Guy de Maupassant : Lettre d’Afrique. Texte publié dans Le Gaulois du 7 septembre 1881, sous la signature : Un colon. Il sera ensuite repris dans le chapitre La Kabylie-Bougie du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 23 avril 2020.

Lettre d’Afrique

Bougie, 31 août.
Maintenant que le feu s’arrête faute de forêts à brûler, jetons un coup d’œil sur le département de Constantine, le plus éprouvé.
Bien qu’aucun chiffre officiel ne soit donné, le feu a parcouru assurément de deux cent à trois cent mille hectares de terrains boisés, au minimum. Je suis peut-être bien au-dessous de la vérité.
Autour de Bougie, tout est détruit.
Autour de Philippeville, tout est détruit.
Autour de Bône, les ravages sont immenses.
Le feu a été jusqu’à Constantine.
Cette seule dépêche du sous-préfet de Philippeville en dit long :
J’ai été informé de Jemmapes par maire et administrateur que toutes les concessions forestières sont anéanties et que le feu a ravagé tous les douars de la commune mixte. Les villages de Gastu, Aïn-Cherchar, le Djendel ont été menacés.
À Philippeville, tous les massifs boisés ont brûlé.
Stora, Saint-Antoine, Valée, Damrémont ont failli devenir la proie des flammes.
À El-Arrouch, peu de dégâts en dehors de cinq cents hectares brûlés dans les douars des Ouled-Messaoud, Hazabra et El-Ghedir.
À Saint-Charles, six cents hectares brûlés environ entre l’Oued-Deb et l’Oued-Goudi, et huit cents hectares au nord-est et au sud-est. Fourrages et gourbis détruits.
À Collo mixte et Attia, le feu a tout ravagé.
Les concessions Teissier, Lesseps, Levat, Lefebvre, Sider, Bessin, etc. sont détruites en tout ou partie. Plus, quarante mille hectares de bois domaniaux. Des fermes, des maisons du Zériban ont été dévorées par les flammes. On compte même de nombreuses victimes humaines.
Ce matin, nous avons enterré trois zouaves morts victimes de leur dévouement près de Valée.
Les dégâts sont incalculables et ne peuvent être évalués même approximativement.
Le danger a disparu en grande partie par suite de la destruction de tous les bois. Le vent a aussi changé de direction, et je pense qu’on se rendra maître des derniers foyers notamment dans les propriétés Besson, de Collo et à l’Estaya près Robertville.
J’ai envoyé hier cent cinquante hommes de troupes à Collo, en réquisitionnant un transatlantique de passage.
Ajoutons à cela les incendies des forêts du Zeramna, du Fil-Fila, du Fendeck, etc.
Quant à la culpabilité des Arabes, que certains journaux parisiens, fort ignorants de ce pays, mettent en doute, je vais la prouver.
M. Bizern, adjudicataire pour quatorze années des forêts d’El-Milia, a écrit ceci :
Mon personnel a fait preuve de la plus grande énergie ; il s’est exposé très gravement et par deux fois, nous avons pu nous rendre maître du feu. C’est en pure perte. Pendant que nous combattions d’un côté, les Arabes rallumaient le feu d’un autre, et dans plusieurs endroits différents.
Voici une lettre d’un propriétaire :
J’ai l’honneur de vous signaler que, vers le milieu de la nuit de dimanche à lundi, mon fermier Ripeyre, de garde sur ma propriété sise au-dessus du champ de manœuvre, a vu quatre tentatives d’incendie : dans le terrain communal, à quelques centaines de mètres de ma propriété, une autre au-dessus de Damrémont, et la quatrième au-dessus de Valée ! Le vent ayant manqué, le feu n’a pu se propager.
ED B.
Voici une dépêche de Djidjelli :
Djidjelli, 23 août, 3 h 16 du soir.
Le feu ravage la concession forestière des Beni-Amran, appartenant à M. Carpentier Édouard, de Djidjelli.
La nuit dernière, il a été allumé en vingt endroits différents : un cantonnier, arrivant à la mine de Cavalho, a vu distinctement tous les foyers.
Ce matin, presque sous les yeux du caïd Amar-ben-Habiles, de la tribu des Feni-Foughal, le feu a été mis au canton de Mezrech, et un quart d’heure après il prenait sur un autre point du même canton, en sens contraire du vent.
Enfin, au même instant, à quatre cents pas du groupe formé par le caïd et une cinquantaine d’Arabes de sa tribu, toujours à l’opposé de la direction du vent, un nouveau foyer d’incendie éclatait.
Il est donc de toute évidence que le feu est mis par les populations indigènes, et en évocation d’un mot d’ordre donné.
J’ajouterai que, ayant moi-même passé six jours au milieu du pays incendié, j’ai vu de mes yeux vu, en une seule nuit, le feu jaillir simultanément sur huit points différents, au milieu des bois, à huit kilomètres de toute demeure.
Dernière preuve, les soldats — enfin !!! — ont pu arrêter plusieurs incendiaires. Un de ces derniers a même été tué d’un coup de fusil par un tirailleur, au moment où il s’enfuyait après avoir allumé un fourré sur la lisière d’un bois.

*

Les incendies auraient pu être arrêtés dans le début, empêchés ensuite. Il se peut qu’il n’y ait pas eu, dès l’origine, de mot d’ordre parmi les indigènes ; mais l’exemple a été contagieux.
Quelques troupes envoyées dans les premiers jours, quelques incendiaires arrêtés, un peu de surveillance, quelques postes militaires sur la lisière des forêts, une marche rapide vers les lieux où la flamme apparaissait, et quelques coups de fusil sur les Arabes qui se seraient enfuis à l’approche des soldats, cet effroyable désastre était évité.
Il est vrai que M. le gouverneur général (vrai gouverneur Gribouille) avait renouvelé, par un arrêté en date du 6 juillet dernier, les instructions concernant l’établissement des postes-vigies institués par l’article 4 de la loi du 17 juillet 1874.
Cet article est ainsi conçu :
Les populations indigènes, dans les régions forestières, seront, pendant la période du 1er juillet au 1er novembre, astreintes, sous les pénalités dictées à l’article 8, à un service de surveillance, qui sera réglé par le gouverneur général.
On soupçonne les indigènes de vouloir incendier les forêts... et on les leur confie à garder !!!
N’est-ce pas d’une naïveté monumentale ?
Cet article sans doute a été ponctuellement exécuté. Chaque indigène était à son poste... Seulement... il a mis le feu.
Voici un autre article. Celui-là par exemple n’a reçu aucune exécution.
Art. 10. — Au 1er juillet de chaque année, un officier commandant une force publique auxiliaire sera désigné par le gouverneur général pour être placé auprès de chaque administrateur de circonscription renfermant des massifs forestiers.
Sa mission, qui aura pour objet spécial de concourir avec les agents forestiers à l’exécution des mesures légalement prises contre les incendies, prendra fin lorsque tout danger aura cessé.
Pendant cette durée, cet officier sera investi des attributions d’officier de police judiciaire. Ses rapports avec les autorités administratives et judiciaires seront ceux qui sont déterminés par les règlements sur le service de la gendarmerie.
L’administration forestière exerce, vis-à-vis des indigènes, des vexations sans nombre. On leur accorde en principe le droit de parcours dans les forêts ; on le leur retire en fait. De plus, nous traitons les Kabyles toujours en vaincus et nullement en compagnons de travail. Toujours nous nous montrons trop arrogants, trop ennemis. Aucune relation ne s’est encore établie entre eux et nous. Du moment que nous créons cette situation, il faut en subir les conséquences et exercer sur ces gens une surveillance incessante. Pas du tout, nous les chargeons de surveiller eux-mêmes ces forêts dont nous leur interdisons l’entrée, et où leurs pères, leurs grands-pères et leurs aïeux menaient, en tous temps, brouter leurs troupeaux !
C’est vraiment leur demander trop de bon vouloir. Nous avons en face de nous un peuple enfant qui cède à tous les entraînements. Efforçons-nous donc de lui enlever les causes et les tentations d’entraînement.
Est-ce agir ainsi que de le charger de garder ses forêts qui nous appartiennent, sans soumettre ces gardiens forcés à la surveillance active de nos agents, surveillance prescrite par l’article 10 cité plus haut, mais tout à fait négligée en réalité ?

*

Je vais maintenant, sans transition, dire quelques mots d’un fait qui me paraît avoir excité à Paris une émotion extraordinaire : je veux parler de la destruction de la koubba de Sidi-Cheikh par le colonel Négrier.
Vous êtes en France on ne peut plus mal placés pour juger cette action et pour en apprécier les conséquences. Vos traditions, vos idées, votre sentimentalité sont autant de causes d’erreur quand il s’agit de ce pays-ci, que vous ne connaissez nullement.
Immédiatement, on met en avant les grands mots de profanation, de respect des religions, etc., etc. Quand on a tant de sentiments en réserve, il ne faut pas se faire conquérant. Comment ! vous envahissez ce pays par le droit des armes, vous fusillez les soi-disant révoltés qui ne font, en somme, que défendre leur patrie (je ne m’indigne pas, c’est votre droit d’envahisseurs), vous coupez les palmiers, seule richesse de la contrée, vous rasez les maisons ennemies, etc. Vous vous conduisez enfin en soldats vainqueurs ; et, après n’avoir respecté ni la vie, ni la fortune, ni les demeures des habitants, vous allez respecter, quoi ? leur religion ! C’est-à-dire votre grande ennemie, votre seule ennemie, votre ennemie acharnée et implacable.
Mais vous oubliez donc que vous vous trouvez en face d’un peuple de fanatiques, rien que de fanatiques ; que, pour en venir à bout, c’est leur religion qu’il faut frapper, qu’il faut abattre ; que leur religion seule les soulève chaque année contre vous ; que c’est au nom de leurs saints morts qu’on les excite ; que c’est dans les villes sacrées et sur les tombeaux les plus vénérés que les marabouts prêchent la révolte et les exaltent. Chaque tombeau est un foyer d’où le feu de l’insurrection jaillit à tout moment.
À cela vous répondrez : « C’est vrai, mais en violant leurs monuments sacrés, vous faites de ces gens des furieux, des exaspérés, des révoltés pour la vie. » C’est ainsi que raisonnent la plupart des journaux parisiens, et Le Temps en particulier. Cela prouve une fois de plus combien vous ignorez les Arabes, leurs idées et leurs mœurs.
Vous n’êtes point ici en face de catholiques, ne l’oubliez pas, mais en face de fatalistes. En profanant un temple catholique, vous feriez de chaque croyant un ennemi forcené et inapaisable. En violant un temple mahométan, vous faites des abattus et des résignés.
Que disent les dépêches unanimement ? « Tous les Arabes sont atterrés. » C’est le mot juste.
Ignorez-vous donc la puissance du : « C’était écrit », l’incroyable anéantissement de ces gens devant le fait accompli ?
Oubliez-vous que leur inexorable fatalisme seul les éloigne de tout travail, de toute industrie, de tout effort contre la destinée ?
Le tombeau vénéré de Sidi-Cheikh est anéanti. — Donc c’était écrit, le Saint est impuissant contre les vainqueurs ; et la crainte de ces inexorables vainqueurs redouble dans l’esprit de tout croyant ; la crainte, et non le désir de révolte.
Je vais plus loin. Si on voulait attaquer dans leurs racines les incessantes rébellions de tous les Mahométans, il faudrait aller à La Mecque, prendre la ville sainte, anéantir le tombeau du Prophète lui-même et jeter sa pierre noire au fond de l’Océan. Et vous auriez porté un plus rude coup à la puissance de tous ces peuples qu’avec mille victoires et des millions de forteresses. Et ils ne s’exaspéreraient pas, ils ne se lèveraient point en masse, ils baisseraient le front, résignés, atterrés, anéantis, et répétant : « C’était écrit ! »

*

Quant au colonel Négrier, il a joué sa position, ses galons, son avenir. Mais il a montré là une connaissance profonde du peuple arabe et une initiative qu’aucun autre peut-être n’aurait eue, et il a fait plus pour la soumission de cette contrée que ne feront les généraux menant leurs colonnes de fantassins à la poursuite de cavaliers qui parcourent cent et cent trente kilomètres en un jour.
Et, dans cette question, je suis certain que j’ai raison. Le colonel Négrier a frappé d’une main sûre au point précis où il fallait frapper, sans s’occuper des criailleries inévitables. Il faut avoir vécu parmi les Arabes pour être à même de juger cela.
Aucune de nos idées n’est applicable à ces gens. C’est faute de comprendre cette vérité que nous n’arrivons à rien avec eux. Il faut être très sévère et très juste. Nous ne sommes ni l’un ni l’autre. Il faut surtout chercher à comprendre leur race, leur nature, et la formation de leurs idées. Mais nous ne nous occupons guère de cela, nous les traitons en Européens ou en parias.
un colon.