Guy de Maupassant : Notes sur Algernon Charles Swinburne. Préface du recueil Poèmes et Ballades, par A. C. Swinburne, traduction de Gabriel Mourey, Paris, A. Savine, paru en mars 1891.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

Notes sur Algernon Charles Swinburne

Il est fort difficile de parler au public français d’un poète anglais comme M. Swinburne, quand on ne sait pas sa langue, et c’est mon cas. J’ai rencontré autrefois ce poète dont la physionomie bizarre est des plus intéressantes, et même des plus inquiétantes, car il me fait l’effet d’une sorte d’Edgar Poe idéaliste et sensuel, avec une âme d’écrivain plus exaltée, plus dépravée, plus amoureuse de l’étrange et du monstrueux, plus curieuse, chercheuse et évocatrice des raffinements subtils et antinaturels de la vie et de l’idée que celle de l’Américain simplement évocatrice de fantômes et de terreurs, et j’ai gardé de mes quelques entrevues avec lui l’impression de l’être le plus extravagamment artiste qui soit peut-être aujourd’hui sur le monde.
Artiste, il l’est en même temps à la manière ancienne et à la manière moderne. Lyrique, épique, épris du rythme, poète d’épopée, plein du souffle grec, il est aussi un des plus raffinés et des plus subtils, parmi les explorateurs de nuances et de sensations qui forment les écoles nouvelles.
Voici comment je l’ai connu. J’étais fort jeune, et passant l’été sur la plage d’Étretat. Un matin vers dix heures, des marins arrivèrent en criant qu’un nageur se noyait sous la Porte d’amont. Ils prirent un bateau, et je les accompagnai. Le nageur ignorant le terrible courant de marée qui passe sous cette arcade avait été entraîné, puis recueilli par une barque qui pêchait derrière cette porte, appelée communément la Petite Porte.
J’appris le soir même que le baigneur imprudent était un poète anglais, M. Algernon Charles Swinburne, descendu depuis quelques jours chez un autre Anglais, avec qui je causais quelquefois sur le galet, M. Powel, propriétaire d’un petit chalet qu’il avait baptisé « Chaumière Dolmancé ».
Ce M. Powel étonnait le pays par une vie extrêmement solitaire et bizarre aux yeux de bourgeois et de matelots peu accoutumés aux fantaisies et aux excentricités anglaises.
Il apprit que j’avais essayé, trop tard, de porter secours à son ami, et je reçus une invitation à déjeuner pour le jour suivant. Les deux hommes m’attendaient dans un joli jardin ombragé et frais derrière une toute basse maison normande construite en silex et coiffée de chaume. Ils étaient tous deux de petite taille, M. Powel gras, M. Swinburne maigre, maigre et surprenant à première vue, une sorte d’apparition fantastique. C’est alors que j’ai pensé, en le regardant pour la première fois, à Edgar Poe. Le front était très grand sous des cheveux longs, et la figure allait se rétrécissant vers un menton mince ombré d’une maigre touffe de barbe. Une très légère moustache glissait sur des lèvres extraordinairement fines et serrées et le cou qui semblait sans fin unissait cette tête, vivante par les yeux clairs, chercheurs et fixes, à un corps sans épaules, car le haut de la poitrine paraissait à peine plus large que le front. Tout ce personnage presque surnaturel était agité de secousses nerveuses. Il fut très cordial, très accueillant ; et le charme extraordinaire de son intelligence me séduisit aussitôt.
Pendant tout le déjeuner on parla d’art, de littérature et d’humanité ; et les opinions de ces deux amis jetaient sur les choses une espèce de lueur troublante, macabre, car ils avaient une manière de voir et de comprendre qui me les montrait comme deux visionnaires malades, ivres de poésie perverse et magique.
Des ossements traînaient sur des tables, parmi eux une main d’écorché, celle d’un parricide, paraît-il, dont le sang et les muscles séchés restaient collés sur les os blancs. On me montra des dessins et des photographies fantastiques, tout un mobilier de bibelots incroyables. Autour de nous rôdait, grimaçant et inimaginablement drôle, un singe, familier, plein de tours et de farces à faire, pas un singe, un ami muet de ses maîtres, un ennemi sournois des nouveaux venus. Le singe fut pendu, m’a-t-on dit, par un des jeunes domestiques des Anglais, qui en voulait à l’animal. Le mort fut enterré au milieu du gazon, devant la porte du logis. On fit venir, pour le poser sur son cercueil, un énorme bloc de granit où fut gravé simplement le nom « Nip » et qui portait sur la partie haute, comme dans les cimetières d’Orient, une coupe d’eau pour les oiseaux.
Quelques jours plus tard je fus invité de nouveau chez ces Anglais originaux afin de déjeuner d’un singe à la broche, qui avait été commandé au Havre, à cette intention, chez un marchand d’animaux exotiques. L’odeur seule de ce rôti quand j’entrai dans la maison me souleva le cœur d’inquiétude, et la saveur affreuse de la bête m’enleva pour toujours l’envie de recommencer un pareil repas.
Mais MM. Swinburne et Powel furent délicieux de fantaisie et de lyrisme. Ils me contèrent des légendes islandaises traduites par M. Powel, d’une étrangeté saisissante et terrible. Swinburne parla de Victor Hugo avec un enthousiasme infini.
Je ne l’ai pas revu. Un autre écrivain étranger, un très grand, l’homme le plus intellectuel que j’aie rencontré, je veux dire par là, doué des intuitions les plus perspicaces sur l’humanité, de la philosophie la plus large, des opinions les plus indépendantes en tout, le romancier russe Ivan Tourgueneff me traduisit souvent des poèmes de Swinburne avec une vive admiration. Il critiquait aussi. Mais tout artiste a des défauts. Il suffit d’être un artiste.
Voici quelques renseignements qu’on m’a donnés sur M. Swinburne.
M. Walter Hamilton, dans son livre Le Mouvement esthétique en Angleterre, écrit que peu de gens hésiteraient à décerner à Swinburne le titre de roi des poètes esthétiques. En 1860, avant que le mouvement nouveau fût important, Swinburne avait dédié sa tragédie La Reine Mère à Dante Gabriel Rossetti, et son volume des Poèmes et Ballades à Burne Jones, à cet artiste qui a maintenant la place d’honneur à Grosvenor Gallery. L’un des tableaux les plus fameux de Burne Jones est inspiré du Laus Veneris de Swinburne et porte ce titre. Dans le même volume un autre poème est dédié à M. Whistler. Comme Burne Jones, Rossetti, Ruskin, A. C. Swinburne fut élève d’Oxford.
Sa naissance très aristocratique contraste singulièrement avec les tendances républicaines, très avancées, de ses Chants d’avant l’Aube.
Le grand-père du poète, Sir John Swinburne, portait le titre de baronet, appartenant à une famille qui, à travers la bonne et la mauvaise fortune, était restée fidèle à la dynastie des Stuarts.
Sir John vécut jusqu’à l’âge de 98 ans (il mourut en 1860) et durant sa longue vie, il fut l’ami de toutes les célébrités politiques et littéraires de France et d’Angleterre, réunissant le siècle à l’autre, et se souvenant aussi bien de Mirabeau et de John Wilke que de Turner et de Mulready.
Le père du poète (le plus jeune des fils de Sir John) avait une haute situation dans la Marine royale ; en 1836, il épousa Lady Jane Henrietta, fille du comte de Ashburnham, de sorte que Algernon Charles Swinburne est descendant de deux des plus vieilles familles aristocratiques.
Un siège au Parlement lui fut offert par la Reform League. Il refusa, préférant vouer sa vie à l’art et à la littérature. Il passa six ans à Eton et ensuite quatre à Oxford.
Il a écrit environ trente volumes, prose et vers, et d’innombrables articles de revue.
Né en 1837, il connut tout jeune le succès. Voici la liste de ses principaux ouvrages :
La Reine Mère (1860) ; Atalante à Calydon ; Chastelard (1865) ; William Blake, essai (1868) ; Chants d’avant l’Aube (1871) ; Chant des Deux Nations ; Bothwell, Erechtheus, tragédies (1876) ; Marie Stuart, tragédie (1880).
Quand parurent les Poèmes et Ballades, le succès fut immédiat et vif chez les lettrés ; mais la critique se fâcha, la critique anglaise, étroite, haineuse dans sa pudeur de vieille méthodiste qui veut des jupes à la nudité des images et des vers, comme on en pourrait vouloir aux jambes de bois des chaises. Robert Buchanan surtout, dans son livre : l’École sensuelle, visa Swinburne avec une extrême violence. Tous les autres arbitres du goût dans l’art le suivirent ; et les mots qu’on emploie pour flageller l’immoralité cinglèrent l’artiste et l’émurent enfin.
On parla de sadisme, on cita des extraits ingénieusement mal interprétés ; et l’émotion fut si grande dans l’immorale et pudique Angleterre, reine de l’hypocrisie, que le succès du livre s’arrêta comme sous un murmure de honte nationale. Certes, il est impossible de nier que cette œuvre appartienne à l’école sensuelle, à la plus sensuelle, à la plus idéalement dépravée, exaltée, impurement passionnée des écoles littéraires, mais elle est admirable presque d’un bout à l’autre. Sans doute les amateurs de clarté, de logique et de composition s’arrêteront stupéfaits devant ces poèmes d’amour éperdus et sans suite. Il ne les comprendront pas, n’ayant jamais senti ces appels irrésistibles et tourmentants de la volupté insaisissable, et l’inexprimable désir, sans forme précise et sans réalité possible, qui hante l’âme des vrais sensuels.
Swinburne a compris et exprimé cela comme personne avant lui, et peut-être comme personne ne le fera plus, car ils ont disparu du monde contemporain, ces poètes déments épris d’inaccessibles jouissances. Tout ce que la femme peut faire passer d’aspirations charnellement tendres, de soifs et de faims de la bouche et du cœur, et de torturantes ardeurs hantées de visions enfiévrantes pour nos yeux et pour notre sang, le poète halluciné, l’a évoqué par ses vers.
Ouvrons ce livre et lisons d’abord ceci, les deux premières strophes de : Une Ballade de Vie.

« J’ai trouvé en rêves un lieu de zéphyr et de fleurs, — plein d’arbres odorants et coloré de joyeuses verdures, — au milieu duquel se tenait — une dame vêtue comme l’été avec ses douces heures ; — sa beauté aussi fervente qu’une ardente lune — faisait brûler et défaillir mon sang — comme une flamme sous la pluie. — Une tristesse avait rempli ses yeux bleus fatigués — et la mélancolique, la chagrine rose rouge de ses lèvres — semblait mélancolique des bonheurs en allés.

« Elle tenait un petit cistre par les cordes, — en forme de cœur, les cordes tressées avec les cheveux subtilement nuancés — de quelque joueur de luth mort — qui dans les années mortes avait fait de délicieuses choses. — Les sept cordes étaient nommées ainsi : — la première corde, charité, — la seconde, tendresse, — les autres étaient plaisir, douleur, sommeil et péché, — et la sympathie qui est parente de la pitié — et est la plus impitoyable. »

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Lisez ensuite Une Ballade de Mort. Puis arrêtons-nous à ce chef-d’œuvre, Laus Veneris, l’Éloge de Vénus :

« Dort-elle ou veille-t-elle ? car son col, — baisé de trop près, porte encore une tache pourprée — où le sang meurtri palpite et s’efface ; — douce, et mordue doucement, plus belle pour une tache.

« Mais quoique mes lèvres se fermèrent en suçant cette place, — il n’y a pas de veine battant sur son visage, — ses paupières sont si paisibles ; sans doute — le profond sommeil a chauffé son sang à travers tout son passage.

« Voilà, c’est elle qui fut le délice du monde ; — les vieilles grises années étaient des parcelles de sa puissance ; — les jonchées des chemins où elle marchait — étaient les jumelles saisons du jour et de la nuit.

« Voilà, elle était ainsi quand ses beaux membres attiraient — toutes les lèvres qui maintenant deviennent tristes en baisant Christ, — tachées du sang tombé des pieds de Dieu, — des pieds et des mains par lesquelles furent rachetées nos âmes.

« Hélas, Seigneur, sûrement tu es grand et beau. — Mais voilà ses cheveux merveilleusement tressés ! — Et tu nous as guéris par ton baiser pitoyable ; — mais vois, maintenant, Seigneur, sa bouche est plus charmante.

« Elle est bien plus belle ; que t’a-t-elle fait ? — Non, beau Seigneur Christ, lève les yeux et regarde ; — avait-elle alors ta mère, de telles lèvres, semblables à celles-ci ? — Tu sais combien ce m’est une douce chose.

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« Voyez, ma Vénus, le corps de mon âme gît — avec mon amour posé sur elle en guise de vêtement, — sentant mon amour dans tous ses membres et ses cheveux, — et versé entre ses paupières, à travers ses yeux.

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« Là, tels des amants dont les lèvres et les membres se touchent, — ils reposent, ils cueillent le doux fruit de la vie et le mangent ; — mais moi, les jours affamés et chauds me dévorent, — et dans ma bouche aucun de leurs fruits n’est doux.

« Aucun de leurs fruits si ce n’est le fruit de mon désir, — pour l’amour de l’amour de celle dont les lèvres respirent à travers les miennes ; — ses paupières sur ses yeux semblables à une fleur sur une fleur, — mes paupières sur mes yeux semblables à du feu sur du feu.

« Ainsi nous reposons non comme le sommeil repose près de la mort, — avec de pesants baisers et d’heureux souffles ; — non comme un homme repose auprès d’une femme, quand l’épouse nouvelle — rit bas par amour de l’amour et à cause des mots qu’il dit.

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« Ah, non comme eux, mais comme les. âmes qui furent — tuées dans le vieux temps, l’ayant trouvée belle ; — qui, dormant avec ses lèvres sur leurs yeux, — entendirent de soudains serpents siffler dans ses cheveux.

« Leur sang court autour des racines du temps comme la pluie ; — elle les rejette et les recueille de nouveau ; — avec les nerfs et les os elle tisse et multiplie — un excessif plaisir par une extrême douleur.

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« Car je revins chez moi très las, avec peu de consolation, — et voici mon amour, le cœur de ma propre âme, plus cher — que ma propre âme, plus beau que Dieu — qui a tout mon être dans ses mains à elle.

« Belle encore, mais belle pour personne autre que moi, — comme lorsqu’elle sortit de la mer nue, — changeant en feu l’écume où elle passait, — et qu’elle était comme la fleur intérieure du feu.

« Oui, elle me prit sur elle, et sa bouche — s’attacha à la mienne comme l’âme s’attache au corps, — et, riante, fit ses lèvres luxurieuses ; — sa chevelure avait le parfum de tout le midi brûlé de soleil. »

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Ne voilà-t-il pas de la poésie bizarre, haute, infinie dans la demi-obscurité de la pensée qui disparaît parfois sous l’abondance des images ?
Lisez Fragoletta, ce bijou.
Arrêtons-nous encore à Dolores, Notre-Dame des Sept Douleurs. C’est une espèce d’hymne désespéré à la Luxure Idéale, d’où naît le spasme de la chair terrible, convulsif et sans rêve. Voici le début :

« Tes paupières froides qui cèlent comme un joyau — tes yeux durs qui ne se font tendres que pour une seule heure ; — tes opulents membres blancs, et ta cruelle — bouche rouge, telle une fleur vénéneuse ; — quand ils seront passés avec leurs gloires, — que restera-t-il de toi alors, que demeurera-t-il, — ô mystique et sombre Dolores — Notre-Dame de Peine ?

« Les prêtres donnent sept douleurs à leur Vierge ; mais tes péchés qui sont soixante-dix fois sept, — sept âges ne suffiraient pas pour t’en purifier — et ils te hanteraient même dans le ciel : — minuits terribles et lendemains affamés, — et amours qui complètent et contrôlent — toutes les joies de la chair, toutes les douleurs — qui usent l’âme.

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« Il y a peut-être des péchés à découvrir, — il y a peut-être des actions qui sont délicieuses. — Quelle nouvelle œuvre trouveras-tu pour ton amant, — quelles nouvelles passions pour le jour ou la nuit ? Quels charmes dont ils ne savent pas un mot, — ceux dont les vies sont comme des feuilles au vent ? — Quelles tortures non rêvées, — jamais entendues, jamais écrites, inconnues ?

« Ah, beau corps passionné — qui jamais n’a souffert d’un cœur ! — Quoique sur ta bouche, les baisers soient sanglants, — quoiqu’ils mordent jusqu’à ce qu’elle se pâme et saigne, — plus doux que l’amour que nous adorons, — ils ne blessent ni le cœur ni le cerveau, — ô amère et tendre Dolores, — Notre-Dame de Peine. »

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Voici encore quelques citations de la fin de ce long poème qui contient d’extraordinaires beautés :

« Où sont-elles Cottyto ou Vénus, — Astarté ou Astaroth, où ? — Peuvent-elles s’interposer entre nous, leurs maîtres, quand nous te touchons ? — Leur souffle est-il chaud encore dans tes cheveux ? — À leurs lèvres tes lèvres s’enfièvrent-elles encore — du sang de leurs corps rougissants ? — As-tu laissé sur terre un croyant, — si tous ces hommes sont morts ?

« Ils portaient des vêtements de pourpre et d’or, — ils étaient gorgés de toi, enflammés de vin, — tes amants, dans tes demeures invues, dans tes merveilleuses chambres. — Ils ont fui, et leurs empreintes nous échappent, — ceux qui te louent, t’adorent, et s’abstiennent, — ô fille de la mort et de Priapus — Notre-Dame de Peine.

« Qu’avons-nous besoin de craindre outre mesure, — de faire ta louange avec des voix peureuses, — ô maîtresse et mère du plaisir, — seul être aussi réel que la mort ? »

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Ces citations me semblent indiquer nettement la première manière et la première inspiration de Swinburne. Le poète est souvent obscur et souvent magnifique ; il est plein du souffle antique, du souffle grec et en même temps inextricablement compliqué, à la manière toute moderne de MM. Verlaine et Mallarmé chez nous. J’ai parlé d’Edgar Poe, il en procède par cette étrange puissance qui semble tenir de la suggestion ; il est grand par le lyrisme, par la multiplicité des images qui s’envolent comme des oiseaux innombrables, de toutes les races, de toutes les tailles, de toutes les formes, de toutes les nuances, si multipliés qu’on les distingue mal parfois et qu’on suit seulement dans l’espace ce grand nuage tournoyant plein de visions impures ; mais le conteur américain, très maître de son art, lui est extrêmement supérieur par un prodigieux don de clarté, d’ordre et de composition qui anime ses mystérieux sujets d’une incompréhensible terreur.
M. Swinburne est encore un érudit pour qui l’Antiquité et les langues anciennes n’ont point de secrets, et il fait des vers latins admirables comme si l’âme de ce peuple était restée en lui.
Lorsque l’apparition de ses Poèmes et Ballades en 1866 souleva en Angleterre l’émotion pudibonde que j’ai dite, le poète répliqua dans un pamphlet d’où j’extrais le passage suivant :

« En réponse à certaines opinions insérées ou exprimées à propos de mon livre, je désire que l’on se souvienne de ceci seulement : le livre est dramatique, à mille faces, très divers ; et nulle énonciation de gaieté ou de désespoir, de foi ou d’incrédulité ne peut être prise en assertion des sentiments ou des croyances personnelles de l’auteur.

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« Vraiment, il me semble que je ne me suis trompé qu’en ceci : j’ai omis de faire précéder mon œuvre de cet avertissement d’un grand poète :

... J’en préviens les mères de familles,
Ce que j’écris n’est pas pour les petites filles
Dont on coupe le pain en tartines ; mes vers
Sont des vers de jeune homme... »

Depuis lors, Swinburne paraît avoir délaissé ce côté amoureux, puissamment charnel et passionné de son œuvre, pour se porter davantage vers des idées politiques et sociales, républicaines surtout.
Dans une lettre que Swinburne a écrite au traducteur des Poèmes et Ballades, il traite ce livre de péché de jeunesse.
Il semble résulter de cela que les idées de l’homme dont l’âge avance ont été profondément modifiées par les années. On retrouve dans les autres volumes de ce remarquable poète les mêmes beautés et les mêmes incohérences que dans celui dont nous devons la première traduction française à M. Gabriel Mourey.