Guy de Maupassant : Pêcheuses et guerrières. Texte publié dans Gil Blas du 15 mars 1887, puis en tant que préface du livre La Grande Bleue, par René Maizeroy, Plon, Nourrit et Cie, paru en juin 1888.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Pêcheuses et guerrières

À René Maizeroy.
La mer n’a jamais eu tant d’amis et tant de poètes. Ceux d’autrefois lui adressaient, par moments, des vers, ou des compliments, ou des gentillesses, mais ils ne semblaient point l’aimer avec la passion profonde que lui ont vouée ceux d’aujourd’hui.
Richepin l’a couverte de rimes étincelantes comme ses flots brisés sous le soleil, sonores comme ses vagues abattues sur les plages, légères comme l’écume qui danse sous la brise, souples comme la houle onduleuse et fuyante.
Loti, cette sirène, semble une voix sortie des profondeurs bleues, vertes, grises des océans impénétrables, une voix qui chante les choses inconnues, les beautés inexplorées, les grâces inaperçues, et le mystère surtout, le mystère sacré de la mer.
Bonnetain la raconte avec son talent précis et coloré, en homme qu’elle a longtemps bercé, et qui l’a longtemps regardée avec ses yeux d’artiste.
Un débutant, tout jeune encore, Pierre Maël, l’aime déjà d’un amour si vif qu’il lui consacrera tous ses livres, comme un prêtre consacre à son Dieu tous ses jours.
Et tu as exprimé, toi, ses coquetteries les plus subtiles, ses charmes les plus féminins, toute la délicatesse de ses nuances, toute la séduction infinie de ses mouvements, son ensorcelante et changeante beauté.
La lettre où tu m’annonçais la prochaine apparition de ton livre, la réunion de ces éclatants et si délicats portraits de la Grande Bleue, m’a surpris comme j’allais m’embarquer sur elle pour un petit voyage à Saint-Tropez.
Elle était vraiment la Grande Bleue, ce jour-là, notre amie, immobile, à peine ridée par un souffle imperceptible qui la rendait plus bleue encore en faisant courir sur sa chair d’azur le frisson léger des étoffes moirées.
Je me rappelais les pages où tu parlais d’elle avec des mots si vrais, et je regardais s’éloigner la ville d’Antibes que les flots entourent, caressant par les jours calmes et battant par les jours de vent les lourdes murailles de Vauban que dominent les vieilles maisons grises et les deux tours carrées debout dans le ciel comme deux cornes de pierre.
Et mêlés au souvenir de tes évocations artistes, des souvenirs d’enfance m’assaillaient ; car j’ai grandi sur le rivage de la mer, moi, de la mer grise et froide du Nord, dans une petite ville de pêche toujours battue par le vent, par la pluie et les embruns, et toujours pleine d’odeur de poisson, de poisson frais jeté sur les quais, dont les écailles luisaient sur les pavés des rues, et de poisson salé roulé dans les barils, et de poisson séché dans les maisons brunes coiffées de cheminées de briques dont la fumée portait au loin sur la campagne des odeurs fortes de hareng.
Je me rappelais aussi l’odeur des filets séchant le long des portes, l’odeur des saumures dont on fume les terres, l’odeur des varechs quand la marée baisse, tous ces parfums violents des petits ports, parfums rudes et senteurs âcres, mais qui emplissent la poitrine et l’âme de sensations fortes et bonnes. Et je songeais qu’après avoir dit à la mer toutes les tendresses que ton cœur lui garde, tu devrais maintenant, en suivant les côtes, de Dunkerque à Biarritz, et de Port-Vendres à Menton, parcourir le long et joli chapelet des villes marines, sur les rivages de France.
Il en est quelques-unes de ces petites cités que j’aime d’une façon spéciale, parce qu’elles sont vraiment les filles de la mer. Les grandes, les commerçantes, Marseille, Bordeaux, Saint-Nazaire ou Le Havre, me laissent indifférent. L’homme les a faites ; elles sont bruyantes, vénales, agitées, et, comme les parvenus qui ne fréquentent seulement que les gens riches ou illustres, elles n’ont d’attention que pour les immenses paquebots ou les énormes navires chargés de marchandises précieuses.
Je méprise les villes militaires dont les ports sont pleins de monstres, de cuirassés pareils à des montagnes de fer, gibbeux, ventrus, couverts d’excroissances, de verrues d’acier et de tours épaisses. On y voit aussi des torpilleurs minces, serpents de mer disgracieux et trop longs, et des navigateurs en uniformes, spécialistes de la guerre marine à vapeur.
Mais comme j’aime la petite ville poussée dans l’eau et qui sent la mer à plein nez, qui vit de la mer, qui s’y baigne, et qui se battit aux temps fameux des marins épiques comme aucune ville ne s’est battue dans les poèmes antiques ! Connais-tu Dunkerque, où naquirent Jean Bart et tant de corsaires plus héroïques que les héros de l’Iliade ?
Connais-tu Dieppe, patrie de Duquesne et de ce pilote Bouzard, qui sauva tant de navires et de naufragés qu’une statue lui fut élevée ?
Sait-on assez l’histoire de cet autre Dieppois qui s’appelait Ango ? Des Portugais ayant capturé un de ses navires, ce simple armateur équipa une flotte à ses frais, bloqua Lisbonne, poursuivit jusqu’aux Indes les escadres portugaises, et ne cessa les hostilités qu’après avoir vu un ambassadeur venir en France lui demander la paix. Est-il beau, ce commencement du seizième siècle ?
Et Saint-Malo sur son rocher, Saint-Malo, cette reine de la Manche, avec ses tours « Solidor » et « Qui-qu’en-grogne », et son peuple de Malouins, les premiers marins du monde ? Elle vit naître Duguay-Trouin, et le légendaire Surcouf, et Labourdonnais, et Jacques Cartier, et aussi Maupertuis, La Mettrie, Broussais, Lamennais et Chateaubriand. Voilà-t-il pas la plus belle et la plus féconde des humbles filles de la mer, qui, sous la caresse des flots, enfante de pareils hommes pour la patrie ?
Et La Rochelle la calviniste, dont les fils, moins célèbres peut-être que ceux de ses sœurs bretonnes et normandes, ne furent pas moins braves ? La connais-tu, la ville aux rues tortueuses, bordées d’arcades basses, au port fermé par deux tours antiques et jolies, et qui garde, souvenir de luttes admirables, là-bas, dans l’eau, à peine visible, sa digue immense, collier de pierre avec lequel l’étrangla Richelieu ?

*

Je songeais au charmant livre qu’on pourrait écrire sur ces villes !... Et les murailles d’Antibes s’enfonçaient peu à peu dans l’eau bleue, tandis que, de l’autre côté du golfe, au-dessus de Nice, pareille de si loin à un peu d’écume blanche sur le rivage, se dressait la grande chaîne des Alpes, vertes d’abord, puis portant sur leurs cimes dentelées un immense manteau de neige.
Sur cette côte du Midi, je n’en connais que deux de ces petites pêcheuses, autrefois guerrières, si nombreuses dans le Nord. C’est d’abord celle que je quitte, Antibes, enfermée, bloquée, étreinte en sa double enceinte de murs énormes, construits par Vauban. Elle est dans l’eau tout à fait, sur une pointe qui forme presque une île, et on voit, par les jours clairs, sur le petit quai du port, chauffant au soleil leurs vieux membres, le peuple lent des antiques matelots assis côte à côte et parlant, par moments, des navigations passées. Leurs visages sont fendus par les rides comme les bois anciens sous le soleil et les pluies, tannés et bruns comme les poissons séchés au four, et grimaçants, déformés par l’âge.
Devant eux passe, boitant sur une canne, l’ancien capitaine au long cours qui commanda Les Trois-Sœurs, ou Les Trois-Frères, ou La Marie-Louise, ou La Jeune-Clémentine.
Tous le saluent, à la façon des soldats qui répondent à l’appel, d’une litanie de « Bonjour, capitaine », modulée sur des tons différents. Et il les remercie d’un geste de la main.
Jamais la curiosité ne m’était venue de connaître le passé de la ville. Je descendis dans le salon de mon bateau pour y chercher le guide Sarty, auquel collabora le père de M. Victorien Sardou, un aimable et éminent chercheur qui sait à fond l’histoire de cette côte.
J’y appris que, fondée par les Phocéens de Marseille, Antibes fut baptisée par eux Antipolis, puis devint, sous les Romains, une ville municipale jouissant du droit de cité romaine.
Puis, elle fut achetée, vendue et revendue par les papes, par les Grimaldi de Monaco, par Henri IV, prise et reprise par le connétable de Bourbon, par André Doria, par Charles-Emmanuel, duc de Savoie, par le duc d’Épernon.
Mais depuis que Vauban l’a fortifiée, elle résista aux Impériaux et aux Piémontais, en 1707 et en 1746, bien que bombardée pendant vingt-neuf jours.
En 1815 enfin, sans garnison, elle se défendit seule et échappa aux Autrichiens qui avaient détrôné Murat.
Cependant, j’avais atteint la pleine mer, doublé le cap de la Garoupe, et j’apercevais maintenant le golfe Juan, où l’escadre cuirassée était à l’ancre, puis les îles de Lérins, toutes plates sur la mer, masquant Cannes et le golfe de la Napoule, puis, au-dessus d’elles, les sommets bizarres de l’Esterel.
Je passai près de la balise des Moines, devant le vieux château debout, les pieds dans la vague, à l’extrémité de l’île Saint-Honorat, et qui fut si souvent pris et pillé par les pirates, les seigneurs des environs, les Sarrasins, et repris toujours par ses maîtres légitimes, les moines. Puis, ayant traversé tout le golfe de Cannes, longé les côtes rouges et abruptes de l’Esterel, que terminent le cap Roux et le Dramont, aperçu au loin Saint-Raphaël, j’arrivai à la nuit tombante à l’entrée de l’admirable golfe de Grimaud, devant le port de Saint-Tropez.
Loin du monde, séparée de la France par ces montagnes sauvages, sans villages et sans routes qu’on nomme les montagnes des Maures, n’ayant de rapport avec les terres habitées que par une diligence antique et un petit bateau à vapeur qui reste au port les jours de mauvais temps, Saint-Tropez est, certes, la plus curieuse des petites villes marines du Midi.
Une route, depuis deux ans, la liait à Saint-Raphaël. La mer a détruit cette route. Et nous sommes ici dans un pays bizarre, plein des souvenirs des Maures qui l’occupèrent longtemps et bâtirent presque tous les villages sur les sommets côtoyant la mer ; car, dans le centre des montagnes, on ne trouve rien, ni hameaux, ni fermes, rien que des huttes isolées et une ruine d’une morne beauté, la Chartreuse de la Verne.
Saint-Tropez, la première pêcheuse de ces côtes, assise au bord du golfe dont l’antique tour de Grimaud ferme le fond, montre avec orgueil sur son quai la statue du bailli de Suffren.
Elle se battit contre les Sarrasins, le duc d’Anjou, les corsaires barbaresques, le connétable de Bourbon, Charles Quint, le duc de Savoie et le duc d’Épernon.
En 1637, les habitants, sans aucune aide, repoussèrent une flotte espagnole et, chaque année se renouvelle, avec une ardeur surprenante, le simulacre de cette défense qui emplit la ville de bousculades et de clameurs et rappelle étrangement les grands divertissements populaires du Moyen Âge.
En 1813, la ville repoussa également une escadrille anglaise envoyée contre elle.
Aujourd’hui elle pêche ! Elle pêche des thons, des sardines, des loups, des langoustes, tous les poissons si jolis de cette mer bleue, et nourrit, à elle seule, une partie de la côte.
Tu la connais bien, d’ailleurs, cette petite cité provençale, car nous y sommes restés ensemble quelques jours, autrefois.
Viens avec moi suivre ce rivage, de port en port, de baie en baie, et peut-être te décideras-tu à l’écrire, ce livre que tu ferais si bien sur les Petites filles de la Mer.
15 mars 1887