Guy de Maupassant : L’inventeur du mot « nihilisme ». Texte publié dans Le Gaulois du 21 novembre 1880.
Mis en ligne le 30 avril 2000.

L’inventeur du mot « nihilisme »

Nos grands hommes et même nos petits hommes sont tous connus à l’étranger ; il n’est chez nous si mince littérateur ou si médiocre politicien dont le nom n’ait passé la mer et passé les monts et n’apparaisse périodiquement dans les journaux anglais, allemands ou russes.
Chez nous, au contraire, on ne sait rien de nos voisins, qui possèdent des hommes de talent ou même de génie dont la renommée s’arrête aux frontières françaises.
En prenant, par exemple, les noms des cinq premiers écrivains russes de ce siècle, il n’en est assurément pas plus de trois dont la réputation soit parvenue même aux Parisiens lettrés.
Et pourtant, dans l’avenir, ces cinq écrivains marqueront non pas comme des précurseurs, mais comme des classiques, comme les pères des lettres russes. Ce sont :
Pouchkine, un Shakespeare jeune homme, mort en plein génie, quand son âme, suivant son expression, s’élargissait, quand il « se sentait mûr pour concevoir et enfanter des œuvres puissantes ».
Il fut tué en duel en 1837.
Lermontoff, un poète byronien plus original même, et plus vivant, et plus vibrant, et plus violent que Byron — tué en duel en 1841, à l’âge de vingt-sept ans.
Ne devrait-on pas livrer à l’exécration des hommes ceux qui détruisent de pareils êtres dont la vie importe à l’esprit humain et à toutes les générations futures ?
Gogol, un romancier, de la famille de Balzac et de Dickens, mort en 1851.
Le comte Léon Tolstoï, bien vivant celui-là ; un des grands écrivains du monde actuel, l’auteur de ce superbe livre qui eut du succès en France l’an dernier, et qui s’appelle : La Paix et la Guerre.
Enfin Ivan Tourgueneff, un Parisien bien connu chez nous, l’inventeur du mot « nihiliste », le premier qui ait signalé cette secte aujourd’hui si puissante, et qui l’ait, pour ainsi dire, légalement baptisée.
Grâce à sa profession d’homme de lettres, il observait sans cesse autour de lui, et il remarqua, le premier, cet état nouveau des esprits, cette crise particulière des maladies cérébrales populaires, cette fermentation politique et philosophique inconnue, inaperçue, qui devait soulever la Russie tout entière.
Les vrais matelots pressentent de loin la tempête, et les vrais romanciers voient en avant, devinant l’avenir, comme l’a fait Balzac.
Tourgueneff reconnut cette graine de la Révolution russe quand elle germait sous terre encore avant qu’elle eût poussé au soleil, et, dans un livre qui fit grand bruit : Pères et Enfants, il constata la situation morale de cette espèce de secte naissante. Pour la désigner clairement, il inventa, il créa un mot : les nihilistes.
L’opinion publique, toujours aveugle, s’indigna ou ricana. La jeunesse fut partagée en deux camps ; l’un protesta, mais l’autre applaudit, déclarant : « C’est vrai, lui seul a vu juste, nous sommes bien ce qu’il affirme. » C’est à partir de ce moment que la doctrine encore flottante, qui était dans l’air, fut formulée d’une façon nette, que les nihilistes eux-mêmes eurent vraiment conscience de leur existence et de leur force, et formèrent un parti redoutable.
Dans un autre livre, Fumée, Tourgueneff suivit les progrès, la marche des esprits révolutionnaires, en même temps que leurs défaillances, les causes de leur impuissance. Il fut alors attaqué des deux côtés à la fois, et son impartialité ameuta contre lui les deux factions rivales. C’est qu’en Russie, comme en France, il faut appartenir à un parti. Soyez l’ami ou l’ennemi du pouvoir, croyez blanc ou rouge, mais croyez. Si vous vous contentez d’observer tranquillement, en sceptique convaincu ; si vous restez en dehors des luttes qui vous paraissent secondaires, ou si, même étant d’une faction, vous osez constater les défaillances et les folies de vos amis, on vous traitera comme une bête dangereuse ; on vous traquera partout ; vous serez injurié, conspué, traître et renégat ; car la seule chose que haïssent tous les hommes, en religion comme en politique, c’est la véritable indépendance d’esprit.
Tourgueneff était avec raison considéré comme un libéral. Ayant raconté les faiblesses des révolutionnaires, on le traita comme un faux frère. Il n’en continua pas moins ses études sur ce parti toujours grandissant, si curieux et si terrible, qui fait aujourd’hui trembler le Czar ; et son dernier livre : Terres vierges, indique avec une étonnante clarté, l’état mental du nihilisme actuel.
En dépit des injures de quelques forcenés, sa popularité est très grande en Russie, et des ovations l’attendent chaque fois qu’il retourne à St-Pétersbourg. Les jeunes gens surtout le vénèrent ; mais la cause première de cette faveur remonte à bien loin déjà, au temps où parut son premier volume.
Il était jeune, très jeune. Se croyant poète, comme tous les romanciers qui débutent, il avait fait quelques vers, publiés sans grand succès ; alors, sentant venir le découragement, prêt à renoncer aux lettres, il allait partir pour étudier la philosophie en Allemagne quand un encouragement inattendu lui vint du célèbre critique russe Belinski. Cet homme exerça sur le mouvement littéraire de son pays une influence décisive ; et son autorité fut plus étendue, plus dominatrice que celle d’aucun autre critique en aucun temps et en aucun lieu. Il dirigeait alors une revue appelée : Le Contemporain, et il exigea de Tourgueneff une petite nouvelle en prose destinée à ce recueil.
Tourgueneff, jeune, ardent, libéral, élevé en pleine province, dans la steppe, ayant vu le paysan chez lui, dans ses souffrances et ses effroyables labeurs, dans son servage et sa misère, était plein de pitié pour ce travailleur humble et patient, plein d’indignation contre les oppresseurs, plein de haine pour la tyrannie.
Il décrivit, en quelques pages, les tortures de ces tristes déshérités, mais avec tant d’ardeur, de vérité, de véhémence et de style, qu’une grande émotion s’en répandit, s’étendant à toutes les classes de la société. Emporté par ce succès rapide et imprévu, il continua une série de courtes études prises toujours chez le peuple des campagnes, et, comme une multitude de flèches allant frapper au même but, chacune de ces pages frappait en plein cœur la domination seigneuriale, le principe odieux du servage.
C’est ainsi que fut composé ce livre désormais historique qui a pour titre : Les Mémoires d’un Seigneur russe.
Mais quand il voulut réunir en volume tous ces morceaux détachés, l’éternelle censure mit son veto. Le hasard d’un tête-à-tête en chemin de fer avec un des membres de cette institution tutélaire fit obtenir à l’auteur l’autorisation demandée du personnage officiel, qui paya de sa place cette complaisance.
Le livre eut un retentissement immense, fut saisi, et l’auteur arrêté passa un mois sous les verrous, non pas en prison, mais au violon, avec les vagabonds et les voleurs de grand chemin, puis il fut envoyé en exil par l’empereur Nicolas.
Sa grâce, bien que réclamée par le czarevitch, fut longue à venir. La raison en tient peut-être à ce que, sur la demande de l’héritier impérial, Tourgueneff, ayant adressé une lettre au souverain, ne se prosterna point à ses « pieds sacrés » (variante de notre plate formule « votre très humble et très obéissant serviteur »).
Il revint plus tard dans son pays, mais ne l’habita plus guère.
Enfin, le 19 février 1861, l’empereur Alexandre, fils de Nicolas, proclama l’abolition du servage ; et un banquet annuel commémoratif fut institué, où assistaient tous ceux qui avaient pris part à ce grand acte politique. Or, dans une de ces réunions, un célèbre homme d’État russe, Milutine, portant un toast à Tourgueneff, lui dit : « Le Czar, monsieur, m’a spécialement chargé de vous répéter qu’une des causes qui l’ont le plus décidé à émanciper les serfs est la lecture de votre livre Les Mémoires d’un Seigneur russe. »
Ce livre est resté, en Russie, populaire et presque classique. Tout le monde le connaît, le sait par cœur et l’admire. Il est l’origine de la réputation de son auteur comme écrivain et comme libéral, on pourrait presque dire comme « libérateur », en même temps qu’il est le principe de sa grande popularité.
L’œuvre littéraire de Tourgueneff est assez considérable : sans chercher à analyser ici, ou même à citer tous ses ouvrages, mentionnons un autre très beau roman, Les Eaux printanières.
Mais c’est peut-être dans les courtes nouvelles qu’apparaît le plus l’originalité de cet écrivain, qui est avant tout un maître conteur.
Psychologue, physiologiste et artiste de premier ordre, il sait composer en quelques pages une œuvre absolue, grouper merveilleusement les circonstances et tracer des figures vivantes, palpables, saisissantes, en quelques traits si légers, si habiles qu’on ne comprend point comment tant de relief est obtenu avec des moyens en apparence si simples. De chacune de ces courtes histoires s’élève comme une vapeur de mélancolie, une tristesse profonde et cachée sous les faits. L’air qu’on respire en ses créations se reconnaît toujours ; il emplit l’esprit de pensées graves et amères, il semble même apporter aux poumons une senteur étrange et particulière. Observateur réaliste et sentimental en même temps, il a donné une note unique, bien à lui, rien qu’à lui. On la trouve en toute sa puissance dans ces courts chefs-d’œuvre qui s’appellent : L’Abandonnée, — Le Gentilhomme de la steppe, — Trois Rencontres, — Le Journal d’un homme de trop, etc.
Tourgueneff, maintenant, habite presque toute l’année la France. Il y possède de nombreux amis : la famille Viardot, Mme Edmond Adam, M. Hébrard, directeur du Temps, les romanciers Edmond de Goncourt, Zola, Daudet, Edmond About, et bien d’autres. Gustave Flaubert l’aimait et l’admirait passionnément.
Beaucoup de nous, sans doute, l’ont rencontré sans le connaître. Comme il adore la musique et en écoute le plus souvent possible, les habitués du concert Colonne remarquent chaque hiver une sorte de géant à barbe blanche et à longs cheveux blancs, avec une figure de Père éternel, des gestes calmes, un œil tranquille derrière le verre de son pince-nez, et toute une allure d’homme supérieur, ce je ne sais quoi qui n’est point la distinction dite aristocratique, ni l’aplomb du diplomate, mais une sorte de dignité simple, la sérénité du talent. Il est modeste, d’ailleurs, plus que la plupart des écrivains français. On croirait même qu’il s’efforce de ne jamais faire parler de lui.
21 novembre 1880