Guy de Maupassant : Les subtils. Texte publié dans Gil Blas du 3 juin 1884, sous la signature de Maufrigneuse.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

Les subtils

Autant d’hommes, autant de manières de comprendre et de regarder la vie.
Les uns ne font que voir, à la façon des animaux. Les faits, les choses, les visages, les événements semblent ne se refléter que dans leurs yeux, sans produire de répercussion dans l’intelligence, sans éveiller cette suite infinie de raisonnements, d’idées enchaînées, de réflexions, de déductions qui se prolonge indéfiniment comme les vibrations d’un son, ou les ondes dans l’eau où vient de tomber une pierre.
Les autres, au contraire, s’acharnent à pénétrer toujours le mystérieux mécanisme des motifs et des déterminations.
Quand une fois l’esprit se met à chercher le secret des causes, il s’enfonce, il s’égare, se perd souvent dans l’obscur et inextricable labyrinthe des phénomènes psychologiques et physiologiques.
Depuis tant de siècles que le monde existe et qu’on l’observe, c’est à peine si les esprits les plus pénétrants ont pu saisir quelques-uns des secrets cachés dans l’homme et autour de l’homme. Ceux qui sont autour de nous, d’ailleurs, nous échapperont toujours en grande partie, car, ainsi que l’a dit Gustave Flaubert dans Bouvard et Pécuchet : « La science est faite suivant les données fournies par un coin de l’étendue. Peut-être ne convient-elle pas à tout le reste qu’on ignore, qui est beaucoup plus grand et qu’on ne peut découvrir. »
Mais la recherche des seuls phénomènes psychologiques a préoccupé de tout temps les chercheurs. Jadis les philosophes avaient le monopole de ces études, qu’ils exposaient en des livres graves. Aujourd’hui, ce sont surtout les romanciers observateurs qui s’efforcent de pénétrer et d’expliquer l’obscur travail des volontés, le profond mystère des réflexions inconscientes, les déterminants tantôt plus instinctifs que raisonnés, et tantôt plus raisonnés qu’instinctifs ; d’indiquer la limite insaisissable où le vouloir réfléchi se mêle, pour ainsi dire, à une sorte de vouloir matériel sensuel, à un vouloir animal ; de noter les actions de l’un sur l’autre, etc. Un des hommes dont je vais m’occuper tout à l’heure, M. Paul Bourget, dit à la première page de sa remarquable nouvelle, L’Irréparable : « Par-dessous l’existence intellectuelle et sentimentale dont nous avons conscience, et dont nous endossons la responsabilité probablement illusoire, tout un domaine s’étend, obscur et changeant, qui est cependant celui de notre vie inconsciente. »
C’est ce domaine mystérieux qu’explorent aujourd’hui les romanciers, avec des méthodes très différentes.
Les uns, qui sont purement des objectifs, au lieu de mettre à jour la psychologie des personnages en des dissertations explicatives, la font simplement apparaître par leurs actes. Les dedans se trouvent ainsi dévoilés par les dehors, sans aucune argumentation psychologique.
Les autres, comme M. Paul Bourget, font pour ainsi dire la géographie morale des gens qu’ils présentent au lecteur et ils entrent jusqu’au profond de leur âme pour dévoiler les mobiles de leurs actions. On pourrait appeler ceux-ci des métaphysiciens, et ceux-là des metteurs en scène.
Mais il faut encore distinguer parmi les romanciers deux grandes tendances générales. L’une qui pousse les analystes à simplifier l’âme humaine observée ; à faire, en quelque sorte, la somme des nuances de même nature pour frapper le lecteur par un trait typique, par une note unique et caractéristique ; l’autre qui les détermine au contraire à saisir et à montrer une à une les plus vagues, les plus fugitives sensations de la pensée, les plus obscures évolutions de la volonté, à ne négliger aucun détail d’aucune nature, aucune nuance d’aucune sorte.
Ces derniers auraient donc, au contraire, une propension à compliquer. On les pourrait appeler les subtils.
Dans les œuvres des premiers la vie apparaît par images comme dans la réalité. Les visions passent devant les yeux du lecteur, éveillant en lui plus ou moins d’attention, plus ou moins de réflexion ; il en tire, suivant le degré de son intelligence, des conclusions plus ou moins profondes, et des déductions plus ou moins étendues. Il peut, à son gré, s’il n’est doué d’aucun esprit de pénétration, se contenter de regarder se dérouler l’aventure et agir les personnages comme il regarderait un accident et des passants dans la rue.
Les subtils, au contraire, forcent les lecteurs à un travail de pensée délicieux pour les uns et pénible pour les autres. Il faut, pour suivre toutes les finesses de leurs aperçus et les arguties de leurs remarques, demeurer toujours en éveil, toujours au guet ; on accomplit à leur suite un voyage d’exploration dans le cerveau humain ; il faut un effort constant d’attention et d’intelligence pour marcher derrière eux, dans ce dédale.
Parmi les écrivains classés dès aujourd’hui comme des maîtres (je ne parle que des observateurs artistes), Flaubert représente parfaitement le type du romancier essentiellement objectif, tandis que les frères de Goncourt sont des subtils.
Parmi les écrivains actuellement en plein labeur et en plein talent, deux hommes nous montrent, avec des qualités très différentes, des manières de voir et d’écrire très opposées, et une valeur tout à fait supérieure, deux types très différents de subtils.
Ce sont MM. Catulle Mendès et Paul Bourget.


CATULLE MENDÈS

Chez lui, tout est subtil et tout est séduisant. C’est un poète charmant, un poète même en prose.
Il n’a qu’un souci médiocre de la réalité, et se contente de demeurer dans le possible, par suite, sans doute, de cette certitude que « tout arrive ».
Je veux dire par là qu’au lieu de chercher à frapper l’esprit par la vraisemblance éclatante, indéniable, des caractères et des faits, ce que veulent obtenir les réalistes en négligeant les vérités exceptionnelles pour ne choisir que les vérités constantes, il aime, il préfère les personnages qui ont un grain d’anormal, et les sujets où se mêle un peu d’étrange. Sa fantaisie charmante, imprévue et bizarre se plaît hors la règle commune. Elle évoque des êtres capricieux, délicats, pervers, toujours subtils, toujours compliqués, toujours intéressants par le mystère, souvent criminel, de leur âme.
Il a bien fait ressortir toutes les ressources surprenantes de son exquis talent dans cette série de singuliers portraits qu’il intitula Les Monstres parisiens.
Il vient de publier deux volumes où il montre sous deux faces nouvelles ses admirables qualités d’observateur indépendant et fantaisiste. L’un de ces deux livres est fortement osé, il s’appelle Les Boudoirs de Verre. L’autre, non moins délicat et rusé, mais plus honnête, a pour titre Les Jeunes Filles.
Dans l’un et dans l’autre apparaît cette subtilité alerte, pénétrante, si artiste, si personnelle qui est la marque de son talent, qui fait de Catulle Mendès un maître curieux ne ressemblant à personne, ne pouvant être classé dans aucune école, ni comparé à aucun écrivain.
Son style fin, agile, malin, sournois a des hardiesses secrètes, des hardiesses jésuitiques que personne ne tenterait. Sa pensée masquée et merveilleusement servie par l’incomparable artifice de cette langue, ne recule devant rien, et si on poursuivait les écrivains, aucun magistrat ne pourrait relever un outrage à la morale dans ces contes d’une corruption sans pareille, mais d’une telle adresse de phrase qu’ils braveraient les plus adroits inquisiteurs.


PAUL BOURGET

Il vient de publier un très remarquable volume, L’Irréparable, qui donne bien la note de ce penseur, de cet observateur profond et mélancolique.
Celui-là est surtout un délicat, un effarouché devant les brutalités de la vie, un vibrant et un spleenétique à la manière anglaise.
Tout préoccupé des phénomènes mystérieux de l’âme, il les suit avec une subtilité sérieuse et les exprime en une langue précise, un peu philosophique, mais qui dévoile merveilleusement toutes les obscures évolutions de la pensée et de la volonté chez l’être humain.
C’est sur les femmes que s’exerce le plus volontiers son analyse pénétrante et bienveillante, car on sent qu’il aime les femmes d’un amour infini et désintéressé. Il les connaît, les raconte, les montre avec une étonnante sûreté de vue, et la délicatesse presque exagérée de sa pensée apparaît à tout instant, soit qu’il parle des hommes qui veulent seulement avoir des femmes, verbe brutal qui décèle bien la secrète brutalité de ces sortes de rapports cruels entre les sexes, qu’on appelle pourtant du beau nom « d’amour », soit qu’il analyse un de ses personnages qu’il montre atteint d’une maladie étrange bien moderne, observée et exprimée par lui avec une rare perspicacité : « Il était malade d’un excès de subtilité, toujours à la recherche de la nuance rare, et, quoique supérieurement intelligent, il ne devait jamais atteindre à cette large et franche conception de l’art qui produit les œuvres géniales. »
Il dit ailleurs (c’est une femme qui parle) : « J’étais toute jeune alors, je n’avais pas acquis cette indulgence que donne le sentiment de l’inachevé de la vie... »
Quoi de plus juste, de plus saisissant et de plus aigu que ces observations qui tombent de sa plume, au cours du récit, de page en page ? Il semble qu’il porte une lampe, une petite lampe vive et mystérieuse comme celle des mineurs et qu’il éclaire, d’une rapide lumière, par une ligne, par un mot, à mesure qu’il fait agir un personnage, le fond secret de sa pensée. Et il donne en même temps, lui aussi, d’une façon discrète et un peu triste, son avis sur les choses et les hommes. Il laisse apparaître sans cesse ses déductions, ne laissant pas au lecteur le choix et la liberté, soit de conclure dans un sens ou dans l’autre, soit de ne point conclure du tout.
Paul Bourget qui avait pris, comme poète et comme critique, une place éminente parmi les écrivains de ce temps, vient de se placer aussi au premier rang des romanciers observateurs, psychologues et artistes.
Maufrigneuse
3 juin 1884