Guy de Maupassant : Dans le désert. Texte publié dans Le Gaulois du 20 septembre 1881. Il sera ensuite repris dans le chapitre Le Zar’ez du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 24 avril 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Dans le désert

PAYSAGES D’AFRIQUE

Il était trois heures du matin quand un spahi vint m’éveiller en frappant fortement à la porte de la pauvre auberge de Boukhari.
Quand j’eus ouvert, l’homme se présenta avec sa veste rouge brodée de noir, son large pantalon plissé, finissant au genou, là où commencent les bottes en cuir cramoisi des cavaliers du désert. C’était un Arabe de taille moyenne. Son nez courbé avait été fendu d’un coup de sabre, et la cicatrice laissait ouverte toute la narine du côté gauche. Il s’appelait Bou-Abdallah. Il me dit :
« Mossieu, ton cheval il est prêt. »
Je demandai :
« Le lieutenant est-il arrivé ? »
Il me répondit :
« Va venir. »
Bientôt, un bruit lointain s’éleva dans la plaine obscure et nue ; puis des ombres et des silhouettes apparurent, passèrent. Je distinguai seulement les trois corps étranges et lents des trois chameaux qui portaient les cantines, nos lits de camp et les quelques objets que nous prenions pour un voyage de vingt jours dans une solitude à peine connue des officiers eux-mêmes.
Puis bientôt, toujours dans la direction du fort de Boghar, retentit le galop rapide d’une troupe de cavaliers ; et les deux jeunes officiers qui s’en allaient en mission parurent avec leur escorte, composée d’un autre spahi et d’un cavalier arabe appelé Dellis, un homme de grande tente, d’une illustre famille indigène.
Je montai immédiatement à cheval, et l’on partit.
La nuit était encore absolue, calme, on pourrait dire immobile. Après avoir remonté quelque temps vers le nord, en suivant la vallée du Chélif, nous tournâmes à droite dans un vallon, juste au moment où le jour naissait.
En ce pays, soir et matin, le crépuscule n’existe presque pas. Presque jamais on ne voit non plus ces belles nuées traînantes, empourprées, découpées, bigarrées et bizarres, saignantes ou enflammées, qui colorent nos horizons du nord au moment où le soleil se lève, ainsi qu’à l’heure où le soleil se couche.
Ici, c’est d’abord une lueur très vague qui augmente, s’étend, envahit tout l’espace en quelques instants. Puis soudain, à la crête d’un mont, ou bien au bord de la plaine infinie, le soleil apparaît tel qu’il va monter au ciel, et sans avoir cet aspect rougeoyant, comme endormi encore, qu’ont ses levers en ces pays brumeux.
Mais ce qu’il y a de plus singulier dans ces aurores du désert, c’est le silence. — Qui ne connaît, chez nous, ce premier cri d’oiseau bien avant le jour, dès les premières pâleurs du ciel ; puis cet autre cri qui répond dans l’arbre voisin ; puis enfin cet incessant charivari de sifflets, de ritournelles répétées, de notes vives, avec le chant lointain et continu des coqs, toute cette rumeur du réveil des bêtes, toute cette gaieté des voix dans les feuilles ?

*

Ici, rien. L’énorme soleil s’élève au-dessus de cette terre qu’il a dévastée, et il semble déjà la regarder en maître, comme pour voir si rien de vivant n’existe plus. Pas un cri de bête, sauf parfois le hennissement d’un cheval ; pas un mouvement de vie, sauf lorsqu’on a campé dans le voisinage d’un puits, le long, lent, et muet défilé des troupeaux qui s’en viennent boire.
Tout de suite la chaleur est brûlante. On met par-dessus le capuchon de flanelle et le casque blanc l’immense médol, chapeau de paille à bords démesurés.
Nous suivions le vallon, lentement. Aussi loin que la vue allait, tout était nu, d’un gris jaune, ardent et superbe. Parfois, au milieu des bas-fonds où croupissait un reste d’eau dans le lit vidé des rivières, quelques joncs verts faisaient une tache crue et toute petite ; parfois, dans un repli de la montagne, deux ou trois arbres indiquaient une source. Nous n’étions point encore dans la contrée assoiffée que nous devions bientôt traverser.
On montait indéfiniment. D’autres petits vallons se jetaient dans le nôtre ; et, à mesure que nous approchions de midi, des horizons se perdaient un peu dans une légère buée de chaleur, dans une fumée de terre rôtie, qui noyait les lointains en des tons à peine bleus, à peine roses, à peine blancs, mais qui avaient cependant un peu de tout cela, et qui semblaient d’une douceur, d’une tendresse, d’un charme infinis, au-delà de l’état aveuglant du paysage immédiat.
Enfin on arriva sur la crête de la montagne, et le caïd Elakhedar-ben-Yahia chez qui nous allions camper apparut, venant vers nous, suivi de quelques cavaliers. C’est un Arabe de sang illustre, le fils du bach’agha Yahia-ben-Aïssa, surnommé le « Bach’agha à la jambe de bois ».
Il nous conduisit au campement préparé auprès d’une source, sous quatre arbres géants, dont l’eau sans cesse baignait le pied, seule verdure qu’on aperçut par tout l’horizon de sommets pierreux et secs, qui s’étendait à perte de vue autour de nous.
On servit tout de suite le déjeuner, auquel le Ramadan interdisait au caïd de prendre part. Mais, afin de veiller à ce que nous ne manquions de rien, il s’assit en face de nous, à côté de son frère El-Haouès-ben-Yahia, caïd des Ouled-Alane-Berchieh. Alors je vis s’approcher un enfant d’une douzaine d’années, un peu grêle, mais d’une grâce fière et charmante, que j’avais déjà remarqué quelques jours auparavant au milieu des Oulad-Naïl dans le café maure de Boukhari.
J’avais été frappé par la finesse et l’éclatante blancheur de vêtements de ce frêle petit Arabe, par son allure noble, et par le respect que chacun semblait lui témoigner ; et, comme je m’étonnais qu’on le laissât ainsi rôder, à cet âge, au milieu des courtisanes, on me répondit : « C’est le plus jeune fils du Bach’agha. Son père l’a envoyé ici pour apprendre la vie et connaître les femmes !!! » Comme nous voici loin de nos mœurs françaises !
L’enfant me reconnut aussi et vint gravement me tendre la main. Puis, comme son âge ne le contraignait pas encore au jeûne, il s’assit avec nous et se mit, de ses petits doigts fins et maigres, à dépecer le mouton rôti. Et je compris que ses grands frères, les deux caïds, qui devaient avoir environ quarante ans, le plaisantaient sur son voyage au Ksar, lui demandant pourquoi il avait l’air si fatigué, d’où lui venait cette cravate de soie qu’il portait au cou, si c’était un cadeau de femme...
Tant il est vrai que la morale change avec les latitudes !
Ce jour-là, l’ombre des arbres nous permit de faire la sieste. Je me réveillai comme le soir tombait, et je gravis un monticule voisin pour avoir l’œil sur tout l’horizon.
Le soleil près de disparaître se teintait de rouge, au milieu d’un ciel orange. Et partout, du nord au midi, de l’est à l’ouest, les files de montagnes dressées sous mes yeux jusqu’aux extrêmes limites du regard étaient roses, d’un rose extravagant comme les plumes des flamants. On eût dit une féerique apothéose d’opéra, d’une surprenante et invraisemblable couleur, quelque chose de factice, de forcé, et contre nature, et de singulièrement admirable cependant.

*

Le lendemain, nous redescendions dans la plaine de l’autre côté de la montagne, une plaine infinie que nous mîmes trois jours à traverser, bien qu’on vît distinctement la chaîne du Djebel-Gada qui la fermait en face de nous.
C’était tantôt une morne étendue de sable, ou plutôt de poussière de terre, tantôt un océan de touffes d’alfa piquées au hasard dans le sol et qui forçaient nos chevaux à ne marcher qu’en zigzag.
Ces plaines d’Afrique sont surprenantes. Elles paraissent nues et plates comme un parquet, et elles sont, au contraire, sans cesse traversées d’ondulations comme une mer après la tempête, qui, de loin, semble toute calme parce que la surface est lisse, mais que remuent de longs soulèvements tranquilles. Les pentes de ces vagues de terre sont insensibles ; jamais on ne perd de vue les montagnes de l’horizon, mais dans l’ondulation parallèle, à deux kilomètres de vous, une armée pourrait se cacher et vous ne la verriez point.
C’est ce qui rendit si difficile la poursuite de Bou-Amama sur les hauts plateaux alfatiers du sud oranais.
Chaque matin, on se remet en marche dès l’aurore à travers ces interminables et mornes étendues ; chaque soir, on aperçoit venir quelques hommes à cheval et drapés de blanc qui vous conduisent vers une tente rapiécée sous laquelle des tapis sont étalés. On mange tous les jours les mêmes choses, on cause un peu, puis l’on dort, ou l’on rêve.
Et si vous saviez comme on est loin, loin du monde, loin de la vie, loin de tout, sous cette petite tente basse qui laisse voir, par ses trous, les étoiles, et, par ses bords relevés, l’immense pays du sable aride !
Elle est monotone, toujours pareille, toujours calcinée et morte, cette terre ; et là, pourtant, on ne désire rien, on ne regrette rien, on n’aspire à rien. Ce paysage calme, ruisselant de lumière et désolé, suffit à l’œil, suffit à la pensée, satisfait les sens et le rêve, parce qu’il est complet, absolu, et qu’on ne pourrait le concevoir autrement. La rare verdure même y choque comme une chose fausse, blessante et dure.
C’est tous les jours, aux mêmes heures, le même spectacle : le feu mangeant un monde ; et sitôt que le soleil s’est couché, la lune, à son tour, se lève sur l’infinie solitude. Mais chaque jour, peu à peu, le désert silencieux vous envahit, vous pénètre la pensée comme la dure lumière vous calcine la peau ; et l’on voudrait devenir nomade à la façon de ces hommes autour de vous qui changent de pays sans jamais changer de patrie, au milieu de ces interminables espaces toujours à peu près semblables.

*

Un jour, après une marche de dix heures dans la poussière brûlante, comme nous venions d’arriver au campement, auprès d’un puits d’eau bourbeuse et saumâtre qui nous parut cependant exquise, le lieutenant L. me secoua soudain, au moment où j’allais m’étendre un peu sous la tente, et me dit, en me montrant l’extrême horizon vers le sud : « Ne voyez-vous rien là-bas ? »
Après avoir regardé, je répondis : « Si, un tout petit nuage gris. » Alors le lieutenant sourit : « Eh bien, asseyez-vous là et continuez à regarder ce nuage. » Surpris, je demandai pourquoi. Mon compagnon reprit : « Si je ne me trompe, c’est un ouragan de sable qui nous arrive. »
Il était environ quatre heures et la chaleur se maintenait encore à quarante-huit degrés sous la tente. L’air semblait dormir sous l’oblique et intolérable flamme du soleil. Aucun souffle, aucun bruit, sauf le mouvement des mâchoires de nos chevaux entravés, qui mangeaient l’orge, et les vagues chuchotements des Arabes qui, cent pas plus loin, préparaient notre repas.
On eût dit cependant qu’il y avait autour de nous une autre chaleur que celle du ciel, plus concentrée, plus suffocante, comme celle qui vous oppresse quand on se trouve dans le voisinage d’un incendie considérable. Ce n’étaient point ces souffles ardents, brusques et répétés, ces caresses de feu qui annoncent et précèdent le sirocco, mais un échauffement mystérieux de tous les atomes de tout ce qui existe.
Je regardais le nuage qui grandissait rapidement, mais à la façon de tous les nuages. Il était maintenant d’un brun sale et montait très haut dans l’espace. Puis il se développa en large, ainsi que nos orages du nord. En vérité, il ne me semblait présenter absolument rien de particulier.
Enfin, il barra tout le sud. Sa base était d’un noir opaque, son sommet cuivré paraissait transparent.
Un grand remuement derrière moi me fit me retourner. Les Arabes avaient fermé notre tente, et ils en chargeaient les bords de lourdes pierres. Chacun courait, appelait, se démenait avec cette allure effarée qu’on voit dans un camp au moment d’une attaque.
Il me sembla soudain que le jour baissait : je levai les yeux vers le soleil. Il était couvert d’un voile jaune, et ne paraissait plus être qu’une tache pâle et ronde s’effaçant rapidement.
Alors, je vis un surprenant spectacle. Tout l’horizon vers le sud avait disparu, et une masse nébuleuse qui montait jusqu’au zénith venait vers nous, mangeant les objets, raccourcissant à chaque seconde les limites de la vue, noyant tout.
Instinctivement je me reculai vers la tente. Il était temps. L’ouragan, comme une muraille jaune et démesurée, nous touchait. Il arrivait, ce mur, avec la rapidité d’un train lancé ; et soudain il nous enveloppa dans un tourbillon furieux de sable et de vent, une tempête de terre impalpable, brûlante, bruissante, aveuglante et suffocante.
Notre tente, maintenue par des pierres énormes, fut secouée comme une voile, mais résista. Celle de nos spahis, moins assujettie, palpita quelques secondes, parcourue par de grands frissons de toile ; puis soudain, arrachée à terre, elle s’envola et disparut aussitôt dans la nuit de poussière mouvante qui nous entourait.
On ne voyait plus rien à dix pas à travers ces ténèbres de sable. On respirait du sable, on buvait du sable, on mangeait du sable. Les yeux étaient remplis, les cheveux en étaient poudrés ; il se glissait par le cou, par les manches, jusque dans nos bottes.
Ce fut ainsi toute la nuit. Une soif ardente nous torturait. Mais l’eau, le lait, le café, tout était rempli de sable qui craquait sous notre dent. Le mouton rôti en était poivré, le couscous semblait fait uniquement de fins graviers roulés, la farine du pain n’était plus que de la pierre pilée menu.
Un gros scorpion vint nous voir. Ce temps, qui plaît à ces bêtes, les fait toutes sortir de leurs trous. Les chiens du douar voisin ne hurlèrent pas ce soir-là.
Puis, au matin, tout était fini ; et le grand tyran meurtrier de l’Afrique, le soleil, se leva, superbe, sur un horizon clair.
20 septembre 1881
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