Contemporains
On ferme, messieurs, on ferme vos tripots ! Il paraît que vous y cartonniez avec une ardeur rare et une louable habileté. Donc, on ferme des tripots d’un bout à l’autre du boulevard, des tripots fréquentés, soutenus, fondés, présidés par des gens connus et respectés, qui demeurent malgré tout respectés et plus connus que jamais.
— Que faisait-on dans ces tripots que la police a fini par murer ?
— On y trichait, madame.
— Rien que cela ?
— Oui, rien que cela, car ce n’est rien. Aujourd’hui, on entend bien murmurer des soupçons sur la délicatesse des hommes les plus considérables de ce temps. Quand ce n’est pas au jeu qu’on triche et qu’on vole, et qu’on pille, et qu’on dévalise, et qu’on filoute, c’est ailleurs, partout, en haut aussi bien qu’en bas.
On chuchote même que tous ces tripots fermés, si tard, ne l’ont été que pour venir en aide à certains autres établissements de même nature, patronnés par des puissants, et dont l’état financier laissait beaucoup à désirer.
Rien de mieux ! Le public aussi s’étonnait de ces exécutions sans raison sérieuse, car enfin ce n’est pas sérieux de fermer un cercle parce qu’on y vole des gens de bonne volonté, alors qu’on ne ferme pas les rues où on dévalise, chose plus grave, des gens qui ne s’y prêtent en rien.
Constatons cependant que la police s’est indignée.
Mais le monde, lui, ne s’indigne pas, il sourit ; il murmure : « Ah ! on trichait. — Eh bien, pourquoi ne tricherait-on pas dans un cercle ? »
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Chaque siècle a son caractère, chaque quart de siècle sa physionomie. L’histoire de France faite au seul point de vue des mœurs serait plus intéressante pour bien des hommes que faite, selon l’usage, au seul point de vue des événements. Mais il est assez difficile de déterminer les causes qui modifient, en vingt ans, toute la manière d’être d’une race.
Le dernier siècle avait un caractère tout spécial. Il était élégant et dépravé. Rejetant l’hypocrisie à la mode sous le précédent roi, il étala des mœurs hardiment impures que rendit séduisantes une crise d’esprit, de fantaisie artiste, de goût charmant, de libre philosophie comme aucun pays n’en avait eu.
On peut dire que le peuple français a donné, sous le Régent et sous Louis XV, sa note éclatante dans l’histoire intellectuelle du monde, qu’il a atteint là le vrai sommet de son originalité.
Ainsi chaque pays arrive à un moment précis à dégager une sorte d’arôme d’humanité triomphante et mûre dont l’histoire garde le goût. Cette maturité particulière ne dure jamais, d’ailleurs. Produite par le temps et les événements, elle passe en quelques années comme la saveur des vins.
Il est à remarquer aussi que l’époque où un pays dégage le vrai bouquet de sa race ne correspond presque jamais avec les grandes périodes de splendeur et de prospérité, car le tempérament des nations comme celui des hommes étant fait autant de défauts que de qualités, il faut, pour qu’elles parviennent à tout leur développement caractéristique, que leurs défauts comme leurs qualités atteignent ce degré de maturité qui précède la décomposition.
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Je ne veux point dire non plus que nous soyons en décadence en tout. — Qui pourrait affirmer cela ? — Nous sommes différents, pires sous certains rapports, meilleurs sous certains autres. Nous paraissons surtout être devenus beaucoup moins Français. Mais le trait spécial à noter depuis une vingtaine d’années, c’est la disparition presque complète de ce qu’on pourrait appeler l’honneur intime. Nous n’avons plus guère que l’honneur d’apparat. Et cela se montre principalement par l’éclipse totale de la probité scrupuleuse, ou même de la probité, sans adjectif.
Quels que fussent les vices des hommes de l’ancienne société, ils gardaient cependant en eux le sentiment secret de la propreté morale, ils avaient le sens très profond d’une certaine délicatesse de cœur et d’une subtile élévation d’âme, qui, malgré leurs débauches, leurs écarts, les faisaient demeurer des gentilshommes.
Tous les gentilshommes n’étaient pas des nobles, et tous les nobles n’étaient point gentilshommes.
Dans le peuple aussi la probité était commune.
Elle a disparu aujourd’hui du monde comme du peuple.
On pouvait tout faire, sauf voler. Cela seul déshonorait.
Aujourd’hui on peut tout faire, même voler, surtout voler, pourvu qu’on garde certaines formes exigées.
Il y a seulement cinquante ans, ceux dont on disait « c’est un honnête homme » étaient assez communs. Aujourd’hui ils sont devenus presque introuvables. Ce n’est point là un paradoxe, mais une vérité déplorable.
Cherchons, de bas en haut.
Encore connaît-on ces bons serviteurs dévoués et probes qu’on ne rencontrait pas seulement dans le théâtre de M. Scribe, mais aussi dans les familles ? Plus du tout ! Nos domestiques sont des ennemis intimes installés chez nous pour nous dévaliser. Est-il une cuisinière qui laisse en paix l’anse du panier ?
Connaissez-vous des fournisseurs scrupuleux ? Le principe du commerce moderne ne semble-t-il pas être le vol organisé, l’art de duper le client, de le tromper sur la qualité et sur la quantité, de lui placer les rebuts ? La falsification des denrées les plus communes est devenue si générale qu’il a fallu organiser des escouades de chimistes aussi impuissants à empêcher cette fraude universelle qu’on le serait à empêcher la pluie de tomber.
Quel est celui des premiers restaurants de Paris où nous ne soyons chaque jour trompés sur la provenance et l’âge des vins que nous buvons à quarante francs la bouteille ?
Qui ne connaît le truc du champagne Baratte, le truc de l’addition, le truc de la pièce de dix francs glissée sous la carte, tous les trucs enfin qu’il nous faut flairer, découvrir, pour n’être pas dévalisés du matin au soir, par ces honnêtes gens patentés qu’on nomme les commerçants ?
Mais dans le monde, direz-vous ? Ah ! oui, parlons-en ! L’improbité s’y étale avec une incroyable impudence. Que sont nos grands financiers ? De grands voleurs qui dévalisent les petits rentiers au moyen de fluctuations préparées des valeurs et de coups de bourse habiles. Toute la manipulation des hautes affaires n’est que de la ruse, de la duplicité, de l’adresse déloyale employées avec une rare audace pour escamoter des millions. Le succès légitime la fraude.
Regardez l’histoire des grandes Banques, des grandes Entreprises dites Nationales, dites Patriotiques, dites Humanitaires, et vous ne trouverez, au fond, que de la friponnerie impudente.
On vient de condamner deux députés pour des tripotages indélicats. Mais si on condamnait tous ceux, députés, sénateurs, fonctionnaires ou autres, qui font partie de conseils d’administration véreux, qui patronnent des affaires louches, qui secourent des chemins de fer d’intérêt local et personnel passant par leurs propriétés, qui ont prêté la main, pour la tendre ensuite, à des spéculations inavouables, les services publics désorganisés cesseraient de fonctionner, et il faudrait employer le budget tout entier à la construction de prisons.
Regardons maintenant dans les premiers salons de Paris. Qu’y voyons-nous ? Des hommes portant de grands noms, dont on connaît et dont on accepte la vie faite d’expédients honteux. On parle, comme on parlerait de fredaines amusantes, des procédés qu’ils emploient pour se procurer les sommes nécessaires à leur existence somptueuse. Tout leur va. Argent des femmes, même de leurs femmes épousées pour leur dot, puis exploitées comme on exploite une mine, argent d’affaires suspectes, argent emprunté partout, argent du jeu — qui n’a entendu dire de vingt hommes connus : — « Oh, vous savez, X..., il triche au jeu. »
Combien a-t-on chuchoté de noms dans ces scandales des tripots fermés ? La foule soupçonneuse a désigné peut-être quelques innocents ; mais pour qu’il y ait tant de suspects, ne faut-il pas qu’il y ait aussi beaucoup de coupables ?
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Enfin, c’est le mot friponnerie qui semble fait pour caractériser notre époque. Les portes des salons les plus difficiles ne se ferment plus devant les fripons connus et cent fois millionnaires ; et le culte du fripon étant entré dans les mœurs, tout le monde est devenu fripon du haut en bas de ce qu’on appelle l’échelle sociale.
Je ne veux pas dire qu’il n’y ait plus d’honnêtes gens. Il en existe, et beaucoup, mais ils sont effacés, éclipsés, écrasés par le fripon qui triomphe, que le monde accueille et acclame.
Or, il s’est produit en même temps que cette disparition presque totale de la probité un phénomène tout à fait étrange, la réapparition du duel, devenu aussi fréquent que les falsifications de denrées.
Et nous assistons à ce curieux spectacle de voir nos bourgeois véreux, ventrus et ensaqués en leurs redingotes noires ferrailler dans les salles d’armes et ferrailler sur le pré pour défendre leur honneur problématique, comme on ferraillait aux jours héroïques des cuirasses et aux jours élégants des pourpoints.
La continuation dans notre société démocratique, tolérante, complaisante de cette coutume antique des temps où l’on portait l’épée, comme nous portons des parapluies, a de quoi surprendre.
Elle est facile à expliquer cependant.
Plus cet honneur intime de l’homme, cet honneur délicat qu’on pourrait appeler la conscience de sa probité disparaît, plus on éprouve le besoin de faire croire à son existence. L’honorabilité véritable étant morte, on se fabrique, à coups d’épée, une honorabilité fictive, dont se contentent les gens du monde.
Il existe, il est vrai, des hommes qui se battent pour d’autres raisons. On les peut classer :
1° Ceux qui se battent parce qu’ils ont été insultés, injuriés, trompés par leurs femmes, leurs maîtresses et leurs amis ;
2° Ceux qui se battent par pose, par chic, pour la réclame, parce que c’est de mode en ce moment. La plupart des journalistes appartiennent à cette catégorie ;
3° Ceux qui se battent parce qu’ils ont le tempérament batailleur.
Mais la dernière catégorie, la plus nombreuse, est composée de tous ceux qui ont besoin d’intimider pour faire taire les bouches, pour forcer les chapeaux à se lever, les portes et les mains à s’ouvrir.
Ils s’imposent à la société lâche et indifférente par la menace de leur épée.
Jadis on se battait pour défendre son honneur, aujourd’hui on se bat pour se constituer un honneur qui ait cours. Car le duel refait une honorabilité d’aventure, ou plutôt d’aventurier, comme l’amour refaisait une virginité à Marion.
On confond tout à fait la crapule, brave parce qu’il le faut, avec l’honnête homme.
Mais il est rare, bien rare en vérité, qu’un homme parfaitement honorable ait besoin d’aller sur le terrain comme on dit, car on ne le suspectera point. Se sentant irréprochable il ne sera pas chatouilleux ; il n’éprouvera pas le besoin d’aller demander raison de paroles soupçonnées, de propos devinés, d’intentions aperçues.
Si on ne l’a point salué par hasard, il ne supposera pas aussitôt qu’on l’a fait avec intention.
En général, les hommes qui ont le témoin facile ont la conscience nuageuse : on est susceptible quand on se sent attaquable, car la bête souffre où le bât la blesse. Or, si chaque fois qu’un duel a lieu entre ces messieurs de la demi-société, cités dans le Tout-Paris et connus par la réclame qu’ils se font faire dans les journaux, on dévoilait la vie entière des deux adversaires, on trouverait, huit fois sur dix, une telle série de saletés que le public épouvanté finirait par confondre le combat pour l’honneur avec les condamnations judiciaires.
Et quand on dirait d’un homme : « X... a le diable au corps, il s’est battu dix-huit fois », on ne pourrait s’empêcher de murmurer : « Dix-huit fois !... Ça doit être une rude canaille... »
Maufrigneuse