Alger à vol d’oiseau
Alger, 11 juillet.
Voir l’Afrique était un des mes vieux rêves ; et je voulais la voir, cette terre du soleil et du sable, en plein été, sous la pesante chaleur, dans l’éblouissement furieux de la lumière.
Tout le monde connaît la magnifique pièce de vers du grand poète Leconte de Lisle :
Midi, roi des étés, épandu sur la plaine
Tombe, en nappes d’argent, des hauteurs du ciel bleu.
Tout se tait. L’air flamboie et brûle sans haleine ;
La terre est assoupie en sa robe de feu...
C’est le Midi du désert, le Midi épandu sur la mer de sable immobile et illimitée qui m’a fait quitter les bords fleuris de la Seine, chantés par Mme Deshoulières, et les bains frais du matin, et l’ombre verte des bois, pour traverser les solitudes brûlantes du Sahara.
En ce moment, une autre cause donnait encore, pour moi, à l’Algérie un attrait nouveau. Les populations musulmanes tentaient, disait-on, un dernier effort contre nous. On racontait que l’insurrection était partout, que les anciens habitants fanatisés se soulevaient d’un bout à l’autre du pays, et c’était une occasion peut-être unique de voir cette lutte d’une religion si puissante qu’elle fait des forcenés de tous ses adeptes, contre la civilisation envahissante.
Beaucoup d’autres questions se lèvent et se heurtent en Algérie ; et, chacun à Paris, comme ici d’ailleurs, me semble les trancher avec une hardiesse tranquille doublée d’une suffisance admirable. Les bêtises, énormes à première vue, débitées par les phraseurs avocats attitrés de notre colonie ; le point de vue étroit, patriotique si l’on veut, mais odieusement inhumain où ils se placent, donnent un désir ardent de tenter de comprendre quelque chose à cette situation unique au monde des populations algériennes.
Après les beautés de nature que présente ce pays, à côté de l’intérêt descriptif et platoniquement artistique, apparaît la question des races, des mœurs, des tempéraments humains.
Flaubert disait quelquefois :
— On peut se figurer le désert avant de l’avoir vu ; mais ce qu’on ne s’imagine point, c’est la tête d’un barbier arabe ou turc accroupi devant sa porte.
Ici, je crois, personne ne cherche à savoir ce qui se passe dans cette tête de l’Arabe ou du Kabyle qui regarde passer l’Européen vainqueur.
Donc, en traversant l’Algérie, province par province, je m’efforcerai de saisir, si c’est possible, la situation exacte où se trouvent le colon et l’indigène. Je ferai cela sans parti pris pour l’un ou pour l’autre, sans tendresse pour l’Arabe et sans enthousiasme pour le sabre français.
Ce qui frappe d’abord quand on cause avec les habitants d’Alger, c’est leur ignorance invraisemblable sur tout ce qui touche à leur pays. En ce moment, par exemple, toute l’attention se porte vers Géryville, Saïda et autres lieux que fréquente en ses promenades inattendues le vagabond Bou-Amama. Eh bien ! si l’on demande aux citoyens d’Alger, les plus enragés à indiquer la solution nécessaire de toutes les difficultés pendantes, quelques détails précis sur cette contrée, ils ne savent rien, mais rien de rien.
Les immenses distances à parcourir d’un point à un autre sont une des causes de cette ignorance. Les renseignements fournis par les intéressés, soldats ou colons, peuvent être nécessairement suspects, et c’est là-dessus pourtant que sont échafaudés les raisonnements. Ici, à part la troupe, personne ne voyage. Un habitant d’Alger ne connaît pas plus Oran qu’un Parisien ne connaît Carpentras. Quant à Saïda, les officiers seuls peuvent en parler avec quelque certitude.
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Tant de descriptions d’Alger ont été faites que je n’en tenterai point une nouvelle. Rien n’est joli comme cette ville. C’est un rêve. De la pleine mer, elle apparaît comme une tache blanche qui grandit. On approche, la ville s’étend, devient distincte. Une immense terrasse longe le port avec des arcades élégantes. Au-dessus s’élèvent de grands hôtels européens et le quartier français ; au-dessus s’échelonne la ville arabe, amoncellement de petites maisons blanches, bizarres, enchevêtrées les unes dans les autres, séparées par des rues qui ressemblent à des souterrains clairs. L’étage supérieur est soutenu par des suites de bâtons peints en blanc ; les toits se touchent. Il y a des descentes brusques en des trous habités, des escaliers mystérieux vers des demeures qui semblent des terriers pleins de grouillantes familles arabes. Une femme passe, grave et voilée, et chevilles nues, des chevilles peu troublantes, noires des poussières accumulées sur les sueurs.
De la pointe de la jetée, le coup d’œil sur la ville est un ravissement. On regarde extasié cette cascade éclatante de maisons dégringolant les unes sur les autres du haut de la montagne jusqu’à la mer. On dirait une écume de torrent, une écume d’une blancheur folle, et de place en place, comme un bouillonnement plus gros, une mosquée éclatante luit sous le soleil.
Partout grouille une population stupéfiante, une sorte de résidu de la crapulerie humaine.
Des gueux innombrables, vêtus d’une simple chemise ou de deux tapis cousus en forme de chasuble, ou d’un vieux sac percé de trous pour la tête et les bras, toujours nu-jambes et nu-pieds vont, viennent, s’injurient, se battent, vermineux, loqueteux, barbouillés de fange et puant la bête.
Tartarin disait qu’ils sentent le teur (Turc) et on sent le teur partout, ici. Puis il y a tout un monde de mioches à la peau noire, métis de Kabyles, d’Arabes, de Nègres et de Blancs, fourmilières de cireurs de bottes, harcelants comme des mouches, cabriolants et hardis, vicieux à trois ans, malins comme des singes, qui vous injurient en arabe et vous poursuivent en français de leur éternel : « Ciré mosieu. » Ils vous tutoient et on les tutoie. Tout le monde ici d’ailleurs se dit « tu ». Le cocher qu’on arrête dans la rue vous demande : « Où je mènerai toi. » Je signale cet usage aux cochers parisiens, qui sont dépassés en familiarité.
Alger semble l’exutoire de l’Afrique en fait de races indigènes et l’exutoire de l’Europe en fait de races dites civilisées. Le désert y envoie sa vermine, la France y rejette tout ce qui est vieux, le monde y crache ses aventuriers.
Les gens vraiment honorables exilés ici racontent des choses stupéfiantes sur la Société d’Alger.
C’est le pays du casier judiciaire, le royaume des apparences plus ou moins sauvées, la patrie des tares mal dissimulées. Et vraiment, sans le connaître, je plains l’Arabe, l’Arabe des provinces, que gouvernent ces gens.
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Dès qu’on débarque, une large enseigne vous tire l’œil : « Skating-Ring Algérien ! » et dès les premiers pas on est saisi, gêné par la sensation du progrès mal appliqué à ce pays, de la civilisation brutale, gauche, peu adaptée aux mœurs, au climat et aux gens. C’est nous qui avons l’air de barbares au milieu de ces barbares, brutes il est vrai, mais qui sont chez eux et auxquels les siècles ont appris des coutumes dont nous semblons n’avoir pas encore compris le sens. Napoléon III a dit un mot (peut-être soufflé par un ministre) : — « Ce qu’il faut à l’Algérie, ce n’est pas des conquérants, mais des initiateurs. » — Nous sommes restés des conquérants brutaux, maladroits, infatués de nos idées toutes faites. Nos mœurs imposées, nos maisons parisiennes, nos usages choquent sous ce ciel comme des fautes grossières d’art, de sagesse et de compréhension. Tout ce que nous faisons semble un contresens, un défi à ce pays, non pas tant à ses habitants qu’à la terre elle-même.
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J’ai vu le soir même de mon arrivée un bal en plein air à Mustapha. C’était la fête de Neuilly, telle qu’elle m’apparut la semaine dernière. Des boutiques, des quadrilles mabilliens, la femme-silure, et des calicots dansant avec des demoiselles de magasin ; tandis que derrière le bal, dans la plaine immense et sablonneuse, des centaines d’Arabes couchés sous la lune, immobiles en leurs loques blanches, écoutaient les refrains des chahuts sautés par les Européens.
Demain, je quitte Alger et je pars pour Saïda (lès Bou-Amama). Ce chef vient de nouveau de passer le Chott et semble se diriger vers Daya, qu’il se propose de razzier sans doute. Les officiers signalent sa marche jour par jour ; quant à l’atteindre, c’est autre chose. Eux-mêmes semblent le juger imprenable. Il accomplit des courses fantastiques avec ses cavaliers, infatigables, qui mangent peut-être tous les deux jours, tandis que nos pauvres soldats, éreintés par le soleil, surchargés de matériel, assoiffés sans cesse, réclament des liqueurs fortes pour les soutenir, ce qui les achève, et tombent de fatigue à la première étape.
Un bataillon de zouaves doit partir pour Géryville. Je le suivrai, si c’est possible.