Guy de Maupassant : Le divorce et le théatre. Texte publié dans Le Figaro du 12 juin 1884.
Mis en ligne le 28 mai 2000.

Le divorce et le théatre

Voici que le divorce entre dans la loi, à la grande joie d’une infinité de ménages ; mais ce qui va être particulièrement intéressant, c’est de le voir entrer dans les mœurs.
Il entre dans la loi, tant mieux. Il était vraiment peu logique que cette loi, qui ne permet pas à un homme de prononcer des vœux religieux, qui ne lui permet point de prendre, vis-à-vis de lui-même, un engagement aussi long que son existence, trouvât au contraire juste et sage et naturel de le lier jusqu’à sa mort à un autre être, de l’ensaquer dans le mariage, de le river au boulet de l’amour à perpétuité et de l’accouplement à vie.
Cette obligation de la fidélité, ordonnée par le maire, dont on tenait compte d’ailleurs autant que de la défense de marcher sur les gazons du Bois de Boulogne, va devenir, sinon plus respectée, du moins plus respectable, par cela même qu’on pourra s’affranchir légalement de cette contrainte, au moyen de quelques voies de fait.
Étant donné que la loi humaine est destinée à contrarier nos instincts, qui constituent la loi naturelle, il est bien juste qu’on laisse, entre les articles coercitifs, entre les textes rédigés pour réprimer nos gaietés, pour contraindre nos penchants, pour modérer nos goûts, pour restreindre nos libertés, quelques échappatoires de compensation ou de consolation. Le divorce sera un des plus appréciés parmi ces articles de consolation.
Chez nous, d’ailleurs, on tombe dans le mariage comme dans un puits sans garde-fou. Il semble équitable qu’on jette au moins dedans une corde à nœuds pour permettre aux imprudents, aux naïfs et aux imbéciles de s’en tirer.
Alors qu’il est si difficile d’assortir deux chevaux pour un attelage, on vous assortit deux êtres à l’aveuglette, au petit bonheur, pour le plus grand malheur de l’un et de l’autre.
Chez les peuples nos voisins, on tolère des épreuves préliminaires, des expériences de caractère et de vie commune au moyen de voyages d’essai, de flirtations et de familiarités limitées qui peuvent être suffisamment révélatrices sans devenir des acomptes. On respire la fleur sans la cueillir.
Chez nous, rien. On se regarde une ou deux fois en présence des parents et des grands-parents. C’est tout juste si on peut s’assurer de la rectitude des yeux et de la taille ; on ne s’apercevrait certes pas d’un défaut de prononciation, car on échange à peine les paroles nécessaires pour se convaincre que la jeune fille n’est pas muette, mais on ne découvrirait point qu’elle est bègue. Quant à toutes les autres accordantes indispensables pour vivre ensemble sous le même édredon, on les néglige.
Et le prêtre et le maire vous déclarent enchaînés l’un à l’autre jusqu’à la mort, jusqu’à la mort désirée de celui qui délivrera son compagnon de misère. Voilà.

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Donc, le divorce a du bon ; et pour beaucoup d’autres raisons encore qui ont été énumérées à satiété depuis que l’honorable M. Naquet est parti en guerre contre le mariage indissoluble, à la façon du chevalier Don Quichotte, le plus noble, le plus généreux et le plus désintéressé des hommes.
Mais il va être tout à fait curieux d’observer quelle sera l’influence de cette ressource sur les mœurs, sur la littérature et sur le théâtre en particulier.
La littérature et les mœurs ont toujours marché de front. À l’époque où on écrivait Manon Lescaut, Thémidore ou Le Sopha, la morale française n’était point la même qu’à l’époque d’Antony. Il suffirait aujourd’hui de lire le roman si remarquable et bien typique d’Alphonse Daudet, Sapho, pour comprendre que nous ne ressemblons guère aux hommes de 1830. Cependant, autrefois comme maintenant, c’est principalement dans l’adultère qu’ont travaillé les écrivains. L’impossibilité de rompre le lien conjugal a fourni à l’imagination rusée des auteurs une foule de situations, de péripéties et de dénouements. L’art dramatique surtout doit une vive reconnaissance aux articles du Code civil qui ligaturaient si bien les époux.
Que va-t-il advenir de la situation nouvelle ? Changera-t-elle l’optique littéraire ?
Mais d’abord il faut qu’elle déplace définitivement le point d’honneur marital.
Avec les unions indissolubles, l’époux trompé, se jugeant déshonoré, se trouvait contraint ou de tuer, moyen odieux, ou de fermer les yeux, complaisance indigne et lâche, ou de pardonner, compromis ridicule peu fait pour rendre facile la vie commune par la suite.
Aujourd’hui, il lui suffira de battre sérieusement sa femme pour créer un cas de divorce, et s’en faire débarrasser par la loi.
Mais les drames de la vie conjugale ainsi simplifiés, il se peut que les auteurs dramatiques se trouvent subitement tout à fait à court de dénouements. Ils seront donc forcés de s’ingénier, d’inventer des combinaisons adroites ou tragiques, de diversifier par des procédés astucieux, de mouvementer cette fin d’acte monotone et plate du divorce prononcé.
Ils trouveront d’ailleurs mille moyens encore inattendus dans la présence et l’intervention des enfants. Et la Justice divine apparaîtra par la voix d’un mioche de dix ans qui maudira son père ou sa mère suivant l’origine des torts.
En somme, le premier résultat du divorce sur les Lettres va être de diminuer considérablement la mortalité dans les livres et sur les planches, car les auteurs pouvant se débarrasser facilement, par un moyen aussi simple, de personnages gênants pour conduire le héros à d’autres aventures, négligeront de plus en plus le vieux procédé tragique du suicide ou de l’assassinat.
Ils auront toujours, d’ailleurs, la grande et éternelle ressource de la jalousie, car Othello n’a rien de commun avec George Dandin.

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À ce point de vue même, le divorce ouvrira un horizon nouveau ; il va éveiller dans les cœurs une jalousie encore ignorée, la jalousie du passé.
Nous apportons dans les affaires du cœur une manière de voir très spéciale, déterminée par la tradition et par le tempérament français.
Quand nous nous décidons à nous marier, après avoir pas mal roulé, suivant l’expression consacrée, nous n’admettons pas que la jeune fille choisie par nous puisse avoir le plus léger soupçon du mystère organique de la vie. Elle doit être tellement ignorante, innocente et naïve, que ces trois qualités ne pourraient se trouver réunies, poussées à ce point, que grâce à une extrême bêtise. Nous tolérons la bêtise de notre fiancée, nous la déclarons même adorable, mais nous nous révoltons absolument au plus léger doute sur son parfait aveuglement.
Nous n’admettons même pas qu’une simple amourette ait traversé son cœur avant notre apparition ; et la pensée qu’un cousin a pu troubler ses rêves, la croyance qu’un autre homme a dû l’épouser, l’aventure chuchotée d’un mariage manqué pour des raisons inconnues, souvent pour des raisons de dot, nous la fait considérer comme défraîchie, comme avariée, comme dépréciée.
Or, si nous ne tolérons pas qu’une jeune fille ait été même effleurée par le désir d’un autre homme, comment consentirions-nous à prendre une femme notoirement entamée par un précédent possesseur en titre ?
Et les veuves, dira-t-on ?
Le cas est différent. Le prédécesseur n’existe plus. Et puis la veuve n’est-elle pas un peu considérée chez nous comme un objet d’occasion. Les veuves épousent en général des veufs, des vieux militaires éclopés, des célibataires goutteux, tous les débris de la race mâle.
Il se peut donc que la femme divorcée perde beaucoup de sa valeur à nos yeux, de sa valeur commerciale.
Enfin, admettons que ce préjugé, assez vif dans les premiers temps, s’efface par la suite, comme tous les préjugés, quelle sera l’attitude du second mari s’il est d’un tempérament jaloux ?
Shakespeare, dans Othello, n’a pas dit toute la jalousie. Elle est tantôt sourde et tantôt brutale ; tantôt elle attaque le cœur d’un choc impétueux, tantôt elle se glisse, elle rampe, elle ronge, elle a des ruses, des perfidies, des dessous.
Comme il souffre, l’homme jaloux ! celui que la jalousie travaille incessamment, comme un mal secret, un mal honteux et dévorant.
Dans le mariage tel qu’il existe, la jalousie peut prendre deux formes.
Tantôt l’homme, le possesseur légal, n’est jaloux que du fait, de l’adultère possible, ou même des attentions physiques des hommes, de leur galanterie, de leurs compliments, de leurs regards, de leurs intentions apparentes.
Mais tantôt il est jaloux de l’âme même de sa femme, et celui-là endure un supplice abominable.
Sa femme, il la guette sans cesse, inquiet de tout, de ses gestes, de ses paroles, de ses regards.
Oh ! ne pas savoir ! Aimer et suspecter toujours ! Être le maître de par la loi, le maître violent de ce corps, et ne jamais savoir quelle pensée se cache derrière ces yeux clairs !
Il la serre dans ses bras, il ne la tient jamais. Sait-il où est son désir, où va son caprice ?
La voilà, si près de lui, si loin peut-être ? Elle sourit ! À qui ? à lui ou à un rêve, à un autre qu’il ne connaît pas, qu’il ne voit point, qu’elle appelle de toute sa tendresse, à qui elle se donne sous les baisers conjugaux ?
Oh ! misère ! ne jamais pouvoir pénétrer dans cet esprit, tenir, sentir, serrer cette chair et jamais cette âme ! Songer que sa bouche peut mentir, que son abandon peut mentir, que ses caresses peuvent mentir, qu’il n’aura jamais autre chose que l’illusion physique et vaine de la possession ; et qu’elle peut, avec sa grâce séduisante, le tromper tant qu’il lui plaît dans le secret impénétrable de son cœur !
Que lui importe même la chasteté du corps ; ce qu’il veut, c’est le consentement ravi de son désir ! L’a-t-il eu jamais ? L’aura-t-il jamais ?
Il connaît cette torture atroce du soupçon incessant qui harcèle, s’évanouit une seconde, revient plus vif, qui cherche des preuves, tend des pièges, et toujours, toujours, épie la pensée, la seule pensée. Il a sans cesse cette odieuse sensation d’être trompé, non par le fait, mais par l’âme.
C’est au torturé de cette nature que le divorce réserve d’indicibles angoisses. Que fera-t-il, cet homme, s’il a pris pour compagne intime de tous les instants une femme qu’un autre a déjà possédée ?
Un amant a le droit de se dire : « Cette femme est bien à moi, puisqu’elle s’est donnée librement, bravant tous les risques et tous les enseignements de la morale. »
Mais le mari, celui qu’on a choisi peut-être pour des raisons pratiques, pour un nom, pour sa fortune, pour d’autres motifs encore, par fatigue, par dépit, a le droit aussi de toujours douter que sa femme lui appartienne dans le secret de son cœur.
Or, si cette femme a déjà appartenu à un autre, quelle forme prendra la jalousie chez lui, et comment naîtra-t-elle ?
C’est ici que l’art dramatique découvrira une Californie de situations nullement soupçonnées jusqu’à ce jour. Nous en pouvons, à première vue, noter plusieurs, les unes comiques, les autres tragiques.
Les deux nouveaux mariés sont tranquillement assis au coin du feu, ils parlent de la pluie et du beau temps. Elle dit : « Duhamel, mon premier mari, avait un cor qui le tracassait beaucoup les soirs d’orage. »
Le nouvel époux devient sombre, un premier frisson le parcourt, ce cor le fait rêver à d’autres choses, etc.
Une femme rusée et méchante pourra sans cesse établir tout haut des comparaisons morales ou physiques tout à fait désobligeantes pour le second époux. Ce moyen scénique sera certainement souvent employé.
Certains maris seront obsédés par le souvenir du premier et ne cesseront de questionner leur femme, jour et nuit, sur ce qu’il faisait, sur ce qu’il disait, sur ce qu’il pensait, sur toute sa manière d’agir et de se comporter dans toutes les situations de la vie. Ils finiront même par l’appeler de son petit nom tout court : « Qu’est-ce qu’Octave aurait fait à ma place en cette circonstance ? »
Il y aura encore là, assurément, un gros élément de comique.
Un grand nombre d’effets pourront être tirés de cette situation. Un mari, jaloux rétrospectivement, est torturé par la crainte que son prédécesseur n’ait été trompé par leur femme.
L’autre était bête, il le sait ; ridicule, il le sait ; brutal, il le sait ; sournois, il le sait ; certes, cela n’aurait pas été volé ; cependant il a une peur horrible que cet accident n’ait eu lieu, et il emploie toutes ses ruses à le découvrir.
Elle a, en parlant de l’autre, un petit ton méprisant et gai, tout à fait réjouissant, tout à fait favorable au successeur, mais aussi un peu inquiétant. Car enfin... si cela était arrivé... quelles garanties aurait-il, lui, le nouveau, pour la suite ?
Et puis, il veut bien épouser une femme qui a eu un mari, mais pas une femme qui a eu un amant !
Alors, à force d’astuce, à force de la questionner, de se moquer lui-même du n° 1, de le blaguer, de répéter : « Comme ce serait drôle si tu l’avais trompé, comme ce serait drôle ; c’est ça qui m’amuserait à savoir. En voilà un qui le méritait, hein, quelle brute ? ».
Il finit par la faire avouer. Elle laisse comprendre. Elle sourit d’une telle façon, qu’il devine.
Alors, tout à coup, mordu au cœur, exaspéré, il commence à la traiter de misérable, de gueuse, de fille, puis, vengeant l’autre, il la gifle, la bat, l’assomme et finit par l’abandonner, ne pouvant vivre avec cette idée qu’elle a trompé son prédécesseur.
Que de complications amusantes aussi avec l’introduction, dans le nouveau ménage, de tous les amis du premier ménage, avec les inquiétudes de l’époux n° 2 devant ces visages qu’il ne connaît pas, qu’il suspecte ? Que de points d’interrogation et de doutes dans son esprit !
La scène à faire se passerait entre les deux maris. Le dernier occupant ne parvient point à découvrir tous les mystères du cœur de sa femme. Il reste devant elle comme devant un coffre à secret. Alors il se décide à aller demander quelques renseignements intimes et pratiques au premier, qui le renseigne avec la plus large complaisance et lui donne une multitude de détails précis, certains, terribles.
Grand dialogue plein de mouvements.
Et puis, que de piqûres morales à la pensée de la première intimité, au soupçon de choses mystérieuses que le second n’ose pas deviner.
Et puis, qu’arriverait-il si elle rencontrait par hasard le premier ? Quel regard échangeraient-ils ? Qui sait, la femme oublie si vite ! Elle est si capricieuse !
Enfin, sous mille faces nouvelles, cette nouvelle situation pourra être envisagée. Il est probable que l’Ambigu y perdra, que le Gymnase n’y gagnera rien, mais que le Palais-Royal y fera fortune.
12 juin 1884