’hypocrisie que contenait cet aveu.
Et tous ces gens veulent, à leur image, une littérature hypocrite.
Oui, ces romans parfumés, ces mariages d’amour sans discussions de dot, ces dévouements sans récompenses, ces services tout désintéressés, cela n’est, en réalité, que de l’hypocrisie commandée à l’écrivain par le public. Tout le monde le sait : les lecteurs ne l’ignorent point ; et les auteurs le savent si bien, qu’on voit à tout moment les plus honorables faire des concessions à ce besoin de fausseté, et introduire en des œuvres vraiment belles, artistiques et viriles, des épisodes attendrissants, à la manière anglaise, afin qu’on pardonne le reste à la faveur de ce tour de passe-passe.
Et le publie se délecte à la lecture des aventures invraisemblables de fantoches niaisement parfaits, toujours les mêmes ; et, dans sa joie, il déclare le livre « bien écrit », ce qui est, en ce cas, la pire insulte que la plupart des lecteurs puissent adresser à l’écrivain.

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N’avons-nous pas inventé cet odieux adage : « Toute vérité n’est pas bonne à dire. » Nous l’appliquons à la littérature. Alors il faut mentir ? — Vous répondrez : « Non ! se taire. » — Ce qui est encore mentir par le silence. Mais quand il s’agit d un écrivain, il n’y a pas de milieu : il faut qu’il dise ce qu’il croit être la vérité ou qu’il mente.
Donc, en résumé, les querelles littéraires se bornent à ceci : lutte de l’hypocrisie humaine contre la sincérité du miroir, ou exaspération du lecteur contre le tempérament particulier de l’écrivain.
En général, nos vices ou nos défauts préférés sont ceux dont l’image nous blesse le plus, vérité constatée par cet autre adage : « On ne parle pas de corde dans la maison d’un pendu. »
Je pourrais citer beaucoup d’exemples. Je m’en abstiendrai. Je reviens au livre de M. Camille Lemonnier.
J’ai dit que ce livre était un poème. Tout se passe, en effet, dans une atmosphère poétique très sensible et très puissante. Les arbres deviennent des espèces d’êtres ; la forêt semble une sorte de monde animé ; les sèves parlent et chantent ; la chasse acharnée du braconnier est un symbole ; il grandit comme une de ces créations quasi fantastiques de Victor Hugo. Ce sont des luttes d’idées, de puissances animales, de créatures éternelles dans ce bois qui est plus vaste que la création même, et non les simples embuscades d’un petit paysan qui guette un lapin.
Alors comment a-t-on qualifié ce roman de réaliste ?
Uniquement parce qu’on y sent un peu la bête humaine au milieu des senteurs forestières.
L’amour simple de ces deux êtres simples se déroule d’une façon normale, passe de l’exaltation à la fatigue chez l’un, tandis qu’il demeure toujours ardent chez l’autre, ainsi que cela a lieu dans la plupart des créatures. La vie est grossie, grandie, étendue, mais non fardée. C’est un chant, soit ; mais il dit tout, ce chant ; les paysans deviennent épiques, mais restent vraisemblables cependant ; ils n’ont point de morale à la Florian, ni de tendresses champêtres à la Deshoulières. Les personnages enfin, ne sont ni sympathiques ni consolants, ainsi que l’entend le bon public.
4 octobre 1881