Guy de Maupassant : En Bretagne. Texte publié dans Le Gaulois du 16 juillet 1882. Il sera ensuite repris dans le chapitre En Bretagne du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 25 avril 2020.

En Bretagne

Voici la saison des voyages, la saison claire où l’on aime les horizons nouveaux, les vastes étendues de mer bleue où se repose l’œil, où se calme l’esprit, les vallons boisés et frais où parfois le cœur s’attendrit sans qu’on sache pourquoi, quand on s’assied, au soir tombant, sur un talus de route en velours vert et qu’on regarde, à ses pieds, un peu d’eau brune et dormante où se mire le soleil couchant au fond de l’ornière creusée par des roues de charrettes.
Quand on est las de tout, des visages amis vus trop souvent et devenus irritants, des voisins connus, des choses familières et monotones, de sa maison, de sa rue, de sa bonne, de son chien, des taches immuables du papier sur les murs, de la régularité des repas, du sommeil, de chaque action répétée chaque jour, on s’en va, on entre dans une vie nouvelle et changeante. Le voyage est une espèce de porte qui vous sort de la réalité connue, et vous conduit vers une autre réalité qui semble un rêve.
J’aime à la folie ces marches dans un monde qu’on croit découvrir, les étonnements subits devant des mœurs qu’on ne soupçonnait point, cette constante tension de l’intérêt, cette joie des yeux, cet éveil sans fin de la pensée.
Mais une chose, une seule, me gâte ces explorations charmantes : la lecture des guides. Écrits par des commis voyageurs en kilomètres, avec des descriptions odieuses et toujours fausses, des renseignements invariablement erronés, des indications de chemins purement fantaisistes, ils sont, sauf un seul, un guide allemand excellent, la consolation des bonnetiers voyageant en train de plaisir et visitant la contrée dans le Joanne, et le désespoir des vrais routiers qui vont, sac au dos, canne à la main, par les sentiers, par les ravins, le long des plages.
Ils mentent, ils ne savent rien, ils ne comprennent rien, ils enlaidissent, par leur prose emphatique et stupide, les plus ravissants pays ; ils ne connaissent que les grand-routes et ne valent guère moins cependant que la carte dite d’état-major, où les barrages de la Seine faits depuis trente ans bientôt ne sont point encore indiqués.
Et cependant, comme on aime, en voyageant, connaître un peu d’avance la région où l’on s’aventure ! Comme on est heureux quand on trouve un livre où quelque vagabond sincère a jeté quelques-unes de ses visions ! Ce n’est là qu’une présentation, qui vous prépare seulement à connaître les lieux. Parfois c’est plus. Quand on s’enfonce en Algérie jusqu’à l’oasis de Laghouat, il faut lire chaque jour, à chaque heure du voyage, l’admirable livre de Fromentin : Un été dans le Sahara. Celui-là vous ouvre les yeux et l’esprit, il éclaire encore, semble-t-il, ces plaines, ces montagnes, ces solitudes brûlantes, il vous révèle l’âme du désert.

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Il est partout, en France, des coins presque inconnus et charmants. Sans avoir la prétention de faire un guide nouveau, je voudrais de temps en temps indiquer seulement quelques courtes excursions, des voyages de dix ou quinze jours, accomplis par tous les marcheurs, mais ignorés de tous les sédentaires.
Ne suivre jamais les grand-routes, et toujours les sentiers, coucher dans les granges quand on ne rencontre point d’auberges, manger du pain et boire de l’eau quand les vivres sont introuvables, et ne craindre ni la pluie, ni les distances, ni les longues heures de marche régulière, voilà ce qu’il faut pour parcourir et pénétrer un pays jusqu’au cœur, pour découvrir, tout près des villes où passent les touristes, mille choses qu’on ne soupçonnait pas.
Entre toutes les vieilles provinces de France, la Bretagne est une des plus curieuses ; on en peut, en dix jours, connaître assez pour en savoir le tempérament, car chaque pays, comme chaque homme, a le sien.
Traversons-la, en quelques lignes. Allons seulement de Vannes à Douarnenez, en suivant la côte, la vraie côte bretonne, solitaire et basse, semée d’écueils, où le flot gronde toujours et semble répondre aux sifflements du vent dans la lande.
Le Morbihan, espèce de mer intérieure, qui monte et descend sous la pression des marées du grand océan, s’étend devant le port de Vannes. Il le faut traverser pour gagner le large.
Il est plein d’îles, d’îles druidiques, mystérieuses, hantées. Elles portent au dos des tumulus, des menhirs, des dolmens, toutes ces pierres étranges qui furent presque des dieux. Ces îlots, au dire des Bretons, sont aussi nombreux que les jours de l’année. Le Morbihan est une mer symbolique secouée par les superstitions.
Et voilà le grand charme de cette contrée ; elle est la nourrice des légendes. Mortes partout, les vieilles croyances demeurent enracinées dans ce sol de granit. Les vieilles histoires aussi sont indestructibles dans ce pays ; et le paysan vous parle des aventures accomplies quinze siècles plus tôt comme si elles dataient d’hier, comme si son père ou son grand-père les avait vues.
Il est des souterrains où les morts restent intacts, comme au jour où l’immobilité les frappa, séchés seulement, parce que la source du sang est tarie. Ainsi les souvenirs vivent éternellement dans ce coin de France, les souvenirs, et même les manières de penser des aïeux.
De l’autre côté du Morbihan, en face de l’océan gris, un vieux bâtiment triste regarde les vagues. C’est l’abbaye de Saint-Gildas, où s’enfuit Abélard. Voici la porte qui le sauva quand les moines le voulurent assassiner. On croirait qu’on va le voir, tant son image est là, tant sa présence est continuée par la constante pensée du triste et génial amoureux.

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On traverse en une barque l’étroit canal, artère de la mer intérieure, et Locmariaker vous montre ses gigantesques pierres druidiques, si souvent décrites.
Quiberon, Carnac sont trop connus. Pénétrons enfin dans la seule ville qui soit restée bretonne jusque dans les moelles : Pont-l’Abbé.
La grand-route part de Quimper, monte une côte, coupe des vallées, passe une sorte de lac herbeux et morne, et pénètre enfin dans une petite ville que semble défendre encore un vieux château flanqué de tours, et qui mouille le pied de ses murs dans un étang triste, triste, avec des vols d’oiseaux sauvages. Une rivière sort de là, que les caboteurs peuvent remonter jusqu’à la ville. Et dans les rues étroites aux maisons antiques, les hommes portent le chapeau aux bords immenses, le gilet brodé magnifiquement, et les quatre vestes superposées : la première grande comme la main, couvrant au plus les omoplates, et la dernière s’arrêtant juste au-dessus du fond de culotte.
Les filles, grandes, belles, fraîches, ont la poitrine écrasée dans un gilet de drap qui forme cuirasse, les étreint, ne laissant même pas deviner leur gorge puissante et martyrisée. Et elles sont coiffées d’une étrange façon. Sur les tempes, deux plaques brodées en couleur encadrent le visage, serrent les cheveux qui tombent en nappe, puis remontent se tasser au sommet du crâne sous un singulier bonnet, tissu souvent d’or et d’argent.
Et la route sort de nouveau de cette petite cité du Moyen Âge oubliée là. Elle s’avance à travers la lande piquée d’ajoncs. De temps en temps, trois ou quatre vaches paissent le long du chemin, toujours accompagnées d’un mouton. Pendant plusieurs jours, on se demande pourquoi on ne voit jamais de vaches sans un mouton. Cette question vous tracasse, vous harcèle, devient une obsession, on cherche alors un homme près de qui s’informer. On le trouve, non sans peine, car souvent pendant une semaine entière, en rôdant par les villages, on ne rencontre personne qui sache un mot de français. Enfin quelque curé, qui lit son bréviaire en marchant à pas mesurés, vous apprend avec politesse que ce mouton constitue la part du loup.
Un mouton vaut moins qu’une vache, et, comme sa prise n’offre aucun danger, le loup toujours le préfère. Mais il arrive souvent que les vaillantes petites vaches forment un bataillon carré pour défendre leur innocent camarade et reçoivent au bout de leurs cornes affilées la bête hurlante en quête de chair vive.
Le loup ! Là aussi on le retrouve, ce loup légendaire qui terrifia notre enfance, le loup blanc, le grand loup blanc que tous les chasseurs ont vu et que personne n’a jamais tué.
Jamais on ne l’aperçoit au matin. C’est vers cinq heures en hiver, au moment où le soleil se couche, qu’il apparaît filant sur une cime dénudée, traînant sur le ciel sa longue silhouette galopante.
Pourquoi personne ne l’a-t-il tué ? Ah ! voilà. Une supposition cependant. Les forts déjeuners de chasse commencent toujours vers une heure et finissent à quatre. On a beaucoup bu et parlé du loup blanc. En sortant de table, on le voit. Quoi d’étonnant aussi à ce qu’on ne le tue pas ?
16 juillet 1882