Guy de Maupassant : L’Etna. Texte publié dans Gil Blas du 14 juillet 1885. Il sera ensuite repris dans le chapitre La Sicile du recueil La vie errante.
Mis en ligne le 26 avril 2020.

L’Etna

Pour bien comprendre les dimensions de l’Etna, il faut le voir, la première fois, de la pleine mer, en allant de Naples à Messine.
La veille, en quittant Naples, on est resté longtemps à regarder le lourd panache de vapeur qui flotte au sommet du Vésuve ; puis on a passé la nuit dans la cabine du bateau, du bateau italien, malpropre et rouleur. On monte sur le pont au lever du jour. Alors à travers la brume du matin vous apercevez d’abord, sur la droite, assez loin encore devant vous, une montagne ronde et haute, dont la tête fume et dont le pied s’enfonce dans la mer, le Stromboli. Ce n’est rien qu’un cône énorme qui sort de l’eau. Sur ses flancs on distingue quelques maisons accrochées comme des coquilles marines au dos d’un rocher. On passe à côté de cette île étrange, de cette cheminée venue du fond des flots, et on découvre toutes les Lipari. La dernière aussi jette au ciel cette épaisse fumée blanche du soufre qui brûle. C’est encore un volcan, celle-là, un petit volcan noyé, dont la tête seule a pu se hausser au-dessus des vagues, le Volcano, qu’une étroite langue de terre unit au Volcanello.
Mais dans le brouillard du jour levant on croit voir, au milieu du ciel, quelque chose de blanc ; et à mesure que les brumes se dissipent on l’aperçoit, monstrueux et lourd, accroupi sur la Sicile, l’écrasant de son poids formidable, l’Etna couvert de neige, au-dessus de toutes les montagnes de l’île.
Elles ont l’air de naines, ces grandes montagnes au-dessous de lui ; et lui-même il semble bas, tant il est large, énorme et pesant.
À gauche se montrent les rives montueuses de la Calabre, et le détroit de Messine s’ouvre comme l’embouchure d’un fleuve. On y pénètre pour entrer bientôt dans le port.
La ville n’a rien d’intéressant. On prend, dès le jour même, le chemin de fer pour Catane. Il suit une côte admirable, contourne des golfes bizarres que peuplent, au fond des baies, au bord des sables, de petits villages blancs. Voici Taormine, où nous reviendrons, car on y voit le plus admirable théâtre grec de toute la Sicile, dans un paysage d’une invraisemblable beauté.
De temps en temps, entre deux monts on aperçoit l’Etna, coiffé d’un nuage qui sort lentement du cratère et demeure immobile, sur la tête du volcan.
Mais on s’étonne tout à coup de la couleur du sol et on voit que le train court sur un rivage de lave.
Le monstre est loin pourtant, à trente ou quarante kilomètres peut-être. On comprend alors combien il est énorme. De sa gueule noire et démesurée il a vomi, de temps en temps, un flot brûlant de bitume qui, coulant sur ses pentes douces ou rapides, comblant des vallées, ensevelissant des villages, noyant des hommes comme un fleuve, est venu s’éteindre dans la mer en la refoulant devant lui. Ils ont fait des falaises, des montagnes, des ravins, ces flots lents, pâteux et rouges, et, devenus sombres en se durcissant, ils ont étendu tout autour de l’immense volcan un pays noir et bizarre, crevassé, bosselé, tortueux, invraisemblable, dessiné par le hasard des éruptions et la fantaisie effrayante des laves chaudes.
Quelquefois l’Etna demeure tranquille pendant des siècles, soufflant seulement dans le ciel la fumée pesante de son cratère. Alors, sous les pluies et sous le soleil, les laves des anciennes coulées se pulvérisent, deviennent une sorte de cendre, de terre sablonneuse et noire où poussent des oliviers, des orangers, des citronniers, des grenadiers, des vignes, des récoltes.
Rien de plus vert, de plus joli, de plus charmant que Aci-Reale, au milieu d’un bois d’orangers et d’oliviers. Puis, parfois, à travers les arbres, on aperçoit de nouveau un large flot noir, qui a résisté au temps, qui a gardé les formes de tous les bouillonnements, des contours extraordinaires, des apparences de bêtes enlacées, de membres tordus. On dirait le Jugement dernier de Michel-Ange après la carbonisation des torturés.
Voici Catane, une vaste et belle ville construite entièrement sur la lave. Des fenêtres du Grand-Hôtel nous découvrons toute la cime de l’Etna.
Avant d’y monter, écrivons en quelques lignes son histoire.
Les anciens en faisaient l’atelier de Vulcain. Pindare décrit l’éruption de 476, mais Homère ne le mentionne pas comme volcan. Il avait cependant forcé déjà, avant l’époque historique, les Sicanes à fuir loin de lui. On connaît environ quatre-vingts éruptions.
Les plus violentes furent celles de 396, 126 et 122 avant J.-C., puis celles de 1169, 1329, 1537, et surtout celle de 1669, qui chassa de leurs habitations plus de 27 000 personnes et en fit périr un grand nombre. C’est alors que sortirent brusquement de terre deux hautes montagnes, les monts Rossi.
En 1693, une éruption, accompagnée d’un terrible tremblement de terre, détruisit quarante villes environ et ensevelit sous les décombres près de 100 000 personnes. En 1755, une autre éruption causa de nouveau d’épouvantables ravages. Celles de 1792, 1843, 1852, 1865, 1874, 1879 et 1882 furent également violentes et meurtrières. Tantôt les laves s’élancent du grand cratère ; tantôt elles s’ouvrent des issues de cinquante à soixante mètres de large sur les flancs de la montagne et s’échappent de ces crevasses en coulant vers la plaine.
Le 26 mai 1879, la lave, sortie d’abord du cratère de 1874, a jailli bientôt d’un nouveau cône de 170 mètres de haut, soulevé, sous leur effort, à une altitude de 2 450 mètres environ. Elle est descendue rapidement, traversant la route de Linguaglossa à Rondazzo et s’est arrêtée près de la rivière d’Alcantara. La superficie de cette coulée est de 22 860 hectares, bien que l’éruption n’ait pas duré plus de dix jours.
Pendant ce temps, le cratère du sommet lançait seulement des vapeurs épaisses, du sable et des cendres.

*

Grâce à l’excessive complaisance de M. Ragusa, membre du Club Alpin, et propriétaire du Grand-Hôtel, nous avons fait avec une extrême facilité l’ascension de ce volcan, ascension un peu fatigante, mais nullement périlleuse.
Une voiture nous conduisit d’abord à Nicolosi, à travers des champs et des jardins pleins d’arbres poussés dans la lave pulvérisée. De temps en temps on traverse d’énormes coulées que coupe l’entaille de la route et partout le sol est noir. Après trois heures de marche et de montée douce on arrive au dernier village au pied de l’Etna, Nicolosi, situé déjà à 700 mètres d’altitude et à 14 kilomètres de Catane.
Là on laisse la voiture pour prendre des guides, des mulets, des couvertures, des bas et des gants de laine, et on repart.
Il est quatre heures de l’après-midi. L’ardent soleil des pays orientaux tombe sur cette terre étrange, la chauffe et la brûle.
Les bêtes vont lentement, d’un pas accablé dans la poussière qui s’élève autour d’elles comme un nuage. La dernière, qui porte les paquets et les provisions, s’arrête à tout instant, semble désolée par la nécessité de refaire encore une fois ce voyage inutile et pénible.
Autour de nous maintenant ce sont des vignes, des vignes plantées dans la lave, les unes jeunes, les autres vieilles. Puis voici une lande, une lande de lave couverte de genêts fleuris, une lande d’or ; puis nous traversons l’énorme coulée de 1882 ; et nous demeurons effarés devant ce fleuve immense, noir et immobile, devant ce fleuve bouillonnant et pétrifié, venu de là-haut, du sommet qui fume, si loin, si loin, à vingt kilomètres environ. Il a suivi des vallées, contourné des pics, traversé des plaines, ce fleuve ; et le voici maintenant près de nous, arrêté soudain dans sa marche quand sa source de feu s’est tarie.
Nous montons, laissant à notre gauche les monts Rossi, et découvrant sans cesse d’autres monts, innombrables, appelés par les guides les fils de l’Etna, poussés autour du monstre qui porte ainsi un collier de volcans. Ils sont trois cent cinquante environ, ces noirs enfants de l’aïeul, et beaucoup d’entre eux atteignent la taille du Vésuve.
Maintenant nous traversons un maigre bois poussé toujours dans la lave, et soudain le vent s’élève. C’est d’abord un souffle brusque et violent que suit un moment de calme, puis une rafale furieuse, à peine interrompue, qui soulève et emporte un flot épais de poussière.
Nous nous arrêtons derrière une muraille de lave pour attendre, et nous demeurons là jusqu’à la nuit. Il faut enfin repartir, bien que la tempête continue.
Et peu à peu le froid nous prend, ce froid pénétrant des montagnes qui gèle le sang et paralyse les membres. Il semble caché, embusqué dans le vent ; il pique les yeux et mord la peau de sa morsure glacée. Nous allons, enveloppés dans nos couvertures, tout blancs comme des Arabes, des gants aux mains, la tête encapuchonnée, laissant marcher nos mulets qui se suivent et trébuchent dans le sentier raboteux et obscur.
Voici enfin la Casa del Bosco, sorte de hutte habitée par cinq ou six bûcherons. Le guide déclare qu’il est impossible d’aller plus loin par cet ouragan, et nous demandons l’hospitalité pour la nuit. Les hommes se relèvent, allument du feu et nous cèdent deux maigres paillasses étendues sur deux planches, deux paillasses qui semblent ne contenir que des puces. Toute la cabane frissonne et tremble sous les secousses de la tempête, et l’air passe avec furie par les tuiles disjointes du toit.
Nous ne verrons pas le lever du soleil sur le sommet de la montagne.
Après quelques heures de repos sans sommeil, nous repartons. Le jour est venu et le vent se calme.
Autour de nous s’étend maintenant un pays noir et vallonné, montant lentement vers la région des neiges qui brillent, aveuglantes, au pied du dernier cône haut de trois cents mètres.
Bien que le soleil s’élève au milieu d’un ciel tout bleu, le froid, le cruel froid des grands sommets, nous engourdit les doigts et nous brûle la peau. Nos mulets, l’un derrière l’autre, suivent lentement le sentier tortueux qui contourne toutes les fantaisies de la lave.
Voici la première plaine de neige. On l’évite par un crochet. Mais une autre la suit bientôt, qu’il faut traverser en ligne droite. Les bêtes hésitent, la tâtent du pied, puis s’avancent avec précaution. Soudain j’ai la sensation brusque de m’engloutir dans le sol. Les deux jambes de devant de mon mulet, crevant la croûte glacée qui les porte, ont pénétré jusqu’au poitrail. La bête se débat, affolée, se relève, enfonce de nouveau des quatre pieds, se relève encore, pour retomber toujours.
Les autres en font autant. Nous devons sauter à terre, les calmer, les aider, les traîner. À tout instant elles plongent ainsi jusqu’au ventre dans cette mousse blanche et froide où nos pieds aussi pénètrent parfois jusqu’aux genoux. Puis, entre ces passages de neige qui comblent les vallons, nous retrouvons la lave, de grandes plaines de lave pareilles à des champs immenses de velours noir, brillant sous le soleil avec autant d’éclat que la neige elle-même. C’est la région déserte, la région morte, qui semble en deuil, toute blanche et toute noire, aveuglante, horrible et superbe, inoubliable.
Après quatre heures de marche et d’efforts, nous atteignons la Casa Inglese, petite maison de pierre, entourée de glace, presque ensevelie sous la glace au pied du dernier cône qui se dresse derrière, énorme et tout droit, couronné de fumée.
C’est ici qu’on passe ordinairement la nuit sur la paille pour aller voir se lever le soleil au bord du cratère. Nous y laissons les mulets et nous commençons à gravir ce mur effrayant de cendre durcie qui cède sous le pied, où l’on ne peut s’accrocher, se retenir à rien, où l’on redescend un pas sur trois. On va, soufflant, haletant, enfonçant dans le sol mou le bâton ferré, s’arrêtant à tout moment. On doit alors piquer entre ses jambes ce bâton pour ne point glisser et redescendre, car la pente est si rapide qu’on n’y peut même tenir assis.
Il faut une heure environ pour gravir ces trois cents mètres. Depuis quelque temps déjà des vapeurs de soufre nous prennent à la gorge. Nous avons aperçu, tantôt sur la droite, tantôt sur la gauche, de grands jets de fumée sortant par des fissures du sol ; nous avons posé nos mains sur de grosses pierres brûlantes. Enfin nous atteignons une étroite plate-forme. Devant nous une nuée épaisse s’élève lentement comme un rideau blanc qui monte, qui sort de terre. Nous avançons encore quelques pas, le nez et la bouche enveloppés, pour n’être point suffoqués par le soufre ; et soudain, devant nos pieds, s’ouvre un prodigieux, un effroyable abîme qui mesure environ cinq kilomètres de circonférence. On distingue à peine à travers les vapeurs suffocantes, l’autre bord de ce trou monstrueux, large de quinze cents mètres, et dont la muraille toute droite s’enfonce vers le mystérieux et terrible pays de feu.
La bête est calme. Elle dort au fond, tout au fond. Seule la lourde fumée s’échappe de la prodigieuse cheminée, haute de 3 312 mètres.
Autour de nous, c’est plus étrange encore. Toute la Sicile est cachée par des brumes qui s’arrêtent au bord des côtes, voilant seulement la terre, de sorte que nous sommes en plein ciel, au milieu des mers, au-dessus des nuages, si haut, si haut, que la Méditerranée, s’étendant partout à perte de vue, a l’air d’être encore du ciel bleu. L’azur nous enveloppe donc de tous les côtés. Nous sommes debout sur un mont surprenant sorti des nuages et noyé dans le ciel, qui s’étend sur nos têtes, sous nos pieds, partout.
Mais peu à peu les nuées répandues sur l’île s’élèvent autour de nous, enfermant bientôt l’immense volcan au milieu d’un cercle de nuages, d’un gouffre de nuages. Nous sommes maintenant, à notre tour, au fond d’un cratère tout blanc d’où l’on n’aperçoit plus que le firmament bleu, là-haut, en regardant en l’air.
En d’autres jours, le spectacle est tout différent, paraît-il.
On attend le lever du soleil qui apparaît derrière les côtes de la Calabre. Elles jettent au loin leur ombre sur la mer jusqu’au pied de l’Etna, dont la silhouette sombre et démesurée couvre la Sicile entière de son immense triangle, qui s’efface à mesure que l’astre s’élève. On découvre alors un panorama ayant plus de quatre cents kilomètres de diamètre et treize cents de circonférence, avec l’Italie au nord et les îles Lipari, dont les deux volcans semblent saluer leur père, puis, tout au sud, Malte, à peine visible. Dans les ports de la Sicile, les navires ont l’air d’insectes sur la mer.
Alexandre Dumas père a fait de ce spectacle une description très heureuse et très enthousiaste. Il s’écrie, en la terminant : « Jamais je n’avais vu Dieu de si près et, par conséquent, si grand. » C’est le seul point où il soit possible de contester l’exactitude de sa narration colorée et puissante, cette manière de mesurer les dimensions de Dieu n’étant pas à la portée de tous les esprits.
Nous redescendons, autant sur le dos que sur les pieds, le cône rapide du cratère, et nous entrons bientôt dans l’épaisse ceinture de nuages qui enveloppe la cime du mont. Après une heure de marche à travers les brumes, nous l’avons enfin franchie et nous découvrons sous nos pieds l’île dentelée et verte, avec ses golfes, ses caps, ses villes, et la grande mer toute bleue qui l’enferme.
14 juillet 1885