Guy de Maupassant : Messieurs de la chronique. Texte publié dans Gil Blas du 11 novembre 1884.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Messieurs de la chronique

Elle n’est point près de finir la grande querelle des romanciers et des chroniqueurs. Les chroniqueurs reprochent aux romanciers de faire de médiocres chroniques et les romanciers reprochent aux chroniqueurs de faire de mauvais romans.
Ils ont un peu raison, les uns et les autres.
Mais il serait étonnant d’entendre les pianistes reprocher aux flûtistes de manquer de doigts et les flûtistes reprocher aux pianistes d’avoir le souffle trop court. Ils sont musiciens les uns et les autres, cependant, bien que l’instrument diffère. Il en est de même des chroniqueurs et des romanciers, qui sont hommes de lettres avec des tempéraments différents, je dirais même avec des tempéraments opposés.
Le romancier a besoin de pénétration, d’idées générales, d’observation profonde et minutieuse des hommes, et surtout d’une suite sévère dans l’enchaînement des pensées et des événements d’où dépend la composition d’un livre.
L’observation du chroniqueur doit porter sur les faits bien plus que sur les hommes, le fait étant la nourriture même du journal, et ce doit être encore bien plus de l’appréciation que de l’observation. Le chroniqueur doit, en outre, avoir plus de trait que de profondeur, plus de saillies que de descriptions, plus de gaieté que d’idées générales.
Les qualités maîtresses du romancier, qui sont l’haleine, la tenue littéraire, l’art du développement méthodique, des transitions et de la mise en scène, et surtout la science difficile et délicate de créer l’atmosphère où vivront les personnages, deviennent inutiles et même nuisibles dans la chronique qui doit être courte et hachée, fantaisiste, sautant d’une chose à une autre et d’une idée à la suivante sans la moindre transition, sans ces préparations minutieuses qui demandent tant de peine au faiseur de livres.
J’ai parlé de l’atmosphère d’un livre et c’est là le point capital, essentiel.
C’est l’atmosphère de la terre, existant avant tout, qui a déterminé les races, la structure, les organes, toute la manière de vivre des êtres nés et développés sur le globe, et qui sont soumis à toutes les fatalités du lieu, de l’air, du climat, et modifiés même suivant les continents.
C’est l’atmosphère d’un livre qui rend vivants, vraisemblables et acceptables les personnages et les événements. Tout arrive dans la vie et tout peut arriver dans le roman ; mais il faut que l’écrivain ait la précaution et le talent de rendre tout naturel par le soin avec lequel il crée le milieu et prépare les événements au moyen des circonstances environnantes.
Donc les qualités maîtresses du romancier deviennent stériles dans le journal et lui donnent même un air de gêne et de lourdeur. Tandis que les qualités essentielles du chroniqueur, la bonne humeur, la légèreté, la vivacité, l’esprit, la grâce donnent aux romans des journalistes un ait négligé, décousu, peu approfondi.
S’il fallait pousser plus loin cette analyse on remarquerait encore que le chroniqueur plaît surtout parce qu’il prête aux choses qu’il raconte son tour d’esprit, l’allure de sa verve, et qu’il les juge toujours avec la même méthode, leur applique le même procédé de pensée et d’expression auquel le lecteur du journal est habitué.
Le romancier, au contraire, doit, tout en donnant à son œuvre la marque de son originalité propre, se faire autant de tempéraments qu’il met en scène de personnes ; il doit apprécier avec leurs jugements divers, voir la vie avec leurs yeux, donner le reflet des faits et des choses dans tous ces esprits contraires, différemment organisés suivant leur tempérament physique et les milieux où ils se sont développés.
Aussi ne s’est-il jamais rencontré un romancier qui fût un chroniqueur, et jamais un chroniqueur qui fût un bon romancier.
Les vrais chroniqueurs sont tout aussi rares et aussi précieux que les vrais romanciers, et combien en compte-t-on qui résistent seulement quatre ou cinq ans à ce métier terrible d’écrire tous les jours, d’avoir de l’esprit tous les jours, de plaire tous les jours au public.
Le romancier peut braver la colère de ses juges, s’en moquer même et attendre la justice de l’avenir. Il poursuit son œuvre suivant l’idéal qu’il s’est créé, suivant ses croyances et sa nature.
Le chroniqueur, au contraire, n’existe que par la faveur immédiate du public. Il faut qu’il soit sans cesse le favori des lecteurs, qu’il s’efforce sans cesse de les séduire ou de les convaincre. Il a besoin pour cet effort constant, d’une incroyable énergie, d’un tempérament infatigable, d’un esprit et d’une présence d’esprit sans limites. Le mépris systématique des romanciers pour leurs frères du journalisme n’empêchera point qu’il soit aussi difficile au directeur d’un grand journal de découvrir un chroniqueur, qu’il est difficile à un éditeur de mettre la main sur un auteur.
Je veux, en quelques lignes, faire le portrait des principaux chroniqueurs parisiens, des maîtres, de ceux qui, par la durée de leur labeur et de leurs succès, ont prouvé la valeur persistante de leur talent. J’en laisserai de côté d’excellents, qui sont plus jeunes, ou moins arrivés.Et puis je veux surtout choisir ceux qui sont les types de l’espèce.
Ne songeons point à les classer. Aussi bien les chroniqueurs sont susceptibles. On a dit des poètes autrefois : Irritabile genus. On peut le dire aujourd’hui des journalistes. Autant les romanciers ont ou affectent d’indifférence pour les jugements qu’on porte sur eux, autant les chroniqueurs ont l’humeur excitable et la patience courte. Il ne les faut toucher qu’avec des gants et avec mille précautions.
Ceux dont je veux parler méritent ces égards.
Nous commencerons donc à l’F, sixième lettre de l’alphabet, par


M. HENRY FOUQUIER

Un grand garçon, beau garçon, portant toute sa barbe, une large barbe blonde galante et parfumée. La figure est douce, fine et calme, très calme. Il a le geste sobre et la parole modérée. Et la forme de son talent répond à celle de sa personne.
C’est un chroniqueur sage et mordant par des moyens cachés. Écrivain soigneux, châtié, amoureux de sa langue et la connaissant en perfection, il l’emploie avec des précautions délicates, avec des ruses et des perfidies sous les mots. Au lieu de frapper par des atteintes directes comme Scholl, dont les attaques ressemblent à des coups d’épée, il a des traits qui restent dans la plaie, accrochés par des intentions sournoises pareilles aux barbes des hameçons.
Bien qu’il traite les questions du jour, il n’est qu’à moitié ce qu’on appelle un chroniqueur d’actualité, car il voit surtout, dans les sujets qu’il choisit, la moralité qu’il en veut tirer, et non point une moralité amusante ou piquante, mais une moralité de philosophe.
Henry Fouquier est, en effet, un philosophe, d’une race aujourd’hui disparue, un philosophe du dix-huitième siècle, bienveillant, optimiste, assez indifférent, satisfait des gens, des choses et du monde, irrité contre les désespérés, contre les pessimistes, contre les penseurs précis et désolés de l’école de Schopenhauer. Il aime vivre, le montre et le dit, et il porte, dans ses écrits comme dans sa personne, le reflet de cette satisfaction. Son esprit orné et lettré se complaît dans la galante métaphysique des hommes du dernier siècle que l’amour rêvé ou obtenu consolait de tout ; et il semble voir l’existence, toutes les choses tristes, navrantes, terribles de la terre, à travers un voile transparent où seraient dessinées des images et des figures de femmes, de femmes souriantes, coquettes, montrant la grâce de leurs lignes, le charme de leur sourire, l’appel de leurs yeux et de leur bouche.
Il n’a pourtant pas le scepticisme de ses ancêtres dont il a hérité la morale gracieuse : et les enseignements qu’il tire des choses du jour sont parfois empreints d’une certaine prud’homie, que je regrette pour ma part, mais que goûte fort le public.
Il est, en somme, un des écrivains les plus remarquables et les plus aimés de la presse actuelle, un de ceux qui font estimer et respecter le journalisme.


M. HENRI ROCHEFORT

Qui ne connaît cette figure de clown spirituelle, nerveuse et mobile, avec le haut toupet blanc, le nez cassé, l’œil inquiet, la voix fêlée, et dans toute l’allure un tel charme cordial et franc que ce Terrible, ce Révolté, ce Démolisseur, est aimé de ses plus furieux adversaires qui lui tendent la main avec plaisir. Confrère excellent et sûr, Henri Rochefort, le Démocrate, est, détail étrange, un remarquable connaisseur en bibelots d’art, en tableaux anciens, en vieilleries de toute espèce, et un amateur passionné de toutes ces choses.
Celui-là ne procède point par coups d’adresse ni par coups de pointe, pour abattre ses ennemis, mais par crocs-en-jambe prestement passés. Croc-en-jambe à l’homme, croc-en-jambe au français, croc-en-jambe à la grammaire, croc-en-jambe même à la raison, et le tour est fait. L’adversaire culbuté ne se relèvera pas.
Son esprit, imprévu, éclatant comme un pétard, n’emprunte rien à la tradition de notre race, à la tradition da finesses et de pointes où se sont exercés nos pères. Il en dérive cependant, d’une façon indirecte, et pour n’être pas tout à fait légitime il n’en est pas moins Français.
Ce galant et charmant homme au masque de clown a inventé une clownerie bizarre de la langue, une manière de faire sauter les mots, de les désarticuler, de leur fait prendre des attitudes et des contorsions imprévues qui font rire d’un rire impérieux, irrésistible, immodéré, comme les véritables clowneries des vrais clowns, dans les cirques. Il fait naître, par des rapprochements de syllabes, des à-peu-près imprévus, par des calembredaines fantastiques, des éveils de pensées surprenantes et cocasses. Il lui faut une seconde pour appeler Camescasse-tête, M. Camescasse, en apprenant sa nomination aux fonctions de préfet de police. Et sans cesse de son esprit, de sa bouche et de sa plume, tombent des mots inattendus et singulièrement comiques, des jugements d’une vérité désopilante dans une forme saisissante de drôlerie.
Et tout le monde s’amuse de cette intarissable verve parisienne, depuis les femmes les plus fines jusqu’au voyou le plus illettré, pourvu qu’il ait respiré cet air du trottoir qui met dans le cerveau ce quelque chose d’inconnu qui semble l’âme de Paris.
Après l’R, arrêtons-nous à la lettre suivante S.


M. AURÉLIEN SCHOLL

Le nombre des mots que Scholl a semés sur le monde est aussi grand que celui des étoiles. Tous les chroniqueurs présents et les chroniqueurs futurs puisent et puiseront dans ce réservoir de l’esprit.
Il a le trait direct et sûr, frappant comme une balle et crevant son homme, le trait suivant la bonne tradition du seizième siècle, rajeunie par lui, et qui deviendra, encore par lui, la tradition du dix-neuvième siècle.
En lisant une bonne chronique d’Aurélien Scholl, on croirait sentir la moelle de la gaieté française coulant de sa source naturelle. Il est, dans le vrai sens du mot, le chroniqueur spirituel, fantaisiste et amusant.
Gascon, grand, bel homme, élégant et souple, il donne bien aussi l’idée de son talent, un peu casseur d’assiettes et rodomont.
Il a fait, malheureusement, beaucoup d’élèves, qui sont bien loin de le valoir, ayant pris sa manière sans avoir son esprit.
À la quatrième avant-dernière lettre de l’alphabet nous trouvons


M. ALBERT WOLFF

Tout différent des trois autres, celui-là procède avec un flair et une sûreté de limier pour découvrir le fait du jour, le fait parisien, le fait enfin qui doit intéresser, émouvoir, passionner le plus le public, son public. Non seulement il le découvre, mais il le fouille, le commente et le développe, juste de la façon dont il doit être fouillé, commenté et développé, ce jour-là même, pour répondre à l’attente de tous les esprits.
Je parlais tout à l’heure de l’atmosphère à créer autour des personnages d’un livre. Eh bien ! M. Albert Wolff subit l’atmosphère du moment d’une telle façon qu’il semble écrire souvent ce que pensent et ce qu’ont pensé tous ses lecteurs, tant il leur donne le résumé de leur opinion, formulé avec sa verve souvent pointue et caustique, toujours amusante, fine et bien littéraire.
Et ses fidèles, en le lisant, éprouvent à peu près le sentiment d’un homme à qui on servirait, quand il entre dans un restaurant, le plat unique qu’il désirait manger ce jour-là, et auquel il n’avait peut-être pas songé.
M. Wolff est en outre en train de faire ce que devraient faire tous les chroniqueurs vraiment parisiens, qui ont vécu longtemps cette vie mouvementée, si renseignée et si bizarre des journalistes ; il écrit ses mémoires.
Le premier volume contenant des souvenirs de voyage des plus intéressants ; le second, L’Écume de Paris, est une fort curieuse, fort saisissante et fort originale étude des dessous secrets de cette grande capitale des capitales. Les Voyous sinistres, Les Forçats célèbres, Les Monstres, Les Adultères sanglants, Le Crime et la Folie, sont des pages profondes, terribles, et singulièrement attachantes.

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J’aurais tant désiré parler d’un autre encore, mort tout, dernièrement, Léon Chapron, qui avait apporté dans la chronique contemporaine une note bien particulière, alerte et mordante !
Il était en outre un des hommes les plus sincères du journalisme actuel, d’une sincérité même brutale, mais d’une loyauté à toute épreuve.
Et si on me demandait maintenant de citer un nom parmi les plus jeunes, parmi ceux d’aujourd’hui qui sont ceux de demain, je le choisirais dans ce journal, et je dirais : Grosclaude.
11 novembre 1884