Guy de Maupassant : Chine et Japon. Texte publié dans Le Gaulois du 3 décembre 1880.
Mis en ligne le 30 avril 2000.

Chine et Japon

Une femme du monde des plus en vue donnait dernièrement une soirée qui fit du bruit et où deux voyageurs spirituels, l’un parlant, l’autre dessinant avec talent, exposèrent la vie au Japon, à la foule de spectateurs et d’auditeurs réunis autour d’eux.
Le Japon est à la mode. Il n’est point une rue dans Paris qui n’ait sa boutique de japonneries ; il n’est point un boudoir ou un salon de jolie femme qui ne soit bondé de bibelots japonais. Vases du Japon, tentures du Japon, soieries du Japon, jouets du Japon, porte-allumettes, encriers, services à thé, assiettes, robes même, coiffures aussi, bijoux, sièges, tout vient du Japon en ce moment. C’est plus qu’une invasion, c’est une décentralisation du goût ; et le bibelot japonais a pris une telle importance, nous arrive en telle quantité, qu’il a tué le bibelot français. C’est tant mieux, d’ailleurs, car tous les riens charmants qu’on fabriquait en France, autrefois, n’existent plus qu’à l’état d’« antiquités » ; et Paris lui-même ne produit guère aujourd’hui que des menus objets hideux, maniérés, peinturlurés. Pourquoi ? dira-t-on. Ah ! pourquoi ? Cela tient sans doute à ce que le fabricant produit ce qui se vend, répond toujours au goût du plus grand nombre d’acheteurs. Or, l’ascension continue des couches nouvelles amène sans cesse à la surface un flot de populaire travailleur, mais peu artiste. Une fois la fortune faite, on se meuble, et le goût, ce flair des races fines, manquant totalement à notre société utilitaire et lourdaude, on voit s’étaler en des salons millionnaires une foule d’objets à faire crier, toute la hideur d’ornementation qui séduit infailliblement les sauvages et les parvenus d’hier, dont les descendants seuls, dans un siècle ou deux, auront acquis la finesse nécessaire pour distinguer, pour comprendre la grâce exquise des petites choses.

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L’œuvre d’art véritable, produit de quelques rares génies que la bêtise ambiante ne peut atteindre, se manifeste en dehors de toute influence de mode ou d’époque.
Mais le bibelot, ce menu mobilier d’étagère, objet de vente courante, subit toutes les modifications du goût général. Or, le commun, en ce moment, règne et triomphe dans la société française, et ceux en qui reste encore un peu de la finesse ancienne, ne trouvant dans les magasins que des objets appropriés à la paysannerie universelle, se sont rejetés sur le bibelot japonais, charmant, fin, délicat, et bon marché.
Cette invasion, cette domination du commun, fatale dans toute république appuyée sur le plus grand nombre, et non sur la supériorité intellectuelle, a fait de nous un peuple riche sans élégance, industrieux sans esprit ni délicatesse, puissant sans supériorité. Et voilà maintenant que le dernier refuge du « joli », le Japon lui-même, suprême espoir des collectionneurs, se met à prendre nos mœurs, nos coutumes, nos vêtements, car Yeddo sera bientôt pareille à quelque sous-préfecture de Seine-et-Oise. Alors, adieu les costumes de soie brodée, les choses délicieusement fines et charmantes, la grâce dans les riens, tout ce qu’on pourrait nommer le « bibelot spirituel ».

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Oui, le Japon s’embourgeoise ; et il a tort, car l’habit noir sied mal aux petits Japonais en pain d’épice. Mais, si le Japon perd son originalité, si ses habitants deviennent des Orientaux des Batignolles, avec tramways, ulsters et gibus, leurs voisins du moins, les Chinois, nous restent, inassiégeables dans leur immobilité, revenus du progrès depuis que leurs ancêtres, contemporains d’Abraham, ont découvert la boussole, l’imprimerie, le phonographe peut-être, et, dit-on, la vapeur. Ils détruisent les chemins de fer en construction, et, rebelles à nos mœurs, à nos lois, à nos usages, méprisant notre activité, nos productions et nos personnes, ils continuent et continueront jusqu’à la fin des siècles à vivre comme ont vécu leurs aïeux, et à fabriquer ces merveilleuses potiches, les plus belles qui soient.
La Chine est le mystère du monde. Quelle fatalité l’étreint, quelle loi inconnue et toute-puissante a pétrifié ce peuple qui savait ce que nos savants découvrent aujourd’hui, en des temps où nos pères bégayaient encore des langues informes, sans grammaire et sans écriture ? Qu’importent les Japonais, médiocres imitateurs de l’Europe ! Leur idéal à tous est de devenir ingénieurs, rêve commun depuis M. Scribe. Mais un poète a fait dire au Chinois :
La Paix descend sur toute chose,
Sans amour, sans haine et sans Dieu.
Mon esprit calme se repose
Dans l’équilibre du milieu !
Et, très fort en littérature,
J’ai gagné — s’il faut parler net
Quatre rubis à ma ceinture,
Un bouton d’or à mon bonnet !
Cette ambition modeste des quatre rubis et du bouton d’or, n’est-elle point celle du vrai sage ?
Aussi bien on nous racontait, l’autre jour, l’histoire du théâtre au Japon. Le théâtre, en Chine, n’est pas moins intéressant.
Comme les mœurs de ce peuple étrange, il n’a point varié depuis des siècles, et les pièces qui ravissent d’aise les mandarins à bouton d’or ravissaient jadis leurs pères ainsi que les pères de leurs pères.
Le spectacle a lieu généralement en des édifices mobiles qu’on monte et démonte avec rapidité, et le luxe d’ornementation, la richesse de la mise en scène, la variété des décors sont complètement inconnus dans le grand empire du Milieu.
Le centre de la salle, qui correspond à notre parterre, est gratuit. Y vient qui veut. Quand donc aurons-nous aussi des places gratuites à la disposition du public pauvre et lettré, dans les théâtres subventionnés ! Ô République démocratique !

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La police de la porte est faite en Chine par des officiers de police armés de fouets ; et quand la foule houleuse et compacte empêche d’approcher les litières des belles Chinoises de qualité, il suffit à l’homme de faire siffler sa souple lanière pour qu’un passage s’ouvre aussitôt.
Les pièces représentées ressemblent beaucoup à nos romans du Moyen Âge. Des dames enfermées en des tours de porcelaine sont délivrées par des chevaliers qui se livrent d’effrayants combats ; et le mariage a lieu au milieu des tournois, des divertissements et des fêtes.
Le Chinois en outre adore la pantomime, ce genre charmant trop délaissé chez nous et qui chez eux prend une importance considérable.
Les pantomimes chinoises sont remplies d’allégories philosophiques. En voici une :
L’Océan, à force de rouler ses flots sur les rivages, devint amoureux de la Terre, et, pour obtenir ses faveurs, lui offrit en don les richesses de son royaume. Alors les spectateurs ravis voient sortir du fond des mers des dauphins, des phoques, des marsouins, des crabes monstrueux, des huîtres, des perles, du corail vivant, des éponges, mille autres bêtes et mille autres choses qui suivent, en dansant un petit pas de caractère, une immense et superbe baleine.
La Terre, de son côté, pour reconnaître cette politesse, offre ce qu’elle produit : des lions, des tigres, des éléphants, des aigles, des autruches, des arbres de toute espèce, et un ballet formidable commence, d’une gaieté folle et d’une fantaisie charmante. La baleine, enfin, s’avance vers le public en roulant des yeux : elle semble malade, bâille, ouvre la bouche... et lance sur le parterre un jet d’eau gros comme un fleuve, une trombe, une inondation. Et le publie trépigne, applaudit, crie : « Charmant, délicieux ! » ce qui, en chinois se dit : « Hao ! Koung-Hao ! »

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Les pièces historiques aussi sont très suivies.
Les trois unités que prescrivit Boileau n’y sont pas souvent respectées, car l’action parfois embrasse un siècle entier ou même toute la durée d’une dynastie. L’auteur n’est point embarrassé pour conduire ses personnages d’un lieu dans un autre. En voici un, par exemple, qui doit entreprendre un grand voyage. Comme on ne changera pas le décor, il faut user d’un autre procédé. L’acteur, alors, monte à cheval sur un bâton, prend un petit fouet, l’agite, fait deux ou trois fois le tour de la scène et chante un couplet pour indiquer quelle route il a parcourue ; puis il s’arrête, remet son bâton dans un coin, son fouet dans un autre, et reprend son rôle.
Les personnages parfois sont la Lune et le Soleil ; ils se racontent les événements de l’espace, les galanteries des étoiles, les amours vagabondes des comètes, et reçoivent de temps en temps la visite d’un prince de la terre qui vient regarder du ciel ce qui se passe en son empire ; tandis que le tonnerre, un clown armé d’une hache, saute, bondit, trépigne, se désarticule.

« Le jeu des acteurs chinois, écrit un voyageur, égale s’il ne surpasse le jeu des acteurs européens. Aucun de ceux-ci ne s’applique avec plus d’anxiété à imiter la nature dans toutes ses variations et ses nuances les plus fines et les plus délicates. »

N’est-ce point la définition absolue de ce qu’on appellerait aujourd’hui en France le « naturalisme » au théâtre ?
Polichinelle existe en Chine depuis la plus haute Antiquité ; car rien n’est inconnu à cette singulière nation, demeurée stationnaire peut-être parce qu’elle a marché trop vite, et usé toute son énergie avant même que l’histoire commençât pour nous ?

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Deux grands poètes, Théophile Gautier et Louis Bouilhet, ont chanté la Chine en vers exquis. Quoi de plus charmant que cet aveu d’amour qui fait rêver et qui devrait rester dans toutes les mémoires :
Celle que j’aime à présent est en Chine ;
Elle demeure, avec ses vieux parents,
Dans une tour de porcelaine fine,
Au fleuve Jaune, où sont les cormorans.

Elle a les yeux retroussés vers les tempes,
Un pied petit à prendre dans la main,
Le teint plus clair que le cuivre des lampes,
Les ongles longs et rougis de carmin.

Par son treillis elle passe la tête
Que l’hirondelle, en volant, vient toucher ;
Et chaque soir, aussi bien qu’un poète,
Chante le saule et la fleur du pêcher.
Et ce récit d’une tendresse entre une fleur et un oiseau, qui semble contenir toute la poésie éclose dans cette patrie de la couleur où les sentiments sont émaillés comme les potiches :
La fleur Ing-Wha, petite et pourtant des plus belles,
N’ouvre qu’à Ching-tu-fu son calice odorant ;
Et l’oiseau Tung-whang-fung est tout juste assez grand
Pour couvrir cette fleur en tendant ses deux ailes.

Et l’oiseau dit sa peine à la fleur qui sourit ;
Et la fleur est de pourpre et l’oiseau lui ressemble ;
Et l’on ne sait pas trop, quand on les voit ensemble,
Si c’est la fleur qui chante ou l’oiseau qui fleurit.

Et la fleur et l’oiseau sont nés à la même heure ;
Et la même rosée avive, chaque jour,
Les deux époux vermeils gonflés du même amour.
Mais, quand la fleur est morte, il faut que l’oiseau meure !
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N’est-ce pas, mesdames, que ces vers sont adorables, et que Lemerre devrait se hâter un peu plus de nous donner l’édition complète des œuvres de Louis Bouilhet ?
N’est-il pas vrai aussi qu’un pays qui fait produire de pareils vers à de pareils poètes serait, pour cela seul, digne de tout intérêt ? Qu’on m’en montre autant sur le Japon !
3 décembre 1880