Guy de Maupassant : Coins de pays. Texte publié dans Gil Blas du 2 août 1882, sous la signature de Maufrigneuse. Il sera ensuite repris dans le chapitre En Bretagne du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 25 avril 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Coins de pays

LA POINTE DU RAZ

Pourquoi ne pas voyager quelquefois par la pensée, comme on voyage en réalité ? Quoi de plus agréable que ces vagabondages de l’esprit et des pays déjà parcourus ?
Allons donc jusqu’à la pointe du Raz, le bout sauvage de la Bretagne.

*

En sortant de Pont-l’Abbé, vraie ville du Moyen Âge, on se dirige vers la mer. La terre est plate, semée d’ajoncs. De place en place, une grosse pierre couchée entretient dans la pensée le constant souvenir des druides ; et le vent qui souffle au ras de terre siffle dans les buissons épineux. Parfois, un bruit sourd, comme un coup de canon lointain, fait frémir le sol ; car nous approchons de Penmarch, où la mer s’enfonce, paraît-il, en des cavernes sonores. Les lames engouffrées en ces trous secouent la côte entière, se font entendre jusqu’à Quimper, par les jours de tempête.
Depuis longtemps déjà on aperçoit la grande ligne des flots gris, qui semblent dominer toute cette campagne nue et basse. Crevant partout la vague, des rochers, des troupeaux d’écueils pointus montrent leurs têtes noires cerclées d’écume comme si elles bavaient ; et là-bas, contre l’eau, quelques maisons frileuses cherchent à se cacher derrière de petits tas de pierres pour éviter l’éternel ouragan du large et la pluie salée de l’Océan. Un grand phare, qui tremble sur sa base de rochers, s’avance jusqu’à la vague, et les gardiens racontent que parfois, dans les nuits de tourmente, la longue colonne de granit tangue comme un navire, et que l’horloge s’abat face contre terre, et que les objets accrochés aux murs se détachent, tombent et se brisent.
Depuis ce lieu jusqu’au Conquet, c’est le pays des naufrages. C’est là que semble embusquée la mort, la hideuse mort de la mer, la Noyade. Aucune côte n’est plus dangereuse, plus redoutée, plus mangeuse d’hommes.
Au fond des petites maisons basses des pêcheurs, on voit grouiller, dans la fange, avec les porcs, une femme vieille, de grandes filles aux jambes nues noires de fumier, et les fils, dont le plus âgé marque trente ans. Jamais on ne trouve le père, rarement l’aîné. Ne demandez pas où ils sont, car la vieille tendrait la main vers l’horizon bondissant et soulevé, qui semble toujours prêt à se ruer sur ce pays.
Ce n’est pas seulement la mer perfide qui les dévore ainsi, ces hommes. Elle a un allié tout-puissant, plus perfide encore, et qui l’aide, chaque nuit, en ses gloutonneries de chair humaine, l’alcool. Les pêcheurs le savent, et l’avouent. « Quand la bouteille est pleine, disent-ils, on voit l’écueil. Mais quand la bouteille est vide, on ne le voit plus. »
La plage de Penmarch fait peur. C’est bien ici que les naufrageurs devaient attirer les vaisseaux perdus, en attachant aux cornes d’une vache, dont la patte était entravée pour qu’elle boitât, la lanterne trompeuse qui simulait un autre navire.
Voici, un peu à droite, une roche devenue célèbre par un horrible drame. La femme d’un des derniers préfets du Morbihan était assise sur cette pierre, ayant sur ses genoux sa petite fille. La mer, à quelques mètres sous elles, semblait calme, inoffensive, endormie.
Soudain un de ces flots singuliers, qu’on appelle des vagues sourdes, monta, venu sans bruit, le dos gonflé, irrésistible, et, escaladant la roche, comme un malfaiteur furtif, il emporta les deux femmes qu’il engloutit en un moment. Des douaniers, qui passaient au loin, ne virent plus qu’une ombrelle rose, flottant doucement sur la mer recalmée, et la grande roche nue, ruisselante.
Pendant un an, les avocats et les médecins discutèrent, arguèrent, plaidèrent pour savoir laquelle, de la mère ou de l’enfant emportées dans le même flot, était morte la première. On noya des chattes avec leurs petits, des chiennes avec leurs toutous, des lapines avec leurs lapereaux, afin qu’aucun doute ne subsistât, car une grosse question d’héritage en dépendait, la fortune devant aller à l’une ou à l’autre famille suivant que la dernière convulsion avait dû être plus persistante dans le petit corps ou dans le grand.
Presque en face de ce lieu sinistre se dresse un calvaire de granit, comme on en voit partout en ce pays pieux où les croix, si vieilles elles-mêmes, sont aussi nombreuses que les dolmens leurs aînés. Mais ce calvaire s’élève au-dessus d’un bas-relief étrange, représentant d’une façon grossière et comique l’accouchement de la Vierge Marie. Un Anglais, en passant, admira la sculpture naïve, et la fit recouvrir d’un toit afin de la préserver des atteintes de ce climat sauvage.
Et nous suivons la plage, l’interminable plage, tout le long de la baie d’Audierne. Il faut passer à gué deux petites rivières, peiner dans le sable ou sur la poussière de varech, aller toujours entre ces deux solitudes, l’une remuante, l’autre immobile, la mer et la lande.
La seule curiosité d’Audierne est l’aubergiste M. Batifollier, l’homme le plus extravagamment gros, râlant et violet qu’on puisse rêver. Son ronflement, la nuit, fait songer à des soupirs d’hippopotame, et le voir à table, découpant, mangeant et parlant chair, est un des plus magnifiques spectacles du monde.
Avant de partir, au matin, on goûte, au lieu du vulgaire café au lait, quelques petites sardines fraîches, poudrées de sel, savoureuses, parfumées, vraies violettes des flots. Et on repart vers la pointe du Raz, cette fin du monde, ce bout de l’Europe.
On monte, on monte toujours, et soudain on aperçoit deux mers, à gauche l’Océan, à droite la Manche.
C’est là qu’elles se rencontrent, qu’elles se battent sans cesse, heurtant leurs courants et leurs vagues toujours furieuses, chavirant les navires et les avalant comme des dragées.
Ô flots, que vous savez de lugubres histoires,
Flots profonds redoutés des mères à genoux !
Plus d’arbres, plus rien que des touffes de gazon sur le grand cap qui s’avance. Tout au bout deux phares, et partout au loin d’autres phares, piqués sur des écueils. Il en est un qu’on essaie en vain de terminer depuis dix ans. La mer acharnée détruit, à mesure qu’il s’accomplit, le travail acharné des hommes.
Là-bas, en face, l’île de Sein, l’île sacrée, regarde à l’horizon, derrière la rade de Brest, sa dangereuse commère, l’île d’Ouessant.
Qui voit Ouessant
Voit son sang
disent les matelots. L’île d’Ouessant, la plus inaccessible de toutes, celle que les marins n’abordent qu’en tremblant.
Le haut promontoire se termine soudain, tombe à pic dans cette bataille d’océans. Mais un petit sentier le contourne, rampant sur les granits inclinés, filant sur des crêtes larges comme la main.
Soudain on domine un abîme effrayant dont les murs, noirs comme s’ils avaient été frottés d’encre, vous renvoient le bruit furieux du combat marin qui se livre sous vous, tout au fond de ce trou qu’on a nommé l’Enfer.
Mais le passage devient dangereux, et voici qu’on se trouve à cette extrémité du vieux monde, à cette fin de la terre (Finistère) ; et si le vent souffle du large, l’éternelle tempête de ce cap vous jette de l’écume au visage, bien que vous soyez à quatre-ving-dix mètres au-dessus du niveau des flots calmes.

*

Un vieil homme qui parlait français, ayant navigué quatorze ans sur les navires de l’État, m’aborda, comme je cherchais le sentier douanier pour gagner Douarnenez, et nous descendîmes ensemble vers la baie des Trépassés, dont la pointe du Raz forme un des bords.
C’est un immense cirque de sable, d’une inoubliable mélancolie, d’une tristesse inquiétante, donnant, au bout de quelque temps, l’envie de partir, d’aller plus loin. Une vallée nue avec un étang lugubre, sans grands ajoncs, un étang, qui semble mort, aboutit à cette grève effrayante.
De loin nous apercevions trois hommes immobiles piqués comme des pieux sur le sable. Mon compagnon parut étonné, car jamais on ne vient dans cette crique désolée. Mais en approchant nous aperçûmes quelque chose de long, étendu près d’eux, comme enfoui dans le sable ; et parfois ils se penchaient, touchaient cela, se relevaient.
C’était un mort, un noyé, un matelot de Douarnenez perdu la semaine précédente avec ses quatre camarades. Depuis huit jours on les attendait en ce lieu où le courant rejette les cadavres. Il était le premier venu à ce dernier rendez-vous.
Mais autre chose préoccupait mon voisin, car les noyés en ce pays ne sont pas rares. Il m’emmena vers le triste étang, et, me faisant pencher sur l’eau, il me montra les murs de la ville d’Ys. C’étaient quelques maçonneries antiques, à peine visibles. Puis j’allai boire à la source, un tout mince filet d’eau, la meilleure de toute la contrée, disait-il. Puis il me conta l’histoire de la cité disparue comme si l’événement était proche encore, accompli tout au plus sous les yeux de son grand-père.
Un roi, faible et bon, avait une fille perverse et belle, si belle que tous les hommes devenaient fous en la voyant, si perverse qu’elle se donnait à tous, puis les faisait tuer, précipiter dans la mer du haut des rochers voisins.
Ses passions débordées étaient plus violentes, disait-on, que les vagues de l’Océan furieux, et surtout plus inapaisables. Son corps semblait un foyer où se brûlaient les âmes que Satan cueillait ensuite.
Dieu se lassa, et il prévint de ses projets un vieux saint qui vivait dans le pays. Le saint avertit le roi, qui n’osa pas punir et enfermer sa fille chérie, mais qui l’informa de l’avertissement de Dieu. Elle n’en tint pas compte, et se livra, au contraire, à de tels débordements que la ville entière l’imita, devenue une cité d’amour, dont toute pudeur et toute vertu disparurent.
Une nuit Dieu réveilla le saint pour lui annoncer l’heure de sa vengeance. Le saint courut chez le roi demeuré seul vertueux en ce pays. Le roi fit seller son cheval, en offrit un autre au saint qui l’accepta ; et, un grand bruit les ayant effrayés, ils aperçurent la mer qui s’en venait par la campagne, bondissante et mugissante. Alors la fille du roi parut à sa fenêtre, criant :
— Mon père, allez-vous me laisser mourir ?
Et le roi la prit en croupe, puis s’enfuit par une des portes de la ville, alors que les flots entraient par l’autre.
Ils galopaient dans la nuit, mais les vagues aussi couraient avec des grondements et des écroulements terribles. Déjà leur écume rampante atteignait les pieds des chevaux, et le vieux saint dit au roi :
— Sire, rejetez votre fille de votre cheval, ou sinon vous êtes perdu.
Et la fille criait :
— Mon père, mon père, ne m’abandonnez pas !
Mais le saint se dressa sur ses étriers, sa voix devint retentissante comme le tonnerre et il annonça :
— C’est la volonté de Dieu.
Alors le roi repoussa sa fille qui se cramponnait à lui, et il la précipita derrière son dos. Les vagues aussitôt la saisirent, puis retournèrent en arrière.
Et le morne étang qui recouvre ces ruines, c’est l’eau restée depuis lors sur la ville impure et détruite.
Cette légende est donc une histoire de Sodome arrangée à l’usage des dames.
Et l’événement qu’on raconte comme s’il était d’hier se passa, paraît-il, au quatrième siècle après la venue du Christ.
Maufrigneuse
2 août 1882