Guy de Maupassant : Le fond du cœur. Texte publié dans Gil Blas du 14 octobre 1884, sous la signature de Maufrigneuse.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Le fond du cœur

Le jour n’est pas plus pur que le fond de mon cœur,
a dit un poète.
Quant à moi, mesdames et messieurs, je n’ai pas vu le fond d’un cœur, pas plus d’ailleurs que le fond de l’air dont on nous parle à tout instant, mais je m’imagine que si on en pouvait examiner un au microscope, on y trouverait autant de saletés que dans l’eau distribuée aux habitants de Paris par MM. les ingénieurs de la Ville, ces malfaiteurs publics.
Et je ne parle pas d’un cœur de qualité médiocre, d’un cœur de filou, de souteneur de fille publique, de financier ou de député, mais d’un cœur honnête, loyal, digne sous tous les rapports de l’estime publique.
Un autre penseur a dit : « Il n’y a pas de grand homme pour son valet de chambre. »
Je dis, moi : « Il n’y aurait pas d’honnête homme pour un œil sondant le fond des consciences. »
Voilà. Criez maintenant prêcheurs de vertu, sépulcres blanchis, comme vous a appelés jadis, je crois, un homme qui passe pour respectable auprès d’un grand nombre d’humains.
Pas d’honnête homme ? Pas un au monde ? — Pas un.
Ah ! certes, on est honnête de temps en temps, par élans, par entraînement, par éducation, par raisonnement, par morale, — mais par vocation ? jamais.
On est honnête devant les autres par pose, par politesse, par religion, par peur, par respect humain. Je vais plus loin, on est honnête devant soi-même par aveuglement, par orgueil, par pudeur, par estime de soi ou par sottise.
Mais personne, personne au monde ne paraîtrait toujours et rigoureusement honnête à l’œil, à l’œil mystérieux qui lirait au fond des cœurs.
Oh ! quelle chance d’être fermés comme nous le sommes à toute investigation du voisin, d’être toujours mentalement sur la terre, toujours séparés de tous dans le mystère de notre pensée ! Quelle chance d’être par nature toujours discrets sur nous-mêmes et de ne jamais accomplir le Gnôthi seauton, le « Connais-toi toi-même » d’un philosophe d’autrefois.
Je me crois honnête, parbleu ! Vous aussi, monsieur, vous vous croyez honnête, qui n’avez pas volé ! Vous aussi, madame, qui n’avez pas failli !
Et nous ne sommes cependant, les uns et les autres, que d’hypocrites coquins.
D’hypocrites coquins, car nous nous jouons toute la journée, à nous-mêmes, la comédie de l’intégrité.
S’il fallait, non pas avouer mais seulement reconnaître en silence toutes les hontes secrètes de notre pensée, tous les désirs coupables qui nous effleurent, tous les éveils infâmes de nos passions, de nos instincts, de notre sensualité, de notre envie, de notre cupidité, nous demeurerions effarés devant notre gredinerie.
Confessons-le, notre cœur est plein d’appétits rampants, vils et coupables, que nous surprenons à tout instant, que nous réprimons souvent, où nous nous complaisons parfois.
Cherchons en nous. Qui n’a désiré la mort d’un rival ? d’un confrère heureux ? même d’un voisin dont on convoite le champ ? Oui, qui n’a désiré la mort d’un homme, ne fût-ce qu’une seconde, pour un motif futile, inavouable ou honteux ? Combien même ont attendu la mort d’un parent dont ils devaient hériter, et, sans la désirer, se sont répété souvent tout bas un chiffre, rien qu’un chiffre : « Cinquante mille livres de rentes. J’aurai ça, un jour. »
Que d’autres choses encore on trouverait au fond d’un cœur honnête — petites lâchetés, petites transactions, petites perfidies, petits mensonges, petites roueries, — toutes les échappatoires enfin qui nous font mettre le pied, pendant un moment, hors la limite étroite de ce pays de convention qu’on nomme la stricte honnêteté.

*

Et d’abord, au front de tout homme qui naît, on devrait graver ce mot : « égoïsme », sur la chair, au fer rouge.
Des gens indignés s’écrieront qu’ils suivent scrupuleusement, sans s’en écarter jamais, le chemin de la morale.
La morale, qu’est-ce que cela, monsieur ?
C’est, ne vous déplaise, l’idéalisation des mobiles de nos actions, c’est le besoin qu’éprouvent les braves gens de prendre des vessies pour des lanternes, ou, si vous l’aimez mieux, l’art délicat de nous faire passer vis-à-vis de nous-mêmes pour meilleurs que nous ne sommes, en colorant nos intentions avec des nuances de dévouement, de grandeur d’âme, de générosité, etc. ; c’est la poétisation de la vie au profit de l’humanité. La morale et la religion sont les deux poésies de la Loi, l’une laïque et l’autre ecclésiastique.
Essayons donc de dépoétiser la morale, dont toute l’action, indispensable à l’organisation sociale, vient de son idéalité.
Je dis que le seul mobile de nos faits toujours appréciable, toujours possible à retrouver sous les guirlandes de beaux sentiments, est l’égoïsme.
En effet, est-ce que tout ne se rapporte pas au moi, soit directement, soit indirectement ? Toute action humaine est une manifestation d’égoïsme déguisée. Le mérite de l’action ne vient que du déguisement. Certains acteurs se prennent parfois pour les personnages qu’ils représentent : ce sont les grands artistes. Certains hommes croient au déguisement que la morale met sur nos actes : ce sont les honnêtes gens.
Prenons donc les morales les plus élevées.
Quelle est la sanction de toute religion ?
Récompense des bonnes actions après la vie, et punition des mauvaises ! Jamais on ne prévoit un acte sans retour assuré, un bienfait sans récompense.

« Qui donne aux pauvres prête à Dieu. »

Mais cette terreur du châtiment qui vous empêche de vous livrer à vos instincts nuisibles, et cette soif de joies futures qui vous fait vous priver des plaisirs plus passagers du monde, ne représentent-ils pas les deux pôles de l’égoïsme exploité habilement au profit de la morale et de l’humanité ?
Le cloître, où se réfugient ceux qui sont revenus du monde, qu’est-ce donc, sinon l’enrégimentement de l’égoïsme qui se prive de tout en cette vie pour obtenir davantage dans l’autre ? N’est-ce pas là une sorte de compagnie d’assurances sur l’éternité ? On verse petit à petit à la caisse du Ciel toutes les douceurs qu’on aurait goûtées dans l’existence, pour en toucher la somme en bloc, après la mort, avec les intérêts accumulés et multipliés. Égoïsme raffiné d’avare.
Que dirons-nous des services rendus ? Voyons ! là, au fond du cœur, lorsque vous rendez un service, n’avez-vous pas la conviction intime que vous placez votre générosité à mille pour cent ? Celui que vous obligez ne devra-t-il pas, sous peine d’être considéré par vous comme un traître et un malhonnête homme, demeurer jusqu’à son dernier jour prêt à vous témoigner de toutes les façons une constante et infatigable gratitude ?
Je n’ai pas inventé les deux aphorismes suivants d’une incontestable vérité. On est reconnaissant aux autres des services qu’on leur a rendus. On aime son prochain en raison du bien qu’on lui a fait.
Qu’est cela, sinon de l’égoïsme subtilisé ?
La charité, dira-t-on ?
La charité mondaine est une affaire de mode, de pose, un sport. Mais dans la charité discrète, dans l’apitoiement véritable, n’y a-t-il pas une peur ? Une crainte inconsciente pour soi-même, une sorte d’effarement devant une menace voilée du sort, en constatant le malheur d’un être qui nous ressemble, fait comme nous, et qui vivrait comme nous, s’il était dans les mêmes conditions de fortune, de famille et de santé que nous.
Toutes les fois que nous nous désolons devant les estropiés, les difformes, les victimes d’un accident, d’une fatalité, est-ce que le sentiment de la possibilité d’une pareille misère tombée sur nous ne s’éveille pas aussitôt, obscurément, au fond de notre esprit ? Ne tremblons-nous pas un peu pour nous-mêmes en pleurant sur les autres de la façon la plus sincère ?

*

Faut-il d’autres exemples ?
Prenons l’amour qui, au dire de tous les exaltés, est le père de l’abnégation, de l’héroïsme, des plus nobles dévouements, et qui représente l’idéal du désintéressement.
Çà, vraiment, quand vous aimez quelqu’un plus que vous-même, qu’entendez-vous par là ? — Tout simplement que vous éprouvez à l’aimer un plaisir tellement aigu, tellement véhément, tellement puissant, que toutes choses, votre fortune, votre avenir, votre vie, vous deviennent moins chers que ce plaisir !
C’est de l’égoïsme à l’état furieux.
Vous me répondrez, madame : « Ce n’est pas vrai. Je l’aime pour lui et non pour moi. Je ne pense plus à moi ; je suis prête à tout lui sacrifier, à mourir pour lui. » Cela prouve seulement l’exaltation de bonheur que vous donne cet amour !
J’ai dit : de l’égoïsme furieux. Or, cela devient bientôt de l’égoïsme féroce. Attendez.
Quand l’un des deux amants a déroulé jusqu’au bout la bobine de sa tendresse, il casse le fil et s’en va, sans davantage s’occuper de l’autre, dont il a plein le dos, comme on dit improprement, et il cherche une passion nouvelle. Est-ce de l’égoïsme ou du désintéressement, cela ?
Mais que fait l’autre, aimant toujours ? Il devient ce qu’on appelle vulgairement un crampon ; et, sans trêve, sans pitié, sans répit, il s’attache au fuyard. Alors commence cette exaspérante persécution de la passion non partagée, les scènes, l’espionnage, les poursuites en voiture, la jalousie acharnée qui arme la main d’un couteau, d’un revolver ou d’une fiole de vitriol.
C’est là, peut-être, de l’abnégation et du désintéressement ?
Oui, madame, si l’amour était le dévouement, à partir du jour où vous ne vous sentiriez plus aimée, vous sacrifieriez votre bonheur à celui de votre infidèle, et au lieu de le traiter d’ingrat (en quoi ingrat ?), de traître (pourquoi traître ?), de lâche et de misérable (à quel sujet lâche et misérable ?), et de mille autres noms aussi injustes, vous lui diriez : « Puisque vous préférez aujourd’hui une autre femme, que vous espérez être plus heureux avec elle, soyez libre ; car moi, je vous aime, et je ne désire que votre bonheur. »

*

Montons plus haut.
Est-il un sentiment plus noble que le patriotisme ?
Or, un philosophe devant qui toute notre génération savante et pensante s’incline, M. Herbert Spencer, n’a-t-il pas écrit dans son admirable livre : L’Introduction à la science sociale, qui est une sorte de bréviaire des peuples :

« Le patriotisme est pour la nation ce qu’est l’égoïsme pour l’individu. Il a même racine, et produit les mêmes biens accompagnés des mêmes maux. »

Qui de nous n’a admiré et vanté cet axiome si simple et si complet : « Ne faites pas à autrui ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît » qui contient l’origine de la loi, le principe de toute charité, la règle des rapports sociaux, la mesure de nos actions, la limite de la pénalité permise qui est le résumé parfait du code, de la religion, de la morale et de l’honnêteté.
Eh bien, creusons ce précepte divin si magnifique, et nous arriverons à nous convaincre qu’il constitue un habile tour de passe-passe : Ce que vous ne voudriez pas qu’on vous fît. — C’est l’hypocrisie de l’égoïsme.

*

Pourtant il se rencontre quelquefois des hommes dont la droiture naïve est telle qu’ils se dévouent sans arrière-pensée, même inconsciente.
Combien de fois n’a-t-on pas cité l’exemple du monsieur en habit noir qui saute d’un pont dans un fleuve, la nuit, pour sauver un misérable et qui s’en va sans laisser son nom ?
Cela arrive... Mais alors... Alors il faudrait un microscope plus puissant pour voir au fond de ce cœur-là ! Il faudrait, surtout, connaître l’histoire de sa vie.
Maufrigneuse
14 octobre 1884