Guy de Maupassant : Lettres d’Afrique. Texte publié dans Le Gaulois du 20 juillet 1881, sous la signature : Un colon. Il sera ensuite repris dans le chapitre La Kabylie-Bougie du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 22 avril 2020.

Lettres d’Afrique

Un homme très considérable de l’Algérie, et qui l’habite depuis l’enfance, nous adresse la lettre suivante — la première d’une série — sur l’état actuel de nos possessions algériennes.
Nous croyons rendre service au gouvernement lui-même en publiant ces études intéressantes, qui compléteront les correspondances plus spécialement militaires de notre collaborateur M. Guy de Maupassant, en ce moment bien près de nos colonnes expéditionnaires.


I

LE GOUVERNEUR CIVIL

Puisque votre journal s’occupe en ce moment des questions algériennes, permettez-moi de vous exposer quelques réflexions qui m’ont été suggérées par la longue pratique que j’ai de ce pays.
Toute l’attention de la France est depuis longtemps tournée vers l’Algérie. La crise que nous traversons, les événements graves et imminents qui se préparent, la surexcitation des esprits donnent une gravité particulière à notre situation actuelle.
On discute beaucoup, on ne dit pas grand-chose ; on propose bien des moyens, on n’en adopte aucun qui soit sage. Nous tournons dans un cercle vicieux dont il sera bien difficile de sortir tant qu’on ne se convaincra pas de la nécessité absolue de placer à la tête de ce pays des hommes qui le connaissent à fond, et depuis longtemps.
Je n’aborderai point la question de l’insurrection arabe dans le Sahara oranais. Ce sera, si vous le permettez, le sujet d’une autre lettre. Les causes de ce soulèvement me paraissent ignorées des uns comme des autres, et particulièrement du gouvernement civil actuel, qui doit en grande partie en être rendu responsable. Occupons-nous donc simplement de cette question du choix d’un gouverneur.
Vous autres, Parisiens, qui jugez de loin et sans savoir exactement de quoi il s’agit, vous réclamez pour nous énergiquement un gouverneur militaire. Lui seul peut nous sauver, dites-vous. C’est possible... Mais à quoi bon nous sauver pour nous mieux perdre ensuite, pour nous ruiner ? Nous autres colons, nous autres, seuls intéressés, nous demandons un civil, et il n’y a qu’une voix, sachez-le. Mais distinguons. Nous ne voulons point le premier civil venu.
Nous n’entendons pas dire par là que nous refusons la protection d’un militaire. Nullement ; mais nous n’admettons pas qu’il intervienne directement dans nos affaires. Une solution me paraîtrait toute naturelle. L’Algérie se compose de deux territoires bien distincts, immenses tous deux. L’un civilisé, cultivé, habité en grande partie par une population européenne, n’a pour ainsi dire rien à craindre de l’Arabe. L’autre bande de pays, qui sépare nos possessions absolues des contrées sauvages occupées par les indigènes, est à tout moment menacée par l’insurrection. Pourquoi celui-ci ne dépendrait-il pas uniquement d’un militaire, et celui-là uniquement d’un civil ? L’autorité militaire, énergique mais stérilisante, préparerait la domination européenne sur les terres encore menacées. L’autorité civile assurerait la prospérité des parties du pays entièrement conquises. Est-il donc impossible que deux gouverneurs vivent côte à côte comme le préfet et le général dans un département français ?
Arrivons maintenant aux fautes qu’ont commises jusqu’ici tous les gouverneurs, M. Grévy comme les autres, même plus que les autres.
L’Algérie, grande comme un royaume d’Europe, est formée de régions très diverses, habitées par des populations essentiellement différentes. Voilà ce qu’aucun gouverneur n’a paru comprendre jusqu’ici.
Il faut une connaissance approfondie de chaque contrée pour prétendre l’administrer, car chacune a besoin de lois, de règlements, de dispositions et de précautions totalement opposées. Or, le gouverneur, quel qu’il soit, ignore fatalement et absolument toutes ces questions de détails et de mœurs : il ne peut donc que s’en rapporter aux administrateurs qui le représentent.
Quels sont ces administrateurs ? Des colons ? Des gens élevés dans le pays, au courant de tous ses besoins ? Nullement ! Ce sont simplement les petits jeunes gens venus de Paris à la suite du vice-roi : les ratés de toutes les professions, ceux qui s’intitulent les attachés des grandes administrations. Or, cette classe d’attachés, ou plutôt de déclassés ignorants et nuls est pire ici que partout ailleurs. On ne nous expédie que des ratés.
Voilà donc un de ces jeunes imbéciles administrant cinquante ou cent mille hommes. Il fait sottise sur sottise et ruine le pays. C’est naturel.
J’admets une exception. Le délégué tout-puissant du gouverneur travaille, cherche à s’instruire et à comprendre. Il lui faudrait dix ans pour se mettre un peu au courant. Au bout de six mois, on le change. On l’envoie, pour des raisons de famille, de convenances personnelles ou autres, de la frontière de Tunis à la frontière du Maroc, et là il se remet aussitôt à administrer avec les mêmes moyens qu’il employait là-bas, confiant dans son commencement d’expérience, appliquant à ces populations essentiellement différentes les mêmes règlements et les mêmes procédés.
Ce n’est donc pas un bon gouverneur qu’il nous faut avant tout, mais un bon entourage du gouverneur.
On a tenté, pour remédier à ce déplorable état de choses, à ces désastreuses coutumes, de créer ici une école d’administration, où les principes élémentaires indispensables pour conduire ce pays seraient inculqués à toute une classe de jeunes gens. On échoua. L’entourage du gouverneur, à force d’intrigues, fit avorter ce projet. Le favoritisme, encore une fois, eut la victoire.
Voilà la plus grande plaie de ce gouvernement. Voilà aussi pourquoi nous réclamons un civil pour toutes les contrées définitivement conquises, car les officiers plus que n’importe qui ont des idées arrêtées, inflexibles, se refusent à modifier leur action. Le sabre est un principe. Il nous faut, au contraire, des hommes souples, travailleurs, instruits du pays, et sans aucune idée préconçue.


II

LES CAUSES DES INSURRECTIONS

C’est une opinion répandue et indiscutée aujourd’hui que l’Arabe (et par Arabe le Parisien entend toutes les races africaines) que l’Arabe, dis-je, est rebelle à toute civilisation, à toute soumission. Prétendre le contraire soulèverait des ouragans de colère et d’indignation, me ferait traiter d’imbécile, d’imprévoyant et d’inobservateur, par tous les gens qui dirigent les affaires d’Algérie du boulevard des Italiens.
Les soldats, qui ont besoin d’avancement, autant que nous avons besoin de calme, ont répandu et fait accepter par tout le monde cette doctrine que l’Arabe demande à être massacré ; et on le massacre à toute occasion. Quand on manque d’occasions, on le bat comme plâtre, on le pille, on le ruine et on le force à mourir de faim. L’Arabe demande à vivre et il ne se révolte guère jusqu’à la dernière extrémité.
J’ai vécu pendant des années au milieu des Arabes et surtout au milieu des Kabyles, et j’affirme qu’il n’y a pas de population plus douce, plus soumise et plus résignée aux abominables traitements que nous lui infligeons.
Je suis colon et me révolte, et je proteste, comme homme et comme colon, contre les moyens qu’on emploie pour livrer à l’Européen cet admirable pays où il y aurait place pour tout le monde.
Voici comment on procède.
Un particulier quelconque, ruiné, failli, peu honorable presque toujours, mais européen, va demander au bureau chargé de la répartition des terrains une concession en Algérie. On lui présente un chapeau avec des papiers dedans, et il tire un numéro quelconque correspondant à un lot de terre. Ce lot, désormais, lui appartient.
Il part. Il trouve là-bas, dans un village indigène, toute une famille installée sur la concession qu’on lui a désignée. Cette famille a défriché, mis en rapport ce bien sur lequel elle a toujours vécu. Elle ne possède rien autre chose. Il l’expulse ; elle part résignée, puisque c’est la loi française. Mais ces gens, sans ressource désormais, gagnent le désert et deviennent des bandits.
Saviez-vous cela, monsieur Albert Grévy ?
D’autres fois, on s’entend. Le colon européen, effrayé par la chaleur, la solitude, l’aspect du pays, entre en pourparlers avec le Kabyle qui devient son fermier.
Et l’indigène, resté sur sa terre, envoie bon an, mal an, mille, quinze cents, ou deux mille francs à l’Européen retourné en France.
Cela équivaut à une concession de bureau de tabac.
Autre méthode.
M. Albert Grévy, le stupéfiant gouverneur actuel, et qui semble avoir été choisi spécialement par le parti militaire pour couler le gouvernement civil, vient de demander et d’obtenir cinquante millions destinés à la colonisation. Là-dessus on crie bravo. Eh bien, ces cinquante millions feront plus de mal à la colonie que si on n’avait rien demandé. Et, s’il y avait cent millions, ce serait pis ; deux cents millions, ce serait pis encore. Pourquoi ? Parce qu’on emploie cet argent d’une façon déplorable ; et voici comment.
En Kabylie (la partie du pays où on jette le plus d’Européens, parce que c’est la plus fertile), la terre a acquis une valeur considérable. Elle atteint dans les meilleurs endroits seize cents francs l’hectare et elle se vend communément huit cents francs. Les Kabyles, propriétaires, vivent tranquilles sur leurs exploitations. Riches, ils ne se révoltent pas ; ils ne demandent qu’à rester en paix.
Qu’arrive-t-il ? M. Grévy dispose de cinquante millions. La Kabylie est le plus beau pays d’Algérie. Eh bien, on exproprie les Kabyles au profit de colons inconnus.
Mais comment les exproprie-t-on ? On leur paie quarante francs l’hectare qui vaut au minimum huit cents francs.
Et le chef de famille s’en va sans rien dire (c’est la loi), n’importe où, avec son monde, les hommes désœuvrés, les femmes et les enfants.
Ce peuple n’est point commerçant, ni industriel, il n’est que cultivateur.
Donc, la famille vit tant qu’il reste quelque chose de la somme dérisoire qu’on lui a donnée. Puis la misère arrive ; les hommes prennent le fusil et suivent un Bou-Amama quelconque pour prouver une fois de plus que l’Algérie ne peut être gouvernée que par un militaire.
Saviez-vous cela, monsieur Albert Grévy ?
Mais voilà, vous dites : Nous laissons l’indigène dans les parties fertiles tant que nous manquons d’Européens ; puis, quand il en vient, nous exproprions le premier occupant. — Très bien. Mais quand vous n’aurez plus de parties fertiles, que ferez-vous ? — Nous fertiliserons, parbleu ! — Eh bien, pourquoi ne fertilisez-vous pas tout de suite, puisque vous avez cinquante millions ?
Comment ! vous voyez des compagnies particulières créer des barrages gigantesques pour donner de l’eau à des régions en entières ; vous savez, par les travaux remarquables d’ingénieurs de talent, qu’il suffirait de boiser certains sommets pour gagner à l’agriculture des lieues de pays qui s’étendent au-dessous et vous ne trouvez pas d’autre moyen que celui d’expulser les Kabyles, que vous traitez en moines français !
Au moins, les soldats savent défendre le pays, s’ils s’entendent peu à le faire produire (et ce n’est pas leur métier de cultiver la terre). Mais vous, monsieur Grévy, vous n’avez rien fait, vous ne savez rien faire ; vous vivez comme les rois fainéants dans le fond mystérieux de votre palais, cachant votre figure autant que possible (et vous avez raison), mais ne cachant à personne votre immense incapacité et votre colossale incompréhension des affaires de l’Algérie.
un colon.
20 juillet 1881