Guy de Maupassant : À qui la faute ? Texte publié dans Le Gaulois du 25 janvier 1882.
Mis en ligne le 6 mai 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

À qui la faute ?

Relisons l’admirable farce de Rabelais : « Soubdain je ne sçay comment, le cas feut subit, je n’eu le loisir le consydérer, Panurge, sans autre chose dire, jette en pleine mer son mouton criant et bellant. Tous les autres moutons, crians et bellans en pareille intonation, commencèrent soy jecter et saulter en mer après, à la file. La foulle estait à qui saulterait après leur compagnon. Possible n’estait les en guarder. Comme vous savez estre du mouton le naturel tous jours suivre le premier, quelque part qu’il aille ».
On pourrait toujours dire, en cette dernière phrase : « Comme vous savez être du Français le naturel, etc. »
Voici en effet des choses bien étonnantes qui font en ce moment grand bruit.
Un innombrable troupeau de moutons à deux pieds, qu’on appelle les hommes d’affaires, vient de disparaître dans le flot de la spéculation. Tous sont noyés. Le berger (qu’il soit Bontoux ou Dindenault) a bien essayé de les retenir ; peine perdue ! ils l’ont entraîné dedans le lac. Et rien n’est plus.
C’est à la France seule qu’il appartient de jouer ces prodigieuses comédies.
L’affaire présente est particulièrement instructive. Au nom d’une religion dont le « tout-Paris spéculant » se soucie assurément moins « qu’un poisson d’une pomme » — pour emprunter l’image inexacte du grand poète, — on a commencé une soi-disant guerre aux juifs sur une valeur nouvelle portant un drapeau de ralliement.
Au moyen d’agissements habiles, cette valeur a gravi des sommets fantastiques. Alors tous les porteurs de titres ont été invraisemblablement millionnaires ; ils ont racheté d’autres titres encore, dans la naïve croyance que ces petits morceaux de papier colorié continueraient à représenter un fabuleux numéraire. Et soudain, je ne sais pourquoi, le petit papier a perdu tout son prix. Et tout le monde a été ruiné, même ceux qui n’avaient rien. — Voilà.
J’avoue qu’il y a dans ces mots : affaires de Bourse, spéculation, un mystère impénétrable pour mon esprit. Quand on achète des actions de chemins de fer ou de la Rente, c’est simple comme bonjour. La prospérité de l’entreprise ou celle des affaires publiques règlent les bénéfices. Rien de moins compliqué.
Mais on devient fou quand on veut se représenter comment une entreprise inconnue, qui demande l’argent du public pour des spéculations inavouées, dissimulées derrière un prétexte honnête, une entreprise qui représente un capital connu et limité, des bénéfices problématiques et des dangers de perte incontestables, peut, dans un coup de folie des agioteurs, atteindre à des taux fabuleux.
Les opérations sont fictives, les bénéfices sont fictifs, la valeur est fictive, c’est une simple convention ; tout est fictif, et le premier venu se trouve fictivement riche à milliards, pour se trouver très réellement sans le sou quelques jours après.
Or, la débâcle des temps derniers était prévue, annoncée depuis des mois ; on la voyait ; on la sentait venir ; elle était inévitable comme l’hiver après l’été. Cela n’a point empêché tout le monde d’y être pris. — Moutons de Panurge !
Mais où la farce devient inénarrablement drôle, c’est à la question de payement. Les enrichis d’hier, qui sont les ruinés d’aujourd’hui, n’étant millionnaires que fictivement, c’est-à-dire grâce au petit papier qui valait tant et ne vaut plus rien, se trouvent aussi fictivement ruinés ; c’est-à-dire qu’ils ne peuvent pas payer. Quel tableau de féerie : Le Royaume du Fictif ! On y verrait l’ombre d’un actionnaire de l’ombre de la Timbale verser l’ombre d’un milliard à l’ombre d’un banquier israélite.
Et nous entendrons bientôt des conversations comme celle-ci : « Je viens de gagner quarante millions à la Bourse ; prêtez-moi donc quarante sous pour aller dîner. » Ou bien ceci : « Oh ! mon cher, quel désastre ; je viens de perdre en deux heures huit cents millions. » Et l’ami confident s’effondrera, sans réfléchir que, du moment qu’on ne paye pas, il est absolument indifférent de perdre huit cents millions ou deux cents francs.
Ce que je ne comprends pas du tout, par exemple, c’est le résultat de cette débâcle pour la prospérité générale. Car on a employé ces grands mots. Or voici des milliards perdus ; ou bien ils sont en d’autres poches : alors que nous importe ? Ou bien ils étaient fictifs : alors pourquoi ces cris ?
Et que dire de cette invocation au gouvernement que les spéculateurs lyonnais appellent « papa » en s’asseyant sur ses genoux :
— Papa, paye mes dettes. Ne le ferai plus : te promets, te jure, paye mes dettes, serai bien sage.
En quoi la folie de ces gens regarde-t-elle le gouvernement ? Ils sont ruinés, tant pis pour eux ! il en viendra d’autres à leur place.

*

Ô moutons de Dindenault ! Nous l’avons toujours été et le serons toujours. Jadis, quand un fou quelconque, que les sergents de ville aujourd’hui empoigneraient, s’en venait prêcher une croisade, toute la France partait en guerre contre l’infidèle, comme sont partis en guerre les actionnaires de M. Bontoux.
À peine en route, ils avaient regret, assurément ; mais, chez nous, quand un mouton a sauté, tous sautent. Puis, plus tard, les braves croisés revenaient éreintés, crevants, battus, aussi penauds que le sont aujourd’hui les actionnaires de M. Bontoux. La guerre aux infidèles, décidément, ne nous porte pas bonheur.
Pauvre M. Bontoux ! C’est le seul à plaindre dans l’affaire. Il avait lancé son ballon la Timbale, et, monté dans la nacelle, il faisait devant la foule sa petite ascension captive. Mais voilà que la foule se met à crier : « Plus haut ! encore plus haut ! toujours plus haut ! » Il ne veut pas, il proteste, essaye de calmer les spectateurs. Mais, bast ! ils lâchent tout, coupent les cordes ; et le ballon s’envole aux nuages, crève, retombe, écrasant tout le monde et jetant sur le pavé l’aéronaute les reins cassés. Alors quels cris, quelle fureur ! « C’est la faute à Bontoux ! — crapule ! — canaille ! — misérable ! »
En France, c’est toujours la faute à quelqu’un.
C’est aussi la faute à M. Lebaudy : à preuve qu’il a trahi un meilleur ami. L’ami proteste que c’est faux. Qu’importe ? C’est la faute à Lebaudy ! Gredin va ! Et tous les niais qui se sont laissé ruiner montrent le poing au financier plus malin qu’eux.
Autrefois, en d’autres circonstances, ce fut la faute à Capet. Aussi on a guillotiné Capet, et la femme Capet, et fait mourir le petit Capet.
Et pour changer, on a crié : « Vive Napoléon ! »
Et, vous rappelez-vous la guerre, la triste guerre de 1870 ?
Était-ce assez la faute aux généraux ? Et la faute aux espions ? En a-t-on assez fusillé, de ces espions sans le savoir. Tant pis pour eux, c’était leur faute !
Attendez un peu. Vous allez voir maintenant comme ça va être la faute à M. Gambetta ! Tout, vous dis-je, tout sera de sa faute. Les députés veulent une chose aujourd’hui, une autre demain. C’est la faute à Gambetta. Ils ne sont d’accord sur rien. C’est la faute à Gambetta ; jamais la faute aux députés, car : « vous savez être du mouton le naturel, toujours suivre le premier, quelque part qu’il aille. »
Et dire qu’à chaque bêtise nouvelle nous continuerons à trouver le coupable, sans jamais convenir simplement que c’est la faute à tout le monde.
25 janvier 1882