Guy de Maupassant : Danger public. Texte publié dans Le Gaulois du 23 décembre 1889.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Danger public

J’imagine que la plupart des hommes de lettres pensent à peu près de même en politique. Nous sommes, en général, des indifférents, des indifférents utiles, à l’occasion, et facilement changeants. Lorsqu’on s’est formé des idées, justes ou fausses, un peu sur toutes choses, il reste un point sur lequel on ne peut en avoir que de très fluctuantes : c’est celui-là. En somme, la profession de foi de celui qui réfléchit, qui voit les causes et les raisons, qui a appris dans l’histoire ce que sont les peuples, comment on gouverne, comment on rend grandes ou décadentes, glorieuses ou méprisées, sages ou folles, opulentes ou misérables, les enfantines et simples multitudes, ne peut guère se formuler que par de décourageantes constatations. Entre le gouvernement d’un seul, qui peut être la tyrannie d’une brute féroce, le suffrage restreint qui est un bâtard de l’injustice et du tremblement, et le suffrage universel, émanation directe de toutes les ignorances, de toutes les convoitises, de toutes les bassesses de l’animal humain sans culture, un homme éclairé ne doit avoir que de très vagues sympathies.
Mais, si ces sympathies ne peuvent s’attacher en principe à la forme du pouvoir, elles peuvent aller aux hommes qui l’exercent. Les grands tyrans ont toujours eu des cours d’hommes distingués ; les grandes républiques aussi. Je crois que la nôtre n’en aura pas.
Quand on est bien renseigné par la lecture, par la réflexion et par l’observation, sur les qualités que doivent posséder ceux qui sont appelés à gouverner les masses ; quand on a les notions que nous possédons aujourd’hui sur la nature, sur le caractère spécial, sur les mérites très particuliers des politiciens utiles, on les connaît, on les juge, et on les classe à leur valeur, avec une rapidité et une sûreté qui ne laissent plus guère de place à l’erreur.
Qu’il s’agisse d’un roi, d’un ministre ou d’un député, l’élite du pays le connaît aussitôt qu’elle l’a vu à l’œuvre. L’élite du pays, il est vrai, n’est qu’une infime minorité, dont le vote passe insignifiant ; mais elle pense, elle parle et, ce qui peut être plus grave, elle écrit.
Indifférents à la politique, comme je l’ai dit dans le début, les artistes, les savants et, en général, tous ceux qui vivent de l’idée, regardent désormais avec des yeux calmes, un peu dédaigneux, mais sans haine, tous les agissements et les actes de nos éphémères gouvernements. Hésitant entre les vieilles théories monarchiques dont l’application fut souvent bonne à la France, et les jeunes théories républicaines, qui paraissent jusqu’ici d’une mise en pratique difficile, il est une quantité d’hommes indépendants et désintéressés qui attendaient simplement des détenteurs actuels de l’autorité des preuves d’intelligence, de puissance véritable, de hauteur de vues et de maîtrise gouvernementale, pour s’allier sans arrière-pensée à ce pis-aller brutal et répugnant du nombre électeur, primant toutes les forces sociales, dominant tous les droits innés ou acquis, valeur, activité, esprit, instruction, fortune et le reste.

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Ces hommes indépendants et désintéressés, qui sont assez nombreux, dans toutes les classes de la société, et dont les écœurements peuvent amener, tout à coup, de grandes secousses de l’opinion publique, comme celle qui nous a si étrangement menacés, cette année même, il faut, en somme, peu de chose pour les contenter, les séduire et les attirer.
En ce moment, surtout, on est tout disposé à la tolérance. On accepte n’importe quoi, n’importe qui, pourvu que ce n’importe quoi, que ce n’importe qui ait seulement l’apparence de quelque chose ou de quelqu’un. Nous l’avons bien vu dernièrement. Nous nous contentons de peu, de très peu, nous sommes indulgents jusqu’à nous faire pitié à nous-mêmes, car nous sommes las, mais las jusqu’au degré où la lassitude va devenir de la rage.
Tout le monde ou presque tout le monde se sent disposé à accepter ce qui est, à accepter ceux qui gouvernent ; tout le monde ou presque tout le monde, pour être débarrassé du harcelant souci politique, les accepterait même avec plaisir, le jour où ils nous donneraient la plus légère garantie de capacité, de sécurité et enfin de probité. Nous attendons avec l’envie de crier : « Bravo ! » le premier républicain ou les premiers républicains qui nous donneront la sensation d’un gouvernement éclairé, l’espérance d’un gouvernement durable et fort, la confiance dans un gouvernement impartial et indépendant.
Mais c’est aux actes qu’on juge les hommes, et, après la grande et réjouissante panique des députés et des sénateurs qui, à force d’avoir peur, se sont rués ensemble sur un trop timide prétendant et l’ont fait fuir devant eux comme un chien épouvanté devant son troupeau, nous assistons, aujourd’hui, à une autre venette d’une autre nature, tellement misérable, tellement stupéfiante, tellement inexplicable qu’on demeure éperdu devant la bêtise ou devant la lâcheté du pouvoir.
Ce n’est plus un général ambitieux, c’est M. François Coppée, de l’Académie française, qui menace, en ce moment, la République.
M. François Coppée, le poète, oui, madame, le poète du Passant, du Reliquaire, des Humbles et des Intimités ; M. François Coppée, de l’Académie française, enfin. Vous croyez peut-être qu’à l’imitation de M. Renan, devenu impudique sous les palmes et écrivant L’Abbesse de Jouarre, il a écrit à son tour quelque drame hardi, dont Marianne a rougi sous son bonnet ? Point du tout. M. Coppée a composé simplement un acte où il s’agit d’un prêtre fusillé par la Commune et d’un communard sauvé par la sœur de ce prêtre.
La pièce, présentée au Théâtre-Français, a été reçue à l’unanimité par le comité, et allait être jouée quand le ministre s’y est opposé.

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Voilà qui est trop fort et trop bête ou trop couard ! L’homme, le citoyen quelconque, l’élu de je ne sais où qui est, aujourd’hui, ministre de l’Instruction publique veut-il par hasard nous faire croire qu’on n’a pas fusillé des prêtres et d’autres gens sous la Commune ? C’est comme si on voulait nous insinuer que les Versaillais n’ont pas fusillé des communards et même aussi d’autres gens. De qui a-t-on peur ? De M. Coppée ? — Non. — Des spectateurs ordinaires du Théâtre-Français ? Quel étonnement ! — Non ! — Alors, de qui ? Des communards ? Mais ils ne sont pas encore en masse à la Comédie-Française. Ils n’y feront pas de bruit, soyez tranquilles. De qui donc a-t-on peur ? De qui ? Des communards qui sont au pouvoir, peut-être ?
Peur ! Voilà. On a peur. On a peur de tout le monde, et tout le monde a peur sous ce régime. Croyez-vous qu’ils ont des principes, des croyances, des convictions ou des idées ? Non, ils ont peur. Peur de l’électeur, peur des villes, peur des campagnes, peur des majorités, peur du papier, surtout du papier des votes, et de l’autre, celui des journaux ; peur de l’opinion, cette rouleuse ; peur de ce qu’ils disent, de ce qu’ils font, de ce qu’ils pensent et peur de leur ombre, c’est-à-dire de l’ombre des poltrons.
Quand un ministre craintif a tremblé au jour où M. Zola et M. Busnach allaient faire jouer Germinal sur un théâtre populaire, on a ri et on a protesté, mais on a compris que l’appréhension d’une bagarre pouvait faire hésiter cet illettré inquiet.
Quand le gouvernement, ému pour la réputation de l’armée, poursuit le livre de M. Descaves, nous protestons encore au nom du principe inviolable de la liberté de pensée ; cependant, nous sommes sans étonnement sur les défenseurs violents du prestige militaire.
Mais quand nous apprenons que le préposé à l’instruction nationale interdit de son autorité privée, de son autorité d’incompétent parvenu, la représentation d’une pièce de M. François Coppée reçue à l’unanimité par le comité de la Comédie-Française, nous crions : « C’est trop ridicule, à la fin ; guerre à ces gens-là ! »
Ils prétendent, ces niais, qu’il y a péril pour la République ! Péril pour la République ! Un péril préparé, médité par M. Coppée, ce pétroleur — ou ce jésuite — car le danger peut venir de droite ou de gauche dans cette pièce où l’on parle en même temps de la Commune et de la religion ; un péril favorisé par M. Claretie ; un péril auquel ont concouru sournoisement tous les sociétaires de la Comédie !
Dieu, est-ce bête ! C’est pour l’intelligence française et pour notre réputation de peuple libre et spirituel qu’il y a péril, qu’il y aura grand péril tant que nous serons entraînés à la dérive de leurs paniques par ces outres vides et flottantes des votes populaires.
À force d’être médiocres, ces hommes sont redoutables comme ces épidémies, bénignes au début, qui deviennent invincibles et chroniques ; à force d’amoindrir le pays, de le rapetisser à leurs idées, d’y semer leurs procédés, ils finiront par le détruire ; et si, en matière de gouvernement, l’indifférence pour la forme me paraît être un dogme de sage, pourvu que cette forme soit appliquée au mieux des intérêts matériels et intellectuels du pays, il n’en est point de même pour ceux qui détiennent le pouvoir en des mains maladroites, ignorantes ou trembleuses.
23 décembre 1889