Ayez donc de l’esprit
On demeure vraiment surpris de l’impopularité des gens qui nous gouvernent. Qu’on aille dans le monde, qu’on aille chez le peuple, dans un salon républicain, dans la cabane du paysan, dans l’atelier, dans la rue, partout, semble-t-il, M. Jules Ferry est détesté.
On le déteste pour sa politique, on le déteste pour sa figure, on le déteste pour ses favoris, on le déteste pour son attitude. L’ouvrier surtout semble l’exécrer. Pourquoi ? On dirait qu’une colère sourde soulève la France, qui le subit avec énervement. Nous avons eu cependant des gouvernements aussi déplaisants. Mais tous avaient des partisans, tous avaient une popularité, tous avaient des amis dévoués en même temps que des ennemis furieux. M. Jules Grévy, notre placide président, jouit lui-même d’une impopularité générale. Il a pourtant toutes les qualités qu’il faut pour tenir la haute situation qu’il occupe dans ce pays républicain. Il est muet, il est sage, il est économe, il est pacifique autant que M. Jules Ferry l’est peu.
Que lui manque-t-il donc aussi, à lui ?
Ce qui leur manque, mesdames et messieurs, c’est de l’esprit !
Ils n’en ont pas, mais pas du tout, pas un brin, pas une ombre, pas une trace, pas un soupçon. C’est là leur faible, leur tare, leur inguérissable mal. C’est de cela qu’ils meurent.
En France, il faut de l’esprit pour gouverner. Peu importe le reste. Les événements passent ; l’esprit demeure. Avec un mot, un seul mot, un bon mot, on devient populaire d’un bout à l’autre du pays. Avec un mot bien dit à propos, on fait sourire les gens du monde, rire le bourgeois et rigoler l’ouvrier. Et, en France, quand on a ri, on accepte tout, on pardonne tout, on oublie tout, on est prêt à tout supporter.
On ne soupçonne pas la puissance d’un mot.
Il suffit d’ailleurs d’un coup d’œil jeté sur l’histoire de notre patrie pour comprendre que la renommée de nos grands hommes n’a jamais été faite que par des mots heureux. Les plus détestables princes sont devenus populaires par des plaisanteries agréables, répétées et retenues de siècle en siècle.
Le trône de France est soutenu par des devises de mirliton.
*
Nos deux Jules semblent mal connaître notre histoire, et ils se perdent par cette ignorance. Ils se perdent sans retour. On devrait leur tendre la perche, non par amour pour eux, mais par peur des suivants. En politique, l’inconnu est si redoutable qu’on doit toujours lui préférer le déplorable présent.
Nous allons donc parcourir la vie de nos rois et chercher si, parmi les mots qu’ils ont laissés, il n’en est pas quelques-uns dont Jules G... et Jules F... pourraient se servir à propos.
Et vous remarquerez, mesdames et messieurs, que la physionomie légendaire des princes ne nous est venue que de leurs traits d’esprit et nullement de leurs actions.
Clovis, le roi chrétien, s’écria, en entendant lire la Passion :
« Que n’étais-je là avec mes Francs ! »
Ce prince, pour régner seul, massacra ses alliés et ses parents, commit tous les crimes imaginables. On le regarde cependant comme un monarque civilisateur et pieux.
« Que n’étais-je là avec mes Francs ! »
Nous ne saurions rien du bon roi Dagobert, si la chanson ne nous avait appris quelques particularités, sans doute erronées, de son existence.
Pépin, voulant déposséder du trône le roi Childéric, posa au pape Zacharie l’insidieuse question que voici : « Lequel des deux est le plus digne de régner, celui qui remplit dignement toutes les fonctions de roi, sans en avoir le titre, ou celui qui porte ce titre sans savoir gouverner ? »
Cet exemple peut être utile, à l’occasion, à M. J. Ferry. Et voilà une formule toute faite qui a des chances de ne pas déplaire à M. le président... du Conseil.
Que savons-nous de Louis VI ? Rien. Pardon. Au combat de Brenneville, comme un Anglais posait la main sur lui en s’écriant : « Le roi est pris ! », ce prince, vraiment Français, répondit : « Ne sais-tu pas qu’on ne prend jamais un roi, même aux échecs ! »
M. Jules Grévy pourrait peut-être trouver le moyen d’appliquer au billard ce trait royal.
Louis IX, bien que saint, ne nous laissa pas un seul mot à retenir. Aussi son règne nous apparaît-il comme horriblement ennuyeux, plein d’oraisons et de pénitences.
Philippe VI, ce niais, battu et blessé à Crécy, alla frapper à la porte du château de l’Arbroie, en criant : « Ouvrez, c’est la fortune de la France ! » Nous lui savons encore gré de cette parole de mélodrame.
Peut-être que M. Jules Ferry, après l’expédition du Tonkin ?...
Jean II, prisonnier du prince de Galles, lui dit, avec une bonne grâce chevaleresque et une galanterie de troubadour français : « Je comptais vous donner à souper aujourd’hui ; mais la fortune en dispose autrement et veut que je soupe chez vous. »
On n’est pas plus gracieux... dans l’adversité.
« Ce n’est pas au roi de France à venger les querelles du duc d’Orléans », déclara Louis XII avec générosité.
Et c’est là, vraiment, un grand mot de roi, un mot digne d’être retenu par tous les princes.
*
Ah ! ah ! ah ! À vous, à vous, monsieur le président de la République ! Voici encore un mot de Louis XII, qui vous ira comme un gant. On le dirait fait pour vous. Quel malheur, en vérité, qu’il ne soit pas sorti de votre bouche. Il suffirait à vous tirer d’affaire devant la postérité. Écoutez :
« J’aime mieux voir les courtisans rire de mon économie que voir mon peuple pleurer de mes dépenses. »
*
François Ier, ce grand nigaud, coureur de filles et général malheureux, a sauvé sa mémoire et entouré son nom d’une auréole impérissable, en écrivant à sa mère ces quelques mots superbes, après sa défaite de Pavie : « Tout est perdu, madame, fors l’honneur. »
Est-ce que cette parole, aujourd’hui, ne nous semble pas aussi belle qu’une victoire ? N’a-t-elle pas illustré le prince plus que la conquête d’un royaume ? Nous avons oublié les noms de la plupart des grandes batailles livrées à cette époque lointaine. Oubliera-t-on jamais : « Tout est perdu, fors l’honneur... » ?
Henri IV ! Saluez, messieurs, c’est le maître ! Sournois, sceptique, malin, faux bonhomme, rusé comme pas un, plus trompeur qu’on ne saurait croire, débauché, ivrogne et sans croyance à rien, il a su, par quelques mots heureux, se faire dans l’histoire une admirable réputation de roi chevaleresque, généreux, brave homme, loyal et probe.
Oh ! le fourbe, comme il savait jouer, celui-là, avec la bêtise humaine.
« Pends-toi, brave Crillon, nous avons vaincu sans toi ! »
Après une parole semblable, un général est toujours prêt à se faire pendre ou tuer pour son maître.
Au moment de livrer la fameuse bataille d’Ivry : « Enfants, si les cornettes vous manquent, ralliez-vous à mon panache blanc ; vous le trouverez toujours au chemin de l’honneur et de la victoire ! »
Pouvait-il n’être pas toujours victorieux, celui qui savait parler ainsi à ses capitaines et à ses troupes ?
Il veut Paris, le roi sceptique ; il le veut, mais il lui faut choisir entre sa foi et la belle ville : « Bast ! murmura-t-il, Paris vaut bien une messe ! » Et il changea de religion comme il aurait changé d’habit. N’est-il pas vrai, cependant, que le mot fit accepter la chose ? « Paris vaut bien une messe ! » fit rire les gens d’esprit, et l’on ne se fâcha pas trop.
N’est-il pas devenu le patron des pères de famille en demandant à l’ambassadeur d’Espagne, qui le trouva jouant au cheval avec le dauphin : « Monsieur l’ambassadeur, êtes-vous père ? »
L’Espagnol répondit : « Oui, sire. »
— En ce cas, dit le roi, je continue.
Mais il a conquis pour l’éternité le cœur français, le cœur des bourgeois et le cœur du peuple par le plus beau mot qu’ait jamais prononcé un prince, un mot de génie, plein de profondeur, de bonhomie, de malice et de sens.
« Si Dieu m’accorde vie, je veux qu’il n’y ait si pauvre paysan en mon royaume qui ne puisse mettre la poule au pot, le dimanche. »
C’est avec ces paroles-là qu’on prend, qu’on gouverne, qu’on domine les foules enthousiastes et niaises. Par deux paroles, Henri IV a dessiné sa physionomie pour la postérité. On ne peut prononcer son nom sans avoir aussitôt une vision de panache blanc et une saveur de poule au pot.
Louis XIII ne fit pas de mots. Ce triste roi eut un triste règne.
Louis XIV donna la formule du pouvoir personnel absolu : « L’État, c’est moi. »
Il donna la mesure de l’orgueil royal dans son complet épanouissement : « J’ai failli attendre. »
Il donna l’exemple des ronflantes paroles politiques qui font les alliances entre deux peuples : « Il n’y a plus de Pyrénées. »
Tout son règne est dans ces quelques mots.
Louis XV, le roi corrompu, élégant et spirituel, nous a laissé la note charmante de sa souveraine insouciance : « Après moi, le déluge ! »
Si Louis XVI avait eu l’esprit de faire un mot, il aurait peut-être sauvé la monarchie. Avec une saillie n’aurait-il pas évité la guillotine ?
Napoléon Ier jeta à poignées les mots qu’il fallait aux cœurs de ses soldats.
*
Pour ne parler que de nos derniers maîtres, nous trouvons encore des exemples que feraient bien de suivre nos deux Jules.
Napoléon III éteignit avec une courte phrase toutes les colères futures de la nation en promettant : « L’Empire, c’est la paix ! » L’Empire, c’est la paix ! affirmation superbe, mensonge admirable ! Après avoir dit cela, il pouvait déclarer la guerre à toute l’Europe sans rien craindre de son peuple. Il avait trouvé une formule simple, nette, saisissante, capable de frapper les esprits, et contre laquelle les faits ne pouvaient plus prévaloir.
Il a fait la guerre à la Chine, au Mexique, à la Russie, à l’Autriche, à tout le monde. Qu’importe ? On parle encore avec conviction des dix-huit ans de tranquillité qu’il nous donna. « L’Empire, c’est la paix. »
Avec une parole semblable, monsieur Ferry, vous pourriez perdre cent mille hommes et cent milliards en Tunisie comme au Tonkin, personne ne vous reprocherait ces pertes.
Eussiez-vous, au contraire, le génie de M. de Bismarck qui, depuis douze ans, attend, sans risquer un homme ou un sou dans la moindre aventure, qui attend dans une paix armée, inquiétante et profonde, lui le vainqueur et le belliqueux, vous ne sauriez conquérir notre admiration, qui vous manque, à moins de nous faire un mot... mais un bon.
Voyons, messieurs, le maréchal de Mac-Mahon lui-même nous a laissé un souvenir de son passage au pouvoir : « J’y suis ; j’y reste. » Voyons, messieurs, oubliez-vous que ce brave soldat a été renversé par un mot de M. Gambetta : « Se soumettre ou se démettre », comme l’Empire avait été démoli par les mots de M. Rochefort ? Oubliez-vous que toute la popularité de Gambetta, sa gloire, son auréole politique venaient de cela, rien que de cela : « Se soumettre ou se démettre... » ? Il avait caractérisé et sauvé la situation avec deux verbes plus puissants qu’une révolution, plus puissants qu’une armée, plus puissants que tous les votes. Car le Verbe est le Maître du monde.
Voyons, messieurs, un effort, un petit effort, ou vous êtes perdus. Vous vous noierez dans l’indifférence et dans le mépris du peuple français. Il nous faut des mots !
Un chef d’État qui n’a pas d’esprit ne peut pas nous représenter. Il nous faut des mots !
*
De toutes les paroles historiques que je viens de citer, il n’en est pas trois qui soient authentiques. Qu’importe ? On les croit prononcées par ceux à qui on les prête. Voyons, monsieur Grévy, voyons, monsieur Ferry, trouvez au moins quelqu’un qui ait de l’esprit pour vous.
Sinon... je me méfierais de M. Rochefort, à votre place !