Guy de Maupassant : Un prophète. Texte publié dans Le Figaro du 1er janvier 1886.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Un prophète

En lisant Le Prêtre de Nemi, drame religieux et philosophique, histoire bizarre d’une sorte de prophète qui prêche, sous la plume de M. Renan, la sagesse et la justice, sept cents ans avant l’ère chrétienne, en voyant surtout les paysages charmants dans lesquels le grand écrivain français a enveloppé son étrange sujet, le souvenir m’est venu d’un livre lu à Rome au printemps dernier et qui contient aussi l’histoire saisissante d’un prophète.
M. le professeur Barzellotti raconte dans son intéressante étude la vie singulière d’un illuminé, d’un fondateur de religion, né en 1835 à Arcidosso, province de Grosseto (Toscane), et mort en martyr, il y a quelques années à peine. On se rappellera sans doute le fait de cette mort dont nous avons ignoré jusqu’ici les détails.
Si cet inspiré était venu à une époque de foi, il est probable qu’il aurait entraîné des peuples et converti à sa doctrine une succession de générations, car on retrouve en lui les traits originaux des grands semeurs de croyances, et ce singulier mélange de franchise et de charlatanisme qu’il faut pour séduire les hommes.
Né en 1835, sur les confins des États pontificaux, David Lazzaretti montra dès son enfance une sensibilité et une imagination tellement remarquables, que les habitants du pays l’avaient surnommé Mille idées.
N’est-ce point là une marque qu’on retrouve chez tous les fondateurs de religions ?
Il fit preuve de très bonne heure d’une tendance à l’exaltation religieuse dont on signala, paraît-il, des traces héréditaires dans sa famille ; et il eut, à l’âge de treize ans, une apparition.
C’était pendant les événements de 1848. Un personnage mystérieux le rencontra et lui prédit tous les événements futurs de son existence.
Mais sa vie active et pénible dut arrêter le développement de sa vocation d’illuminé. Il fut dans sa jeunesse une sorte de barde célèbre déjà par ses poèmes rustiques, par ses chants, par sa beauté et par sa force physique.
Comme il transportait d’ordinaire du charbon et de la terre de Sienne sur le dos de ses trois mulets, les habitants des pays qu’il traversait se réunissaient autour de lui pendant ses haltes pour l’écouter déclamer les chants du Tasse ou de l’Arioste, et parfois aussi ses propres vers.
Il avait les yeux bleus, les cheveux et la barbe noirs, la taille haute, et sa vigueur était telle qu’il se débarrassa, un jour de foire, de trois colosses qui l’attaquaient, en leur lançant un tonneau plein de vin qu’il souleva comme un panier vide.
Son adresse à manier le bâton et sa vie aventureuse le rendaient populaire. Des légendes commençaient à courir sur lui, comme il s’en forme toujours sur ceux qui ont ou qui doivent avoir de l’action sur les foules ; et il exerçait déjà une influence personnelle singulière sur tous ceux qui l’entouraient ou qui l’approchaient.
À cette époque, cependant, sa vocation de prophète semble subir un arrêt, car il se mit à blasphémer ; mais ses blasphèmes, loin de lui nuire, accrurent encore sa réputation, augmentèrent son autorité. Le blasphème, d’ailleurs, n’est-il pas une des formes de la foi ? Nier violemment, n’est-ce pas attester qu’on peut croire avec passion ? Insulter un dieu, c’est presque lui rendre hommage ; c’est montrer qu’on le craint, puisqu’on le brave, c’est affirmer qu’on croit à sa puissance puisqu’on l’attaque. Entre blasphémer et croire, il y a juste la même différence qu’entre aimer et haïr. Ceux-là seuls qui peuvent aimer ardemment sont capables de haine furieuse ; et si l’on passe de la haine à l’amour, l’amour alors devient excessif.
À vingt-deux ans, David Lazzaretti se maria et il devint père.
En 1860, il s’engagea comme volontaire. Il prit part au combat de Castelfidardo et composa des hymnes patriotiques que ses amis répétaient en chœur.

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Au mois d’avril 1868, David eut une nouvelle apparition qui détermina la direction de sa vie, et il se retira, en solitaire, sur une montagne déserte et sauvage de la Sabine, non loin de Rome. Il vécut là en ermite errant, changeant sans cesse de retraite, se contentant des moindres nourritures.
Au cours de cette vie vagabonde, il rencontra un Prussien, Ignace Micus, qui vivait depuis quinze ans dans l’ermitage de Sainte-Barbe et qui paraît avoir été un homme bizarre et supérieur.
Il est à remarquer comme cette terre italienne est bien une terre religieuse qui appelle les ermites et les fait éclore ainsi qu’un fruit naturel de ce sol miraculant.
Micus eut sur les idées de Lazzaretti une influence profonde et peut-être décisive. C’est lui qui semble avoir mis en son esprit cette graine étrange du mysticisme qui envahit une âme, comme la folie. Jusque-là, en effet, David n’était qu’un exalté ; à partir de sa rencontre avec Ignace Micus, il devint un mystique. Ignace s’attacha à son nouvel ami, quitta pour lui sa retraite, l’accompagna plus tard en son pays natal, où il mourut au milieu des disciples de David. Il fut assisté à ses derniers moments par un médecin qui déclara au professeur Barzellotti que ce Prussien était un homme vraiment remarquable et très mystérieux.

*

Le séjour de Lazzaretti sur la montagne de la Sabine fut rempli de visions. Il reçut d’abord la visite d’un guerrier qui lui indiqua, dans la grotte même habitée par David, l’endroit où étaient enfouis ses os. Lazzaretti appela à son aide l’archiprêtre voisin, et tous deux, s’étant mis à creuser, découvrirent en effet des ossements humains qu’ils enterrèrent en lieu saint.
Le guerrier, satisfait, apparut une seconde fois au solitaire mais il n’était plus seul, s’étant fait accompagner de la sainte Vierge et de saint Pierre. Comme remerciement du service rendu, il raconta à David sa très curieuse histoire, qu’on trouvera tout au long dans l’étude du professeur Barzellotti.
C’est ici que, pour la première fois, nous allons constater chez le prophète italien une de ces supercheries familières aux faiseurs de miracles. Saint Pierre, avant de remonter au ciel, lui imprima sur le front le signe bizarre que voici : ) + ( . À partir de ce moment, il deviendra bien difficile de démêler exactement ce qui se passe dans l’esprit de cet illuminé, de faire la part de la bonne foi, du mysticisme exalté et sincère, et, en même temps, la part de la ruse naïve et native, de la ruse campagnarde du paysan toscan ingénument crédule et roué, aussi simple que pratique. Il a passé, sans doute, par une série d’évolutions et de transformations, par une suite d’étapes où tantôt il se croyait vraiment envoyé du ciel, et tantôt s’ingéniait à se faire prendre pour un apôtre, sans être lui-même absolument certain de sa mission.
Peu à peu, il s’est mis à jouer son rôle, employant tous les moyens que lui suggéraient sa finesse et son intelligence, convaincu parfois que ce rôle lui était imposé par Dieu, et comprenant parfois aussi qu’il en imposait à ses concitoyens. Puis il est entré lentement dans la peau du personnage, ainsi qu’on dit au théâtre ; il s’est pris pour un messie ; la conscience de la comédie jouée s’est noyée dans l’acclamation de la foule, dans la popularité grandissante, dans l’admiration générale, pour ne plus lui laisser que l’orgueil de son triomphe et la certitude de sa mission. L’exaltation se développant en lui comme une ivresse qui grandit l’a mené sûrement à la folie mystique aiguë.
Le souvenir des apparitions du guerrier, de la sainte Vierge et de saint Pierre a été fixé par un tableau appelé « la Madone de la Conférence », nom que Lazzaretti avait donné à son entretien avec ces personnages célestes ; et ce tableau fut exposé dans une chapelle érigée ad hoc dans le voisinage de la grotte par l’archiprêtre de Montorio.
Les reproductions de ce tableau sont pieusement conservées dans les demeures des paysans disciples de David.
Précédé par le récit de ces visions miraculeuses, le prophète rentra dans son pays natal où il devint l’objet de la vénération de tous. On l’appelait l’homme du mystère ; et de très loin des fervents accouraient pour le voir et l’écouter.
Sa renommée s’étendit de jour en jour, favorisée même par le clergé. L’archiprêtre d’Arcidosso le promenait par le pays en le montrant comme l’homme de Dieu.
David alors établit sa demeure sur l’une des montagnes les plus élevées autour du Monte Amiato, le Monte Labro que les lazzarettistes appellent aujourd’hui Monte Labaro (Drapeau). Sur ce sommet désert et inculte, la population voulut ériger, sous sa direction, une tour, un ermitage et une petite église dont les ruines subsistent encore. On vit plus de 300 hommes travailler sous les ordres du saint. Cet ermitage devint bientôt le centre de réunion des adeptes du prophète qui fonda entre eux plusieurs sociétés.
Dans tout fondateur de religion, il y a un législateur et souvent un socialiste. C’est à ce moment de la vie de David Lazzaretti que se développèrent ces deux tendances de son esprit.
Il fit donc des lois et des règlements, établit une association de secours mutuels et une autre association tout à fait communiste dont faisaient partie plus de 80 familles. Ces familles de paysans et de petits propriétaires mirent en commun tous leurs biens. On crut même à ce moment en Italie que le mouvement lazzarettiste était un mouvement agraire, tandis qu’il n’était en réalité qu’une évolution religieuse à laquelle prenaient part des petits propriétaires plutôt que des prolétaires.

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Cependant le prophète, comprenant que tout prestige finit par s’affaiblir, que toute influence finit par s’user, voulut redonner une force nouvelle à son autorité, et il tenta d’autres aventures, avec cet instinct de la mise en scène qui ne lui fit jamais défaut.
Le 5 janvier 1870, après avoir soupé avec ses disciples, vêtus comme lui de robes étranges, et avoir prédit même que l’un d’eux l’avait trahi, il partit subitement et alla vivre en solitaire dans l’île de Monte-Cristo.
À son retour, après quarante jours d’absence, il reçut une véritable ovation.
Mais son nouveau séjour à Monte-Labro dura peu. Il partit alors pour la France, où il demeura huit années, à la Chartreuse de Grenoble d’abord, et puis dans les environs de Lyon, où il retrouva un de ses fervents disciples, M. Léon Duvachat, ancien magistrat qui l’avait connu en Italie et lui avait donné 14000 francs pour la tour de Monte-Labro.
M. Duvachat l’accueillit avec sa famille et le logea, se chargea de l’éducation de ses enfants Turpino et Bianca, et fit traduire et imprimer à ses frais les ouvrages du prophète : Les Fleurs célestes, Ma lutte avec Dieu et Le Manifeste aux princes chrétiens (Lyon, librairie Pitrat aîné).
Dans Le Manifeste aux princes chrétiens, David prédisait à l’Europe les successives apparitions de sept têtes de l’Antéchrist dont chacune signifierait un ennemi du parti légitimiste français et du pouvoir temporel des papes. — Il y avait le cardinal Hohenlohe, le père Hyacinthe, Bismarck, etc.
Il résulta, d’ailleurs, du procès intenté à Sienne aux lazzarettistes en 1879, et qui se termina par leur acquittement, qu’un accord existait entre les disciples français et italiens de David, pour favoriser une aventure politique combinée entre les partis cléricaux des deux pays.
Une chose curieuse à noter dans les écrits de David, et qui rattache, selon M. Barzellotti, les utopies de ce prophète à la tradition mystique du Moyen Âge, c’est la prédiction du prochain règne du Saint-Esprit. Cette prédiction fait partie, en effet, de la doctrine de Joachim de Fiore, cité par Dante et étudié par M. Renan.

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L’histoire de David aurait ressemblé à celle de beaucoup d’illuminés si une mort tragique n’était venue consacrer sa mémoire et transformer le prophète en martyr.
Après avoir été encouragé par le clergé de son pays, il vit ses ouvrages condamnés par les autorités ecclésiastiques. Puis on l’invita lui-même à se soumettre, ainsi que les deux prêtres qui dirigeaient la petite communauté de Monte-Labro.
Exaspéré par cette opposition et n’espérant plus pouvoir exécuter la réforme politique et religieuse qu’il avait rêvée avec l’appui de l’Église, il devint un révolté et il imagina aussitôt un nouveau plan de réforme qui tendait à une République universelle appelée le Règne de Dieu, le siège de la papauté ayant été transporté par lui de Rome à Lyon.
Son exaltation toucha alors à la folie. Après avoir quitté la France pour se rendre à Rome où il se disait appelé par le Saint-Office, il déclara qu’il était le Christ lui-même, chef et juge revenu au monde, et il prédisait la modification prochaine de l’univers entier.
À Rome, il parut se soumettre, mais à peine revenu sur sa montagne, il se mit à prêcher violemment sa réforme, en réclamant le partage des terres.
Il transforma les rites de sa petite église et vit chaque jour augmenter le nombre de ses disciples.
L’opposition du clergé et de la partie riche de la population devint alors passionnée. D’un autre côté, son parti exigeait la réalisation de ses prophéties ; et David se résolut à frapper un grand coup sur les esprits.
Ayant réuni tous ses disciples sur sa montagne, il les tint en prière pendant quatre jours et quatre nuits, puis, quand il les eut exaltés par toutes sortes d’exercices pieux et de pénitences, il se mit à leur tête et descendit vers la plaine.
Ils étaient plusieurs centaines d’hommes et de femmes, vêtus de robes symboliques et chantant des psaumes au son des fanfares.
Les paysans accouraient sur leur passage et se joignaient à eux, s’attendant à des miracles, à des choses surprenantes et surhumaines. Et le cortège grossi sans cesse allait, traversait les villages en poussant des clameurs de piété sauvage.
Alors, le bruit se répandit dans le pays que cette horde de gens exaltés pillait et ravageait les demeures. Beaucoup d’hommes prirent les armes ; d’autres s’enfuirent.
C’était au lendemain de l’attentat de Passanante sur le roi Humbert ; les esprits étaient inquiets et troublés ; on prenait peur pour un rien.
Le chef de police de la contrée, surpris par la descente de cette procession de fanatiques, ne sachant guère à quelle sorte de gens il avait affaire, alla à leur rencontre avec les quelques carabiniers dont il pouvait disposer.
À la vue des soldats, les lazzarettistes, sans armes d’ailleurs, poussèrent des vociférations et lancèrent quelques pierres, comme il arrive toujours quand le peuple soulevé se trouve en face de la troupe.
Les carabiniers, effrayés à leur tour et se croyant menacés, firent feu ; et le prophète, atteint d’une balle, tomba mort au milieu de ses disciples, dont plusieurs avaient été blessés.
Cette fin tragique mit l’auréole du martyr sur le front de l’illuminé, consacra sa doctrine et fortifia la foi de ses adeptes.
Ses disciples, encore assez nombreux aujourd’hui, attendent toujours la réalisation de ses promesses.
L’étude de ces derniers croyants termine l’ouvrage du professeur Barzellotti, qui montre vraiment d’une façon saisissante la figure de ce paysan. Prophète égaré dans notre siècle, figure bizarre du Moyen Âge qui apparaît étrangement au milieu des mœurs, des coutumes et des costumes modernes dans un paysage presque biblique, un de ces paysages latins où les grands peintres de la Renaissance italienne nous ont accoutumés à voir des miracles.
1er janvier 1886