Guy de Maupassant : Bazaine. Texte publié dans Le Gaulois du 15 avril 1883.
Mis en ligne le 25 avril 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Bazaine

Voici que le nom de Bazaine est de nouveau dans toutes les bouches, et que tous les journaux s’occupent du livre que vient de publier l’ex-maréchal condamné par le Conseil de guerre du Trianon. Depuis hier surtout, on publie, dans les feuilles publiques, des extraits, des analyses, des considérations plus ou moins profondes sur ce plaidoyer du défenseur de Metz dont l’argument capital consiste à accuser les autres généraux d’en avoir fait autant que lui.
Juste au même moment, l’ex-directeur de la prison dont Bazaine s’évada si singulièrement publie de son côté sa défense, qui consiste également à accuser tout le monde, à commencer par le ministre de la guerre, qui envoyait, paraît-il, des dépêches chiffrées au condamné.
Le hasard m’a fait rencontrer ces jours-ci, sur les bords de la Méditerranée, un homme qui semble mieux informé sur la fuite du maréchal que ses anciens geôliers eux-mêmes. Il m’a offert de visiter la forteresse légendaire de l’île Sainte-Marguerite qu’illustrèrent ces deux prisonniers historiques, l’Homme au masque de fer et Bazaine, et nous sommes allés ensemble à ce château.
Le récit qu’il m’a fait, heure par heure, je dirais presque minute par minute, de la fuite célèbre peut paraître intéressant en ce moment. Celui dont je le tiens pourra assurément compléter les souvenirs de l’ancien directeur de Sainte-Marguerite.

*

La ville de Cannes, une des plus ravissantes mais des plus froides stations l’hiver qui soient au monde, est bâtie en demi-cercle au bord de son golfe bleu. Les innombrables villas s’étagent sur la haute montagne, séparées par des routes adorables, ombragées, dominant la mer, et qui seraient d’incomparables promenades si la municipalité n’avait soin d’y entretenir alternativement une boue de marécage ou une poussière de plâtrière. On s’enfonce en nageant dans l’une, on devient aveugle en errant à tâtons à travers l’autre, et on se dit : « Comme j’aimerais ce pays, comme il serait délicieux s’il y faisait moins humide l’hiver et moins chaud l’été ! »
Le golfe est fermé à droite par la pointe de l’Esterel dont les sommets dentelés arrêtent la vue ; à gauche, par les îles Sainte-Marguerite et Saint-Honorat. Une passe large environ de deux kilomètres sépare du continent la première de ces îles. Le château fort forme son extrémité, en face de la terre. Il a l’aspect d’une vieille maison écrasée sans rien d’altier ni de majestueux. Il semble accroupi, lourd et sournois, vraie souricière à prisonniers d’État, mais souricière dont on s’échappe.
Sa muraille droite descend sur les rocs battus du flot, et son sommet ne dépasse guère la côte peu élevée de l’île. On dirait une tête enfoncée entre de grosses épaules.
Deux petits bateaux à vapeur circulent sans cesse entre l’île et le port de Cannes, non pas deux bateaux incolores, pacifiques, quelconques, comme les mouches sur la Seine à Paris, mais deux bateaux ennemis acharnés, rageurs et patriotes, deux bateaux à opinions politiques !!! L’un est républicain, et l’autre réactionnaire ! Les passagers de chacun apportent à bord leurs passions et leurs croyances, et regardent avec colère leurs antagonistes monter sur le rival.
Les deux capitaines donnent l’ordre : « En route ! » à la même seconde, et on voit les deux bâtiments s’en aller côte à côte, crachant la fumée, essoufflés et fendant l’onde. Mais hélas ! le réactionnaire est plus rapide et il devance toujours son ennemi aux formes plus lourdes.
On aborde sous la muraille même du fort de Sainte-Marguerite.
L’intérieur ressemble à celui de tous les établissements de captivité : c’est triste et laid. Un officier et quelques hommes seulement le gardent.
Quand on entre aujourd’hui dans l’île, on est aussitôt entouré d’arabes et de Kroumirs qui s’approchent et vous baisent la main en demandant : « Tabac, moussieu. »
Mais derrière nous une vingtaine de visiteurs arrivaient ensemble, hommes et femmes. Presque tous étaient Anglais. Un vieillard marche en tête, appuyé sur le bras d’un homme dans la force de l’âge. Nous reconnaissons aussitôt le maréchal de Mac-Mahon.
Les soldats ne le saluent point. Il s’adresse à un sergent qui fait venir un adjudant. Ce dernier reste stupéfait ; puis il guide à travers la forteresse le maréchal et ses amis.
Monsieur de Mac-Mahon avait-il revu cette prison depuis l’évasion de son ancien compagnon d’armes ? Que sait-il ? Que lui a-t-on dit de la disparition de Bazaine ?
Voici ma version, qui pourrait bien être la vraie, étant donnée la source première des renseignements de mon guide.
Bazaine vivait assez libre, recevant chaque jour sa femme et ses enfants. Or, Mme Bazaine, nature énergique, déclara à son mari qu’elle s’éloignerait pour toujours avec les enfants s’il ne s’évadait pas, et elle lui exposa son plan. Il hésitait devant les dangers de la fuite et les doutes sur le succès ; mais, quand il vit sa femme décidée à accomplir sa menace, il consentit.
Alors chaque jour, on introduisit dans la forteresse des jouets pour les petits, toute une minuscule gymnastique de chambre. C’est avec ces joujoux que fut fabriquée la corde à nœuds qui devait servir au maréchal. Elle fut confectionnée lentement, pour ne point éveiller de soupçons, puis cachée avec soin dans un coin du préau par une main amie.
La date de l’évasion fut alors fixée. On choisit un dimanche, la surveillance ayant paru moins sévère ce jour-là.
Et Mme Bazaine s’absenta pour quelque temps.
Le maréchal se promenait généralement jusqu’à huit heures du soir dans le préau de la prison, en compagnie du directeur, homme aimable dont le commerce lui plaisait. Puis il rentrait en ses appartements, que le geôlier chef verrouillait et cadenassait en présence de son supérieur.
Le soir de la fuite, Bazaine feignit d’être souffrant et voulut rentrer une heure plus tôt. Il pénétra, en effet, en son logement ; mais, dès que le directeur se fut éloigné pour chercher son geôlier et le prévenir d’enfermer immédiatement le captif, le maréchal ressortit bien vite et se cacha dans la cour.
On verrouilla la prison vide. Et chacun rentra chez soi.
Vers onze heures, Bazaine sortit de sa cachette, muni de l’échelle. Il l’attacha et descendit sur les rochers.
Au jour levant, un complice détacha la corde et la jeta au pied des murs.
Vers huit heures et demie, le directeur de Sainte-Marguerite s’informa du prisonnier, surpris de ne pas le voir encore, car il sortait tôt chaque matin. Le valet de chambre de Bazaine refusa d’entrer chez son maître.
À neuf heures enfin, le directeur força la porte et trouva la cage abandonnée.

*

Mme Bazaine, de son côté, pour exécuter ses projets, avait été trouver un homme à qui son mari avait rendu jadis un service capital. Elle s’adressait à un cœur reconnaissant, et elle se fit un allié aussi dévoué qu’énergique. Ils réglèrent ensemble tous les détails ; puis elle se rendit à Gênes sous un faux nom et loua, sous prétexte d’une excursion à Naples, un petit vapeur italien, au prix de mille francs par jour, en stipulant que le voyage durerait au moins une semaine et qu’on pourrait le prolonger d’un temps égal aux mêmes conditions.
Le bâtiment se mit en route ; mais, à peine eut-il pris la mer que la voyageuse parut changer de résolution, et elle demanda au capitaine s’il lui déplaisait d’aller jusqu’à Cannes chercher sa belle-sœur. Le marin y consentit volontiers ; et il jeta l’ancre, le dimanche soir, au golfe Juan.
Mme Bazaine se fit mettre à terre en recommandant que le canot restât à l’attendre, et elle s’éloigna. Son complice dévoué l’attendait avec une autre barque sur la promenade de la Croisette, et ils traversèrent la passe qui sépare du continent la petite île Sainte-Marguerite. Son mari l’attendait sur les roches, les vêtements déchirés, le visage meurtri, les mains en sang. La mer étant un peu forte, il fut contraint d’entrer dans l’eau pour gagner la barque, qui se serait brisée contre la côte.
Lorsqu’ils furent revenus à terre, ce canot fut abandonné.
Ils regagnèrent alors la première embarcation, puis le bâtiment resté sous vapeur, Mme Bazaine déclara alors au capitaine que sa belle-sœur se trouvait trop souffrante pour venir. Et, montrant le maréchal, elle ajouta :
« N’ayant pas de domestique, j’ai pris un valet de chambre. Cet imbécile vient de tomber sur les rochers et de se mettre dans l’état où vous le voyez. Envoyez-le, s’il vous plaît, avec les matelots, et faites-lui donner ce qu’il lui faut pour se panser et recoudre ses hardes. »
Bazaine alla coucher dans l’entrepont.
Or, le lendemain, au point du jour, comme on avait gagné la haute mer, Mme Bazaine changea encore de projet, et, se disant malade, se fit reconduire à Gênes.
Mais la nouvelle de l’évasion était déjà connue et le populaire, averti, s’ameuta en vociférant sous les fenêtres de l’hôtel. Le tumulte devint bientôt si violent que le propriétaire, épouvanté, fit s’enfuir les voyageurs par une porte cachée.

*

Mon compagnon ayant fini son récit, nous avons écouté celui de la femme chargée du boniment. C’est une jeune femme brune au type méridional, coiffée d’un chapeau de paille, et tricotant sans repos. Elle marche devant vous et commence son boniment.
Nous arrivons dans la prison du Masque de Fer.
« C’est ici, monsieur, qu’il habitait, dans cette pièce. Cette partie du bâtiment a été refaite depuis sa mort. Ce mur est nouveau, celui-là aussi ; on a abaissé le plafond, la grande croisée qui donne du jour aujourd’hui n’existait pas. »
C’est, non pas le couteau, mais la prison de Jeannot. Dans ces conditions, il est permis de douter que le Masque de Fer ait habité cette chambre.
On ne peut visiter le logis de Bazaine, occupé actuellement par l’officier, mais on vous montre la fenêtre de l’évasion.
La femme s’en approche.
« C’est par là, monsieur, qu’il s’échappa. Voyez, la corde était attachée ici, il passa par cette ouverture et descendit à la force des poignets. »
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Du haut de la forteresse, la vue s’étend sur les deux golfes, celui de Cannes et le golfe Juan. L’œil se promène sur la masse blanche des villas jetées à poignées au pied de la côte, puis plus clairsemées à mesure que s’élève la montagne, tachant de blanc la sombre verdure des pins ; et, au-dessus, contre le ciel, les hauts sommets neigeux sont blancs aussi, et brillants comme de l’argent.

*

Comme nous rentrions dans Cannes, mon compagnon me montra un promeneur coiffé d’un panama. « Le comte de Paris », dit-il. Et il ajouta :
« C’est Bazaine qui doit rire, là-bas ! Car enfin, il est vengé, et bien vengé ! Celui qui l’a fait condamner, qui l’a jugé et flétri, est à son tour chassé de l’armée, dépouillé de ses grades, et tous ceux de sa famille ont été traités comme lui ! »
Après un moment de silence, mon voisin reprit :
« Le gouvernement ne pousse pas toujours l’amour de l’égalité jusqu’à ce point, car, l’autre semaine, on a fait évacuer brusquement l’île Sainte-Marguerite, pleine de promeneurs ; et comme un peintre, un peintre parisien de grand talent qui commençait à travailler, s’étonnait et demandait la raison de cette mesure, on lui répondit : “Le prince de Galles va visiter l’île.” »
15 avril 1883