Guy de Maupassant : En rôdant. Texte publié dans Le Gaulois du 14 février 1883.
Mis en ligne le 27 mai 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

En rôdant

L’omnibus descendait au grand trot la rue des Martyrs. Deux hommes, deux amis, étaient assis côte à côte, et causaient.
C’étaient deux ouvriers, de ces ouvriers de Paris doués d’une intelligence étroite et subtile, très pénétrante et très bornée. Ils parlaient politique.
L’un d’eux dit :
— Les députés ne savent pas ce qu’ils font. On dirait une assemblée de fous.
L’autre reprit :
— Tant mieux, cela déconsidère toujours le gouvernement.
Ne voilà-t-il pas ce qu’on appelle un signe des temps ?
Certes le mouvement le plus accusé de l’opinion, depuis quatre ou cinq ans surtout, est une sorte d’envahissement, jusqu’au peuple, de scepticisme et de mépris intellectuel pour les représentants du pouvoir.
Entrez dans les petits restaurants de Paris, ceux où mangent les travailleurs. Les gens causent, rient et se moquent de leurs élus, parlant d’eux comme ils feraient de bonnes ganaches amusantes pour la foule.
Les cochers de fiacre, devant le kiosque de la station, à côté du sergent de ville qui pointe leurs numéros, plaisantent agréablement les représentants du peuple.
Dans un salon, plein d’hommes connus, d’artistes et de mondains, quand on voit entrer quelque monsieur ignoré et qu’on demande : « Quel est celui-là ? » si on vous répond : « C’est X... un député... » une vague pitié vous prend pour ce pauvre homme.
On est tellement habitué déjà à rire de la Chambre, à la blâmer, à la blaguer, à la bafouer ; ses maladresses sont tellement visibles, ses emballements tellement grotesques, que le métier de député devient une profession comique, qui inspirera bientôt un doux mépris aux petits enfants eux-mêmes.
Quand ils verront passer dans la rue quelque pauvre être d’aspect hétéroclite, ils demanderont avec intérêt, habitués aux railleries répétées de leur père :
— C’est un député, dis, papa ?

*

Et, quand on dîne par hasard avec deux ou trois députés, de ceux qui forment la tête de la Chambre, on s’étonne de trouver des gens intelligents, intéressants, spirituels même parfois.
Un vieux représentant du pays, qui n’est plus rien, expliquait dernièrement ce mystère.
— Ce qui leur manque, disait-il, c’est l’habitude de penser ensemble. Ils n’ont pas d’esprit de corps. Il faut une grande pratique de la politique à une assemblée pour qu’elle devienne intelligente en masse.
Les qualités d’initiative intellectuelle, de libre arbitre, de réflexion sage et même de pénétration de tout homme supérieur, pris isolément, disparaissent en général dès que cet homme est mêlé à un grand nombre d’autres hommes. L’ensemble d’une assemblée est singulièrement inférieur à chaque membre de cette assemblée.
Une citation me fera comprendre.
Voici un passage d’une lettre de lord Chesterfield à son fils (1751) qui constate avec une rare humilité cette subite élimination des qualités actives de l’esprit dans toute nombreuse réunion :

« Lord Macclesfield, qui a eu la plus grande part dans la préparation du bill, et qui est l’un des plus grands mathématiciens et astronomes de l’Angleterre, parle ensuite, avec une connaissance approfondie de la question et avec toute la clarté qu’une matière aussi embrouillée pouvait comporter. Mais comme ses mots, ses périodes et son élocution étaient loin de valoir les miens, la préférence me fut donnée à l’unanimité, bien injustement, je l’avoue.

« Ce sera toujours ainsi. Toute assemblée nombreuse est foule. Quelles que soient les individualités qui la composent, il ne faut jamais tenir à une foule le langage du bon sens et de la raison pure. C’est seulement à ses passions, à ses sentiments et à ses intérêts apparents qu’il faut s’adresser.

« Une collectivité d’individus n’a plus de faculté de compréhension, etc. »

Voilà qui n’est peut-être pas trop mal vu !

*

Le train allait de Rouen sur Paris.
Nous étions six dans le wagon. Cinq jeunes gens revenaient de faire leur volontariat et parlaient à cœur ouvert de ce métier de soldat auquel tout Français est astreint.
Et tous rapportaient dans leur famille une haine pour le régiment, une exaspération profonde, une joie ardente d’en avoir fini.
Et je pensais : sur dix de ceux qu’on appelle des volontaires, neuf au moins rentrent chez eux avec ce dégoût et cette colère. Et ceux-là sont des bourgeois, des riches, des puissants. Ne voilà-t-il pas un effroyable danger, la fin de l’esprit militaire, l’agonie du patriotisme ?
Ces garçons-là qui auraient marché bravement en cas de guerre ne voudront plus, pour rien au monde, entrer dans un régiment, coucher à la chambrée, vivre de la vie du troupier.
Le volontariat tuera l’armée en France.
Pourquoi ? Parce que cette loi, qui semble juste, de l’égalité sous le drapeau est maladroite.
On prend des aristocrates — par aristocrates j’entends des intelligents et des délicats —, on les jette dans ce troupeau des lignards, on les force à cette existence brutale de la caserne, aux promiscuités qui répugnent, à bien des choses qui révoltent leurs instincts et leur éducation.
Ils ont, ces jeunes hommes, l’honneur chatouilleux, ils sont habitués à des égards. Le sous-officier les maltraite, les injurie, leur jette des mots qui effleurent à peine un paysan, mais qui traversent leur épiderme léger et font bouillonner leur sang moins épais. L’officier lui-même, accoutumé à faire marcher des lourdauds à coups de juron, ne reconnaît pas, sous l’uniforme, le jeune homme d’une race plus fine.
On dit : « Cela leur apprend l’égalité. » Essayez donc de fouailler un cheval pur-sang comme un cheval de tombereau, sous prétexte de lui apprendre le fouet !
L’égalité n’existe nulle part. Si Pitou et quelque futur grand artiste passent une année côte à côte, l’artiste sera poursuivi toute sa vie par le cauchemar de cette année de bagne ; il frémira à ce souvenir, il inoculera, malgré lui, à ses fils, la terreur de la caserne.
Les raisonnements magnanimes n’y feront rien. C’est ainsi.
La masse de l’armée doit être formée des humbles, des grossiers, des ignorants, de ceux nés pour être peu. Du moment qu’on ne peut pas faire de l’aristocratie du pays l’aristocratie de l’armée, du moment que les garçons nés pour être des officiers ne pourront être que des pioupious, tout mélange apportera le trouble, et dans l’armée, et dans le pays.
Tant pis pour l’égalité !
Voilà ce qu’on arrive à croire quand on entend causer des volontaires.
14 février 1883