Guy de Maupassant : Contemporains. Texte publié dans Le Gaulois du 16 novembre 1881.
Mis en ligne le 31 mars 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Contemporains

Une lecture vient d’avoir lieu chez Mme Juliette Lamber. La maîtresse de maison est une des plus charmantes femmes qu’on puisse rencontrer aujourd’hui, et son salon, le plus rempli sans doute et le plus curieux des salons modernes, peut être considéré comme une galerie des contemporains, Car tout le monde y passe. Parlons de la femme, de la maison et des visiteurs.

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Un poète de talent, M. Jean Aicard, lisait avant-hier un drame en vers. Le drame est beau, mais je suis de ceux qui ne comprennent plus les vers au théâtre. Tant pis pour moi sans doute. Les vers, aujourd’hui, me semblent destinés uniquement à exprimer ce que la prose précise, claire, toujours exacte ne peut rendre, c’est-à-dire l’insaisissable rêve, les effleurements d’idées, les sentiments flottants, les choses exquisément fines, un peu vagues, et dont le vague fait le charme, l’au-delà de l’existence ; ces sortes de visions brusques vers un monde de convention poétique, ces presque infixables lueurs de l’esprit qui semblent parfois se dédoubler, laissant voir derrière des voiles à peine transparents tout un monde de songeries surhumaines, d’interprétations idéales des choses réelles, d'images singulières et un peu confuses.
Quant aux actes de la vie, même de la vie ancienne, je ne comprends pas le besoin de les entendre raconter avec des rimes, d’autant plus que les acteurs modernes, au lieu de scander, de marquer le vers, de le psalmodier presque, le démolissent, le prosifient, effaçant la rime et la césure, et ne laissant apercevoir que l'espèce de gêne imposée aux auteurs par les nécessités de la prosodie. J'en aurais long à dire là-dessus, mais on trouvera assurément que je blasphème, ce dont je prends d'avance mon parti.

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Aussi bien, il ne s’agit point de vers, mais d’une maison parisienne, véritable musée Tussaud, où entrent les hommes de tous les mondes, ambassadeurs, politiciens, artistes de toutes les races.
C'est le vrai salon moderne aux portes ouvertes, où chacun se présente, salue, serre des mains, erre quelque temps et s’en va. Aujourd’hui qu’on ne cause plus, ces défilés sont de mode ; et plus les régiments d'hommes connus paraissent nombreux, plus la maîtresse de maison se réjouit. Autrefois son rôle consistait à diriger les causeries, à en régler le cours, à les arrêter quand il le fallait, à mettre en lumière ses visiteurs de marque, à tisonner leur esprit. Elle les triait du reste sur le volet, et ne laissait point franchir sa porte à tous les errants douteux, sans mérite ou renom, qu’on rencontre aujourd’hui par le monde. Maintenant le rôle d’une femme, très simplifié, consiste à dire à chacun un mot aimable, sans confondre ses invités l’un avec l’autre, ce qui est difficile parfois, et sans tarir en gracieusetés.
Mme Juliette Lamber excelle à recevoir selon la manière présente, comme elle y aurait excellé selon la manière ancienne, car c’est une charmeuse. Personne mieux qu’elle ne sait trouver le mot qui chatouille les vanités, saisit les affections, descend aux cœurs. Politicienne consommée, son seul tort, à mon gré, est de croire à la politique, je veux dire à la politique gouvernementale.
— Comment, madame, vous la femme que vous êtes, pouvez-vous donner un instant d'attention à ces balivernes qu’on nomme relations internationales ? vous amuser à ce jeu de colin-maillard où s’adonnent ces aveugles-nés, braillards vides, intrigants, craqueurs, bateleurs, farceurs, trompeurs, qu'on appelle les hommes politiques ? Une seule opinion, soit dit en passant, me semble raisonnable, celle des anarchistes révolutionnaires. Ceux-là, du moins, quel que soit le gouvernement, sont ses ennemis, en vertu de ce principe que quiconque gouverne abuse des autres, les trompe et les pille.
Quant à ses amis, Mme Juliette Lamber les traite en souveraine idéale, toujours prête à les obliger, à user pour eux de son influence si grande, car elle est devenue, selon son mot, la première solliciteuse de France. Exempte de tous les préjugés médiocres, elle se plaît infiniment à désarticuler les hypocrisies, à dire son avis bravement en face de gens armés de principes à double fond. Et je ne puis m'empêcher de croire que derrière cette invincible gracieuseté, cet accueil si charmant pour tous, il y a beaucoup de mépris, beaucoup de dégoût pour quelques-uns des êtres inclinés devant elle.
En ces jours de réception, elle va, souriante, de salon en salon, passe entre les hommes qui s’écartent, aussi grande qu'eux, promenant au milieu des habits noirs les plus beaux bras et les plus belles épaules qui soient.
Dans le premier salon se tiennent généralement les importants. Ils parlent des choses ennuyeuses. Une triste femme, parfois, est assise au milieu d'eux, tandis que le mari, debout devant elle, discute énergiquement. Par moments, comme une comète, sortant du grand salon pour y rentrer par une autre porte, un Illustre traverse cette pièce, cueillant les regards. En ce lieu, on voit encore des brochettes sur les poitrines, solennisant l’altière niaiserie des hauts fonctionnaires français ou autres.
Cueillons quelques silhouettes.

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— Bonjour, général.
C’est un petit homme ciré, soigné, coquet, le plus aimable des généraux et qui n’a point l’air officier pour un sou. La nature elle-même l’avait désigné pour commander la maison militaire de M. Grévy. Poète par surcroît, il ne doit avoir d’ennemis ni dans les lettres, ni dans l’armée, tant il est affable et courtois. Des généraux classiques, à grosses moustaches, au crâne pelé, à l'œil envahisseur, à la dure parole, forment auprès de lui un amusant contraste.
Pas plus grand, mais plus hérissé, avec des cheveux qu’on dirait coupés à la faux et une barbe taillée à la hache, un autre poète, pas général celui-là, dépourvu du reste des avantages qui font les séducteurs, passe, muet, au milieu des hommes. Il semble aimer les conversations intimes, les tête-à-tête dans les coins tranquilles. On le dit spirituel et mordant. À première vue, on ne le croirait point le père de la très héroïque Fille de Roland.

Encore un poète, poète et militaire. Très grand, au nez busqué, à la parole toujours aimable, l’auteur des Chants du soldat enthousiasme toutes les femmes. Plaît-il autant, comme poète, à ce petit monsieur d’aspect modeste qu’on dirait un pierrot mûr et dégrimé, et qui sourit sans cesse, d’un sourire amical, cachant bien des malices ! Sa bouche fine, rasée, remue sans cesse, agitée par une secousse nerveuse presque invisible. Tous les jeunes rimeurs, tous sans exception, l’appellent « cher maître » car c’est un artiste, un grand artiste, le plus consciencieux, le plus difficile, le plus justement exigeant des manieurs de rythmes : Théodore de Banville.
Gras, calme, ses longs cheveux sur le cou, la tête haute, le front dégarni, ressemblant à un abbé d'autrefois, un autre maître, impeccable aussi, Leconte de Lisle, le vrai patron des Parnassiens, semble rêver toujours au loin.
Et voici encore un poète, bien que ce soit un romancier. Il domine de la tête tous les hommes qui sont là. Ses longs cheveux blancs, d’un blanc luisant, se mêlent à sa barbe, toute blanche aussi, et donnent un aspect de Père Éternel à sa figure calme, douce et bonne. Un grand homme, au sens physique du mot ; un très grand homme au sens figuré, l'écrivain russe Ivan Tourgueneff. Il cause avec un Méridional ardent, dont la voix chante un peu et que tous connaissent, Alphonse Daudet.
Toujours des poètes : Armand Silvestre, grand, fort et gai, bien que son talent soit vibrant, gracieux et profond. Un vrai poète, celui-là, et qui aime les femmes non point seulement, sans doute, à la façon platonique des idéaux. Il suffit de le voir les regarder, pour saisir en son œil une admiration ardente, à qui la rime ne doit point suffire.
Anatole France, un délicat charmant ; et bien d’autres.
M. Henri Rochefort est un intime ami de Mme Juliette Lamber.

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Et le défilé des célébrités continue. Il en vient, il en sort, il en pleut : les uns osseux, d’autres ventrus, les uns poilus, les autres glabres. Parmi les figures aimables, l'éditeur Charpentier, Paul Bourget, Ganderax, et bien d’autres, des peintres, des savants, des mondains, et aussi beaucoup de ces gens qui vont partout parce qu’on les a plus ou moins présentés et qu’ils possèdent un habit noir.
16 novembre 1881