Guy de Maupassant : Le duel. Texte publié dans Gil Blas du 8 décembre 1881, sous la signature de Maufrigneuse.
Mis en ligne le 6 mai 2000.

Le duel

« Au lieu de regarder un homme comme viril en proportion des attributs moraux véritablement humains qu’il possède, on mesure sa virilité sur un attribut que possèdent à un bien plus haut degré des animaux dont le nom est pour nous un terme de mépris. »

Le philosophe à qui je prends cette citation parle du courage.
Il dit aussi : « Le “diable de Tasmanie” mérite la plus profonde admiration ; il combat jusqu’au dernier souffle, et son dernier soupir est un grognement ; notre bull-dog aussi est admirable, bien qu’à un moindre degré. »
Les duellistes de nos jours ne poussent pas, il est vrai, l’acharnement à la lutte aussi loin que le « diable de Tasmanie », qui, « par sa structure et son intelligence et placé bien plus bas dans l’échelle animale que nos lions et nos bull-dogs ». Or n’ayant jamais vu un gentilhomme « friand de la lame » expirer sur le terrain, je ne puis dire si son dernier soupir correspond à celui du « diable de Tasmanie ».
Et voici encore une phrase du penseur anglais : « En prenant le sujet au point de vue le plus élevé, nous pouvons affirmer que l’homme ne peut commencer à sortir de la plus profonde barbarie que lorsque le devoir sacré de la vengeance du sang, qui constitue la religion du sauvage, commence à être moins sacré. »
Diable ! il me semble que nous sommes en ce moment jusqu’au cou dans la plus profonde barbarie ; et le bois du Vésinet est une région infiniment plus sauvage que le centre de l’Afrique ou le bord des Amazones !
Car elle sévit d’une effroyable façon, la vengeance du sang (pardon, des gouttes de sang) qui constitue la religion des nègres et des Indiens. Et vraiment on ne sait quand prendra fin cette grotesque habitude d’aller se faire des piqûres à la main dans les environs de Paris, avec des baguettes d’acier pointues qu’on agite éperdument au bout du bras, tandis que, la face pâle, les yeux agrandis, les lèvres pincées, on fait involontairement à son adversaire d’épouvantables grimaces.
Cependant le grand philosophe que j’ai cité prend peut-être la chose d’un peu haut. Au lieu du mot « barbarie », le mot « niaiserie » serait peut-être suffisant ; car, en somme, ce qui sévit aujourd’hui, c’est la « niaiserie du point d’honneur ».

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Au temps où les hommes bardés de fer, hérissés d’armes, ne connaissaient d’autre loi que celle de la force, ce combat singulier était logique et nécessaire. Plus tard, il devint une élégance. L’épée alors faisait partie du costume ; et du moment qu’on la portait sans cesse à son côté, il était bien naturel de la tirer quelquefois. Or, cet usage même de porter ouvertement des armes dans la rue est assez caractéristique ; l’élégance du duel alors ne l’est pas moins. La vieille coutume sauvage de la lutte corps à corps ne pouvant être déracinée encore, et devenant inutile, se faisait précieuse pour n’être point odieuse. À mesure que le duel apparaissait aux hommes intelligents et sérieux comme une chose stupide et méprisable, les hommes galants et écervelés en faisaient de plus en plus une chose coquette et mondaine. C’était alors l’époque des adorables folies, de la raison bafouée, le dernier quart d’heure des gentilshommes.
Aujourd’hui, la loi seule porte une épée. Les chevaliers de noble race sont remplacés par ceux d’industries ; l’élégance est trépassée ; la galanterie n’existe plus. Il y a des sergents de ville dans les rues ; le port des armes est prohibé ; les tribunaux accueillent toutes les plaintes. Et voilà qu’on se bat plus que jamais. Pourquoi ?
Pourquoi ? Pour le point d’honneur, monsieur. Jadis on connaissait l’honneur. Aujourd’hui, il est enterré sous la Bourse ; on ne connaît plus que l’argent. La fréquence des duels tient beaucoup à cela.
Le duel est la sauvegarde des suspects. Les douteux, les véreux, les compromis, essayent par là de se refaire une virginité d’occasion. Aussi n’est-on plus difficile aujourd’hui sur les antécédents d’un adversaire.
L’honneur ! oh ! pauvre vieux mot d’autrefois, quel pitre on a fait de toi !
Comme on te blanchit, comme on te lave, comme on te répare, comme on te retape, comme on te déclare satisfait après les rencontres à main armée de Robert Macaire et de Bertrand !
Eh bien ! malgré toutes ces réparations d’honneur, tous ces honneurs lavés, sauvés et satisfaits au dire des témoins compétents, il ne s’en porte pas mieux, l’Honneur ! Mais ne parlons point des absents.

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Le peuple anglais est un grand peuple, un vrai peuple, d’aplomb dans la vie, bien debout dans la réalité ; un peuple de gentlemen, de commerçants irréprochables, un peuple sain, fort et honorable. Il est de plus aujourd’hui un peuple de philosophes ; les plus hauts penseurs du siècle sont chez lui ; il est un peuple de progrès et un peuple de travailleurs.
Mais le gentilhomme anglais ne se bat pas. Je veux dire qu’il ne se bat pas en duel et qu’il tient ce genre d’exercice en grand mépris, jugeant la vie humaine respectable, utile au pays. Il est vrai que la vie humaine ne court pas grands risques dans les rencontres dont nous parlent chaque jour les journaux.
L’Anglais comprend autrement le courage. Il n’admet que le courage utile, soit à la patrie, soit à ses concitoyens. Il possède éminemment l’esprit pratique.
Chez nous, il existe une sorte de courant d’esprit fou, querelleur, léger, tourbillonnant, vide et sonore, qui circule de la Madeleine à la Bastille et qu’on pourrait appeler l’Esprit des boulevards. Il se répand de là par toute la France. Il est à la raison et au véritable esprit ce que le phylloxera est à la vigne.
Or, le boulevardier fait loi. Un bon mot lui tient lieu de logique, la raillerie chez lui remplace ordinairement la compréhension, selon l’expression de Balzac ; il adore le dieu chic, conserve religieusement les préjugés, blague invariablement ce qu’il ignore, et son ignorance n’a d’égale que l’assurance de ses jugements. Le boulevardier respecte le duel, déclare qu’il fait partie de l’héritage national, se pose en champion du point d’honneur. On ne saurait croire comme le point d’honneur est chatouilleux dans certain monde !
Dans ce « certain monde » on n’entend parler que d’assauts, de provocations, de témoins échangés, de rencontres passées ou prochaines. Je me demande quelquefois avec inquiétude combien de « cadavres » ces gens doivent avoir dans leur existence pour qu’on en déterre si fréquemment derrière eux. Car enfin on ne se bat pas pour rien. Si l’on se bat, c’est qu’on a été insulté, et quand on est insulté, c’est, la moitié du temps, parce qu’on l’a mérité. Un homme irréprochable ne va pas souvent sur le pré, comme on dit.
J’excepte, bien entendu, les hommes qui ont un tempérament batailleur. La nature les a faits ainsi. Nous ne pouvons rien contre elle.
Reste à savoir si les gens doués d’un tempérament batailleur sont doués aussi des qualités qui font les hommes supérieurs. Cela est douteux. Ceux qu’on appelle les fines lames sont quelquefois de fins esprits, rarement ou jamais de grands esprits.
La raison en est bien simple. Quand un homme passe son existence dans le travail, il ne peut pas la passer en même temps dans les salles d’armes. Quand un homme porte en son cœur une éternelle préoccupation de science ou d’art, il ne s’inquiète guère des histoires de femme, de bourse, de vanité, ou de politique personnelle, qui amènent chaque jour le transpercement d’un bras nouveau.

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Il est encore un genre de duel devant lequel je m’incline, c’est le duel industriel ; le duel pour la réclame ; le duel entre journalistes.
Quand le tirage d’un journal commence à baisser, un des rédacteurs se dévoue et, dans un article virulent, insulte un confrère quelconque. L’autre réplique. Le public s’arrête comme devant une baraque de bateleurs. Et un duel a lieu, dont on parle dans les salons.
Ce procédé a cela d’excellent qu’il rendra de plus en plus inutile l’emploi de rédacteurs écrivant le français. Il suffira d’être fort aux armes. M. Veuillot, qui se servait mieux de sa plume que beaucoup d’autres, agissait tout autrement, il est vrai. Que voulez-vous ? tout le monde n’a pas assez d’esprit pour laisser au visage de ses adversaires des traces ineffaçables d’ironie, car les blessures d’une épée se cicatrisent plus vite que celles d’une plume. Si on n’a pas l’Esprit qui tue, on se contente du bras. N’importe ! quand deux hommes nourrissent la prétention, peu légitime il est vrai, d’appartenir à la profession de Voltaire et de Beaumarchais, quand ils ont aux mains l’arme toute-puissante, l’arme féroce qui abat les ministres, détrône les rois, déracine les monarchies, crève les superstitions, il est infiniment drôle de voir ces spadassins de la phrase s’injurier comme des portefaix, jeter leur encrier, et dégainer des flamberges à la façon des soudards sans orthographe.
Vraiment l’insulte entre journalistes est un moyen trop facile de se passer de talent !

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Qu’on n’aille point conclure de là que je méprise l’escrime, art subtil et charmant, auquel je ne reconnais qu’un tort, celui de manger bien des heures tous les jours, des heures perdues pour l’esprit.
L’escrime a encore un autre point faible : celui d’établir une disproportion de chances entre le bretteur désœuvré qui cherche querelle à tout propos, et l’honnête homme à qui le temps manque pour s’exercer aux armes, et qui se trouve à sa première affaire insulté et embroché sans savoir pourquoi ni comment.
Si l’escrime n’était qu’un exercice comme l’équitation, le trapèze ou la natation, il serait sans rival, car il demande de la force, de la grâce, une patiente étude, une infinie souplesse et autant de rapidité dans la pensée que dans la main.
Quant à moi, malgré le séduisant plaidoyer de mon confrère le baron de Vaux en faveur de l’art qu’il adore, et malgré l’intérêt de cette galerie écrite : Les Hommes d’Épée, dont on a déjà parlé ici, je tiens pour des exercices plus pratiques : la savate et la natation. Et comme il reste toujours en nous du sauvage, du vieil esprit féroce de nos pères, un besoin de lutte, de force déployée et d’ivresse du corps aux heures de danger, je ne connais point de joie plus véhémente que de se battre avec la vague qui roule, hurle, vous étreint, vous rejette et vous reprend. Et je ne sais point de triomphe plus délicieux qu’après avoir bravé cette bête furieuse à la crinière d’écume, la mer.
Et si vous avez du courage à revendre, il y a par les rues assez de chevaux emportés, de chiens enragés, de malfaiteurs embusqués, d’incendies où meurent des femmes et des enfants ; assez de gens tombent dans la Seine, pour vous donner des occasions fréquentes d’exercer votre bravoure.
Un duel en sauvetage en vaudrait bien un autre ; mais on s’y risquerait un peu plus.
Maufrigneuse
8 décembre 1881