Guy de Maupassant : Les théories littéraires de Maître Rousse. Texte publié dans La Revue artistique et littéraire du 18 février 1882.
Mis en ligne le 26 octobre 2001.

Les théories littéraires
de Maître Rousse

À propos du procès Duverdy

C’est une fatalité, chaque fois qu’en un procès la littérature sera mise en jeu, il se rencontrera toujours un avocat pour venir jouer les Pinard. Avec moins d’éclat que son stupéfiant confrère, Me Rousse s’est cependant acquitté d’une façon suffisamment étonnante de son rôle de réformateur littéraire ; et il nous a servi quelques arguments dignes de l’immortel accusateur de la non moins immortelle Madame Bovary.
Il s’agissait, on le sait, du nom Duverdy pris par M. Zola dans son roman Pot-Bouille. Mais peu importe le fond de cette affaire car, au lieu de plaider la seule question de droit, Me Rousse qui s’y connaît en littérature... depuis qu’il appartient à l’Académie, nous a révélé, comme jadis Me Pinard, ce qu’un romancier doit faire, et ce qu’il ne doit pas faire. Il nous a montré où est l’art ; comment une œuvre est bonne, ou détestable, ou simplement médiocre ; et il faudra maintenant bien de la mauvaise volonté pour ne pas produire des livres excellents.
Le doigt levé vers les tendances nouvelles, il s’est écrié : — Cela est mauvais, dangereux, condamnable ! — Et il a employé envers la littérature dite naturaliste les arguments ébréchés jadis contre la littérature romantique, puis contre Gustave Flaubert dont l’œuvre me paraît bien difficile à classer dans une école quelconque.
Donc toujours il se trouvera des gens pour avoir le secret, pour parler au nom de la vérité, pour juger un tribunal où l’on ne se trompe jamais, pour faire enfin des procès de tendance.
Au lieu de discuter l’habileté d’un écrivain, au lieu de contester l’exécution d’une œuvre, de l’attaquer dans ses procédés, toujours les prétendus juges voudront se substituer à lui, le combattre au nom d’un art différent, lui révéler comment la nature aurait dû le créer pour qu’il fût un romancier selon leur goût. Toujours enfin on reprochera à l’un de n’être pas l’autre ; et au lieu de critiquer, avec toute la sévérité qu’on voudra, les fautes de l’auteur contre sa propre méthode, tous ses manquements aux conventions littéraires qu’il a adoptées, on lui dira « vous faites des romans d’analyse, mais, monsieur, ce sont des romans d’imagination qu’il faut écrire ».
Me Rousse s’écrie : « M. É. Zola ne voit pas précisément les hommes ni même les femmes par leurs beaux côtés, il ne les voit pas précisément surtout par leurs côtés les plus honnêtes ; il ne les voit même pas toujours du côté par où il est agréable et permis à tout le monde de les regarder. » — Plaît-il ?
Ai-je bien compris ? Vous avez parlé du « côté où il est agréable et permis à tout le monde de regarder les femmes. »
Pardon, Me Rousse, cela dépend des goûts. Laissez-nous juges, s’il vous plaît, du côté par où il est agréable sinon permis de les regarder. Notre avis peut différer du vôtre en cela comme en bien d’autres choses. Et puis enfin je dirais même, si je ne craignais de blesser vos principes, que le côté le plus agréable aux yeux de beaucoup d’hommes n’est peut-être pas du tout celui que vous jugerez permis.
Comme votre excellent maître en la matière, Me Pinard se montra plus sensé et plus clair en s’écriant : « L’art sans règlement n’est plus l’art. C’est comme une femme qui quitterait tout vêtement. » Oui, Me Pinard a proclamé cet énorme paradoxe. Maître Pinard, dont le petit nom devait être Joseph (Joseph Pinard ! cela fait rêver), a lancé cette phrase digne du véritable Joseph Prudhomme. — Ainsi donc, pour lui, une femme sans aucun vêtement n’est plus une femme ! Qu’est-ce alors ? — Jusqu’ici, j’avais au contraire... Toutes mes idées sont désormais brouillées. Ève n’était donc pas une femme. Me Pinard, nous protestons.
En poussant l’idée un peu plus loin on arriverait à ceci, que les statues nues ne sont pas des statues !
Mais revenons à Me Rousse.
Le voici qui prend le roman de M. Zola et qui lui fait son procès ; mais est-ce qu’il s’agit de la valeur de l’œuvre ou du nom de M. Duverdy ?
Quand Me Pinard parlant de Flaubert s’exclamait : « Il a voulu faire des tableaux de genre... et vous allez voir quels tableaux ! » il disait assurément une énormité aux yeux mêmes de Me Rousse, qui proclame aujourd’hui Madame Bovary un chef d’œuvre ! mais au moins il parlait du livre dont il était question dans le procès.
Quand, après l’admirable description de la valse au château de La Vaubyessard, le même avocat confessait ingénieusement : « Je sais bien qu’on valse un peu de cette manière, mais cela n’est pas plus moral », énonçait-il une naïveté plus violente que celle de son successeur reprochant au romancier naturaliste son procédé d’observation derrière toutes les portes d’une maison ?
Mais Me Rousse devient désopilant tout à fait, quand, après avoir déclaré que Madame Bovary est un chef-d’œuvre, il conseille aux écrivains de revenir aux noms employés par Molière, La Bruyère, Lesage ou Beaumarchais qui valaient bien M. Zola, il le dit sans hésiter ; et quand il proclame encore que la littérature a descendu et non pas marché (ô mânes de Joseph Prudhomme, écoutez-le).
Ainsi donc, bien qu’il ne soit pas un écrivain (il l’avoue avec une juste modestie) et encore moins un romancier (la chose n’est pas contestable), Me Rousse regrette Oronte, Alceste, Philinte et Célimène : et il juge avec sincérité que le chef-d’œuvre de Flaubert ne perdrait pas si Bovary s’appelait Dorante, Homais Clitandre, Rodolphe Théophraste, etc. Cela se passerait tout de même de nos jours, dans la campagne normande. Le médecin du bourg serait M. Dorante, et le pharmacien M. Clitandre ! Et ils parleraient naturellement comme parlent Homais et Bovary, puisque Me Rousse reconnaît que ce livre est un chef-d’œuvre !
Cependant comme il se trouve toujours des écrivains prétentieux qui veulent innover, et qui ne consentent plus à imiter Molière, même dans le choix de ses noms, Me Rousse, avec un sens artistique du sieur Homais-Clitandre lui-même, s’indigne que les romanciers ne prennent pas seulement pour baptiser leurs personnages tous les noms vulgaires comme Leblanc, Lenoir, Lerouge, Levert, Bertrand, Durand, etc.
Comme je veux nullement parler du procès, je me garderai bien d’objecter que Duverdy est un nom d’allure commune, un nom de mise en couleur tout comme Leblanc, etc. Duverdy vient de Levert comme Dublanchy, Dunoisey, Durougy, Dujauny, pourraient venir de Leblanc, Lenoir, Lerouge, Lejaune. Mais peu importe.
Ce qui importe par exemple c’est la prodigieuse inintelligence de l’art moderne qui ressort de cette naïve opinion. Il faut vraiment être académicien pour ignorer aussi complètement ce que cherchent, ce que veulent dans le roman les artistes d’aujourd’hui. Ainsi donc, les Maufrigneuse, les Rastignac, le baron Hulot, Rubempré, et tous les immortels personnages de Balzac auraient pu s’appeler indifféremment Leblanc, Lenoir, Legris, etc. Et Me Rousse prétend qu’on calomnierait Flaubert en le faisant soutenir la décisive importance du nom, lui qui disait : « Quand le nom est trouvé j’ai l’homme ; je l’ai jusque dans ses tics, les habitudes de son corps, sa figure, ses mouvements, et dans tous les replis de son cœur. »
Me Rousse n’oublie qu’une chose. C’est qu’au temps de Molière les personnages étaient de pures abstractions, représentant simplement des idées ; tandis qu’aujourd’hui ils sont des vivants, des individus coudoyés, l’un de nous quelconque. Il ne s’agit pas de discuter la supériorité artistique d’un système sur l’autre, mais de comprendre les modifications complètes survenues dans l’art moderne ; et l’honorable avocat, académicien, ne s’en doute pas plus qu’un aveugle du scintillement des astres.
Cela est tellement vrai que pour prouver l’inutilité de la recherche des noms dans le Roman, de leur concordance intime avec le personnage, il cite... une pièce de vers burlesque d’Alfred de Musset où le poète fait parler justement deux symboles de la bêtise bourgeoise, Dupont et Durand, en dialogue immortel aux yeux de Me Rousse qui s’écrie : « Personne ne s’y est reconnu. » — Parbleu.
Il ne s’agit pas ici, je le répète, de la valeur des hommes, mais de ce qu’ils veulent faire. Que Me Rousse conteste tout talent à M. Zola c’est son droit. Mais s’il veut nous apprendre, après les enseignements de Balzac et de Flaubert, comment on nomme un personnage, par quel subtil travail d’esprit, par quelle intuition générale dont sont capables seuls les grands artistes, on arrive à faire concorder ce nom avec les allures morales et physiques d’un personnage, comment on crée un Bovary qui ne pourrait pas plus s’appeler Clitandre que Levert, comment on fait concourir les syllabes mêmes d’un mot à un tout homogène qui est un nom parfait, si Me Rousse veut faire cela, nous lui répondrons qu’il n’en a pas le droit car il vient de prouver qu’il n’y comprend absolument rien.
Mais est-il bien vrai qu’il n’y comprend rien ? Est-il indubitable qu’il n’ait pas reconnu en lui-même l’existence de la citation de Léon Gozlan, faite par un adversaire, « les uns (les noms) sont pleins sous leur enveloppe de mauvais instincts, les autres exhalent, par tous les pores, le musc de l’honnêteté et de la vertu ; ceux-ci font bondir les cœurs des vaudevillistes qui les donnent à leurs personnages comiques, etc. »
Me Rousse, peut-être, sait distinguer aussi bien que n’importe qui les différences radicales de l’art ancien et de l’art moderne ; et comprendre les impérieuses nécessités du roman d’analyse tel que l’ont conçu Balzac et Flaubert... mais..., il plaidait contre M. Zola. Oh ! s’il avait plaidé pour M. Zola, peut-être l’eussions-nous vu définir avec une singulière netteté les aspirations des écrivains actuels et les tortures de leur esprit devant les difficultés sans cesse croissantes de l’œuvre qu’on veut faire en tout semblable à la vie. Mais voilà, Me Rousse plaidait contre l’écrivain ; et qu’importe ce qu’on pense, il faut savoir soutenir le pour comme le contre, affirmer aujourd’hui ce qu’on niera demain.
Mais alors pourquoi soulever ces difficultueuses questions d’art et se faire passer pour inintelligent aux yeux de quiconque a l’exacte notion de ce que veulent et de ce que font, avec plus ou moins de talent, les romanciers d’aujourd’hui ?
18 février 1882