Guy de Maupassant : Une fête arabe. Texte publié dans L’Écho de Paris des 7 et 13 avril 1891.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Une fête arabe

LA ROUTE

Le Duc de Bragance, un des transatlantiques du dernier type à grande vitesse qui font le service entre Marseille et Alger, glissait sur une mer sans rides, sous une lune claire que des nuages déchiquetés et festonnés voilaient et découvraient, déroulant une fantasmagorie d’effets lumineux et sombres dans l’infini pays des astres.
On appelle transatlantique du dernier type à grande vitesse un bateau mince et long, qui, par cela même qu’il est très rapide, secoue ses voyageurs d’une inimaginable façon dès que s’élève la moindre houle, les asphyxie, quand la mer est forte, dans ses flancs étroits chauffés comme une étuve par les chaudières, et offre aux voyageurs de première classe une salle à manger sur l’avant, admirablement exposée au tangage pour faciliter sans doute les économies de cuisine de la Compagnie. Ces économies, d’ailleurs, elle les pratique avec beaucoup d’adresse, car je n’ai jamais été plus mal nourri, même dans les trains de luxe, que sur ce bateau, et le pain qu’on vous y présente serait refusé par des mendiants.
Mais la mer est belle, tout unie, et, entre les nuages, tombe dessus une cendre de lumière lunaire éclatante et triste. Ces traînées d’argent sur l’eau s’effacent puis recommencent. Elles sont délicieuses, mystérieuses et mélancoliques. Quelque chose y manque pour moi, non pour mes yeux qui sont charmés, mais pour mon âme qui voudrait là quelque apparition surnaturelle. Laquelle ? Une seule, hélas impossible, disparue avec la Foi, celle de celui qui marchait sur les flots.
Je me mis à rêver à la terre que j’allais revoir et qui a mis en moi des désirs de retour dont je ne me croyais point capable. Les grands horizons nus, pierreux et jaunes où apparaît au loin, presque invisible, la tache blanche d’un Arabe qui pousse devant lui la forme plus haute, brune et bossue, d’un chameau, flottaient dans ma pensée, aveuglants de soleil. Je sentais déjà ma chair pénétrée et brûlée par ce souverain féroce qui règne sur l’Afrique, du haut du ciel, et j’avais envie d’être arrivé dans le port de la blanche Alger, afin d’en repartir pour les bords du désert.
Une dépêche m’attendait à l’hôtel, venue d’un fonctionnaire français, à qui j’avais été adressé et annoncé. Saharien fervent, administrateur de Boghari, il me faisait savoir qu’une fête arabe annuelle, d’une nature toute spéciale, allait avoir lieu près de Bou-Guezoul, sur la route de Laghouat, quelques jours plus tard.
Je me mis en route le lendemain pour refaire ce voyage si beau, que Fromentin a raconté, en coloriste incomparable. Un landau, le seul existant à Blida, paraît-il, nous attendait à la gare de La Chiffa. L’Atlas, immense barrière de montagnes, limitant vers le sud la plaine de la Mitidja et soutenant, sur ses reins de rochers soulevés, les hauts plateaux qui conduisent au désert, laisse voir de loin l’entaille gigantesque de La Chiffa, couloir tortueux et boisé par où passe la route de Médéah, de Boghari et de Laghouat. Nous partons au train lent et ininterrompu de trois chevaux infatigables, qui graviront puis descendront, pendant plusieurs jours successifs, d’interminables montées, du même trottinement régulier qu’ils garderont aux descentes. Sur le dos du cocher, vêtu d’un veston de drap gris, une telle nuée de mouches s’installe et s’immobilise, qu’on dirait un enduit de grains volants collés sur lui.
Au moindre mouvement de nos ombrelles blanches, cette colonie ailée et vagabonde d’insectes noirs se dissipe dans l’air en une seconde avec la rapidité d’une disparition, puis elle revient aussi vite s’installer au grand soleil, sur le gros dos pacifique du gros homme qu’elle a choisi. Et elle nous suivra, sur ce dos de cocher, toujours plus nombreuse, d’étape en étape, d’auberge en auberge, l’innombrable foule aérienne et légère de petites bêtes tournoyantes qui vont ainsi n’importe où, avec n’importe qui, vers le désert ou vers la mer, au hasard des voitures qui passent.
Quand notre attelage eut gravi la longue vallée profonde de La Chiffa, nous arrivâmes dans les plaines cultivées qui forment le territoire de Médéah. Je n’avais pas vu cette contrée depuis huit ans, et mon étonnement fut grand de traverser, avant comme après la ville, un superbe pays vignoble. Médéah, vulgaire sous-préfecture de colonie, sans quartier original, sans caractère, sans grâce aucune, insinue par les yeux, dans le cœur et jusque dans la chair, toute la tristesse monotone, toute la mélancolie profonde que doit prendre la vie des exilés qui font du vin sur cette terre lointaine.
Ils s’enrichissent d’ailleurs, et les vendanges que nous voyons partout nous montrent l’admirable fertilité de ce terrain qui semble suer, comme des gouttes de sang, toutes ces grappes de raisin luisant et noir, dont est garni chaque pied de vigne.
L’étonnante grosseur des grains et leur rougeur teintant de taches de meurtre les bras et les mains des vendangeurs font songer, dans ce décor de l’Atlas qui emplit l’horizon de sommets énormes, au beau sonnet de Louis Bouilhet :
Le Sang des Géants
Quand les géants tordus sous la foudre qui gronde
Eurent enfin payé leurs complots hasardeux,
La terre but le sang qui stagnait autour deux
Comme un linceul de pourpre étalé sur le monde.

On dit que, prise alors, d’une pitié profonde,
Elle cria « Vengeance ! » et, pour punir les Dieux,
Fit du sable fumant sortir le cep joyeux
D’où l’orgueil indompté coule à flots comme une onde.

De là cette colère et ces fougueux transports
Dès que l’homme ici-bas goûte à ce sang des morts
Qui garde jusqu’à nous sa rancune éternelle.

Ô vigne, ton audace a gonflé nos poumons
Et sous ton noir ferment de haine originelle
Bout encor le désir d escalader les monts.
Et les grands hommes maigres, arabes, moricauds et marocains à la peau brûlée par le soleil, aux membres empourprés par cette moisson de vins, circulent, la tête chargée de paniers qui portent des ivresses futures.
Nous avons passé la nuit à Médéah et nous en sommes repartis à trois heures de l’après-midi pour éviter le trop grand soleil et arriver à Boghari vers quatre ou cinq heures du matin, la distance étant de soixante-seize kilomètres.
La route gravit des montagnes aux plans démesurés ; la végétation disparaît ou plutôt ne se révèle plus que par petites plaques vertes sur les immenses ondulations de terre rousse, crevassée, pierreuse, soulevées en vagues gigantesques vers les cimes éloignées dont le soleil à son déclin colore les pentes des reflets du soir.
C’est un des plus vastes, des plus larges, des plus désolés paysages de cette contrée aux aspects changeants, féerie ininterrompue de lumières tombées du ciel sur des solitudes.
Le soir de chez nous, c’est bien le soir, l’approche de la nuit, l’entrée de l’ombre ; mais le soir, en Afrique, devient souvent une fantastique aurore, aurore éblouissante et courte de lueurs roses qui se traînent et se promènent sur les lointains, dorées et changeantes, transformées sans cesse, passant en quelques minutes par tous les tons imaginables des roses. Puis elles s’éteignent peu à peu sur les crêtes, et finissent par s’effacer sous un voile gris léger, bleuâtre, qui enveloppe la terre entière, doux comme un adieu charmant du jour.
L’obscurité se fit ; nous roulons toujours, nous roulons indéfiniment à travers des montagnes et des vallées où on entrevoit des bois de pins noyés dans les ombres d’une nuit claire et sans lune.
Le jour allait paraître quand les trois chevaux qui nous traînaient de leur petit trot toujours égal s’arrêtèrent devant ce qu’on appelle l’auberge de Boghari. Avec des airs peu engageants le patron, maire du pays, nous reçut et nous fit pénétrer dans le plus nauséabond taudis à qui on ait jamais donné le nom d’auberge. Rien ne peut être fermé, ni portes, ni fenêtres, dans cette bicoque ou toutes les puanteurs algériennes semblent emmagasinées.
La saleté doit être en effet un des traits caractéristiques de l’Algérie. Les rues d’Alger même sont des cloaques de pourritures et quand on s’aventure dans la ville arabe, il faut être doué d’un cœur introublable pour résister à l’infection de toutes les immondices qui se décomposent et glissent sous vos pieds. J’ajoute que la ville européenne n’est qu’insensiblement mieux tenue.
Chacun de nous se barricade dans sa case avec des meubles roulés devant ces issues que le vent ou quelque animal domestique ouvrirait à son gré, et l’on attend l’aurore en dormant si l’on peut. Mais cet étrange pays est si bizarre, si caractérisé et si beau, qu’au soleil levé on oublie tout.
C’est une grande vallée nue et jaune que dominent à droite le fort de Boghar sur une hauteur de neuf cent soixante-dix mètres, et à gauche dans un pli du sol pierreux et roux, le ksar (village arabe) de Boghari, accroupi avec ses maisons basses, plein de marchands mozabites et de filles publiques dites Ouled Naïl, couvertes d’oripeaux brillants ; car c’est en ce lieu que les Arabes nomades viennent s’approvisionner et se livrer au plaisir.
En regardant vers le Sud, on aperçoit, à quelques centaines de mètres de la sortie du hameau des colons bâti dans le fond de la vallée, un étrange petit mont rocheux, blanc et rouge, hérissé de pierres, qui semble la sentinelle debout à l’entrée du Sahara, car nous sommes au bord du désert.

Je me contente de citer quelques lignes de Fromentin qui décrit en maître styliste ce surprenant coin de terre : « Cette vallée ou plutôt cette plaine inégale et caillouteuse, coupée de monticules et ravinée par le Chéliff, est à coup sûr un des pays les plus surprenants qu’on puisse voir. Je n’en connais pas de plus singulièrement construit, de plus fortement caractérisé, et, même après Boghari, c’est un spectacle à ne jamais oublier. Imaginez un pays tout de terre et de pierres vives, battu par des vents arides et brûlé jusqu’aux entrailles, une terre marneuse, polie comme de la terre à poterie, presque luisante à l’œil, tant elle est nue, et qui semble, tant elle est sèche, avoir subi l’action du feu ; sans la moindre trace de culture, sans une herbe, sans un chardon ; des collines horizontales qu’on dirait aplaties avec la main ou découpées par une fantaisie étrange en dentelures aiguës formant crochet, comme des cornes tranchantes ou des fers de faux ; au centre d’étroites vallées, aussi propres, aussi nues qu’une aire à battre le grain ; quelquefois un morne bizarre, encore plus désolé si c’est possible, avec un bloc informe posé sans adhérence au sommet comme un aérolithe tombé là sur un amas de silex en fusion ; et tout cela d’un bout à l’autre, aussi loin que la vue peut s’étendre, ni rouge ni tout à fait jaune, ni bistré, mais exactement couleur peau de lion...

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« D’ailleurs, ni l’été ni l’hiver, ni le soleil ni les rosées, ni les pluies qui font verdir le sol sablonneux et salé du désert lui-même, ne peuvent rien sur une terre pareille. Toutes les saisons lui sont inutiles et de chacune d’elles elle ne reçoit que des châtiments... »

Cette description de Fromentin est admirable.
Ayant grimpé sur le petit mont à la sortie du pays, je vis bien exactement la terre décrite par le peintre-écrivain, mais elle était par miracle trempée d’eau, car le grand cyclone qui venait de passer sur le nord de l’Afrique avait versé sur Boghari ses plus terribles trombes. Huit jours de soleil n’avaient pas suffi à la sécher, on voyait par places, au loin, de petits lacs luisants comme des plaques de verre, et il me sembla que toute cette vallée rousse semblait frottée d’une teinte verdâtre, imperceptible, inexprimable.
Je n’y fis qu’une vague attention ; et je descendis vers le Chéliff. Ah ! Madame Deshoulières, comme j’ai pensé à vous !
Je récitais tout en marchant :
Dans ces prés fleuris
Qu’arrose la Seine,
Cherchez qui vous mène,
Mes chères brebis.
Au milieu de ce pays dévoré par le soleil se déroule, brisée sans cesse par les détours et les crochets que le courant y a creusés, une immense ornière d’argile aux berges droites et profondes dans lesquelles coule un fleuve de boue. Voilà le Chéliff, le grand fleuve de l’Algérie, et voilà l’eau potable des Arabes. Goûtons-la, car nous la retrouverons partout dans les oasis. On dirait qu’on boit de la terre brûlée, râpée et fondue dedans. On mange de l’Afrique quand on boit cette eau, et on garde longtemps dans la bouche une saveur de sable et d’argile.
Ô fleuves d’Europe, fleuves de pêcheurs à la ligne, rivières à fleurs, à saules, à joncs et à nénuphars, cours d’eau gentils de poètes et d’amoureux, je songe à vous, mais je ne vous regrette pas aujourd’hui. Voici que sur la grande côte de Boghar apparaissent des chameaux chargés, conduits par des Arabes qui vont lentement, las de fatigue. Plus loin, par-derrière, voici des bourricots, une troupe de moutons ; et ces paquets de loques d’où sortent deux pieds nus, je devine que ce sont les femmes.
Le premier groupe de chameaux et d’hommes arrive au pont, le traverse, s’arrête ; puis, par un étroit sentier qui descend la haute berge escarpée du fleuve, un chameau passe, suivi d’un autre, puis de tous, et ils s’alignent dans la boue, un peu plus sombres que le sol, presque de la couleur des rochers roux de la montagne.
Pendant qu’ils boivent, leur long cou tombe vers l’eau où trempe leur bouche aux grosses lèvres, et on voit enfler leurs ventres sous leurs bosses chargées de choses diverses, car ils s’approvisionnent de liquide comme des barriques souples qui se gonfleraient.
Les hommes accroupis plus loin font leurs ablutions, boivent aussi et emplissent d’eau pour la route leurs outres en peaux de bouc, affreuses bedaines mortes, aux membres tronqués. Puis tout remonte et se remet en marche.
Seul, un Arabe reste en arrière avec un chameau qu’il agenouille, puis, sur le sol, à côté de l’animal impatient et grognant, il étend deux petites couvertures, tissées en poils de ces bêtes, s’assied et attend aussi.
La seconde bande des voyageurs arrive plus lentement, les femmes portant les enfants sur leurs reins, harassées, traînant les jambes, les pieds nus sur les pierres. Seuls les bourricots semblent alertes, petites bêtes infatigables, aux allures plaisantes, au grand œil charmant. Tout cela s’arrête, va boire, et reprend l’interminable chemin.
On aperçoit maintenant, là-bas, l’avant-garde, la troupe des premiers chameaux égrenés sur la route de Laghouat.
Voici des traînards, encore des enfants à pied, mous d’éreintement, ne marchant plus qu’à peine.
Alors, l’homme qui attendait auprès de son chameau, se lève, et comme un des petits Arabes s’approche de lui, il le fait boire au trou de sa peau de bouc, puis, le prenant par le milieu du corps, il le couche sur une des couvertures, le roule dedans comme un mince paquet de chair inerte, puis le pose, l’attache et le sangle sur le dos du chameau qui grogne toujours.
Une femme apparaît, un autre enfant la suit, péniblement. Elle rejoint l’homme qui lui dit quelques mots rapides, un ordre sans doute ; puis il désaltère à son tour le second gamin, le prend, le couche, l’enveloppe et le case à côté du premier.
Le petit se laisse manier comme son frère, sans résistance, accoutumé à cet empaquetage, muet et docile dans les mains du père qui relève ensuite la bête à coups de pied et la met en marche en la poussant.
Et l’on ne se douterait guère, si l’on n’avait pas vu cela, que cette bosse de chameau emporte et balance, de son tranquille mouvement de vague, dans ces deux morceaux de toile rousse, deux petits êtres humains.
La femme s’est assise ; elle se repose et regarde partir sa famille. Elle a le visage nu, ce qui n’est pas surprenant chez les nomades pauvres, et même elle me parle en me voyant l’examiner. Cela est rare, très rare. Je tire de ma poche une pièce d’argent et je la lui donne ; sa joie est immense. Elle la manifeste par des rires, des mouvements de mains et des paroles expressives que je ne comprends pas, d’ailleurs. Puis elle se lève et s’en va, en se retournant encore pour me faire des gestes de reconnaissance. Et moi, je suis des yeux cette sauvage aux pommettes saillantes, et là-bas, sur la route conduisant au désert, les nomades qui s’en vont débandés. Ce n’est pas une tribu, mais un groupement de quelques familles assemblées pour chercher, selon les saisons, de quoi nourrir les bêtes et les gens.
Horde errante, étrange, sans cesse en quête de pâturages, ignorant la maison, notre domicile bâti sur la terre, elle porte ses demeures de toile sur les bosses de ses chameaux, les plante au soir, les enlève au matin, les déplaçant ainsi du nord au sud au gré des étés et des hivers, de la pluie qui fait pousser l’herbe, et du soleil qui la brûle.
Ils me font pitié, ils me font peine, ils me font plaisir aussi à voir, ces primitifs buveurs d’eau du Chéliff. Je ne vous regrette pas, aujourd’hui, fleuves d’Europe, fleuves de pêcheurs à la ligne, rivières à fleurs, à saules, à joncs et à nénuphars, cours d’eau gentils de poètes et d’amoureux.
La nuit suivante fut encore passée dans l’auberge de Boghari à entendre hurler les chiens sous les fenêtres. Au soleil levant j’étais debout, et je voulus revoir le Chéliff avant de partir pour la fête de Bou-Guezoul.
Ô stupeur, la plaine est verte. Une petite herbe minuscule et fine, à peine soupçonnable hier, faite d’aiguilles de gazon innombrablement pressées, a tant germé, pendant la nuit, sur toute cette campagne sèche et rouge, qu’elle l’a vêtue d’une mince toison de prairie, car elle a plutôt l’air, cette herbe, d’une espèce de poil de la terre que d’une végétation véritable.


LA FÊTE

C’est un vrai jour de l’été africain ; tout Boghari descend du ksar pour se rendre à Bou-Guezoul ; et les Ouled Naïl, couvertes de leurs bijoux, chamarrées d’étoffes éclatantes, petites pour la plupart, avec des têtes gentilles et douces, quand elles sont jeunes, horribles quand elles sont vieilles, se mêlent aux femmes des Arabes vêtues de blanc et voilées, et aux grands hommes drapés dans leurs burnous. Tout cela s’en va par groupes, en des voitures empruntées ou louées, inimaginables véhicules du désert, ou bien sur des chevaux aux jambes fines, sur des mulets, sur des bourricots trottinants.
Le long de la route on en aperçoit de tous côtés, sur la droite ou sur la gauche, se dirigeant vers le même point. Des troupes de cavaliers dessinent par places les fiers profils des Arabes à cheval. Ce sont des caïds entourés de leurs hommes. Le sol n’est plus couvert de la petite herbe de Boghari, et nous suivons une espèce de val, dont un horizon démesuré forme les bords et dont le vaste espace est coupassé, dans tous les sens, par des montelets de rochers aux pointes rouges dressées sur le ciel comme des dents.
Puis nous quittons la grand-route et tournons à droite pour suivre une ondulation qui nous conduit vers une hauteur, lointaine encore. Mais voilà qu’au sommet d’un de ces petits soulèvements qui ressemblent à des vagues et empêchent cette contrée d’être jamais unie, nous apercevons un goum qui accourt vers nous ventre à terre en jouant avec des cannes ou des cravaches, avec les longs fusils, au bout d’un bras levé.
Comme il arrive droit à nous, chargeant à fond de train, la troupe se divise, en nous enveloppant ; et les armes tonnent à nos oreilles ; les coups nous partent dans la figure, tandis que les cavaliers aux burnous blancs, aux burnous rouges, aux burnous bleus nous frôlent au galop furieux de leurs chevaux.
C’est un honneur qu’on nous rend, le commencement de la fantasia qui va durer jusqu’au soir.
Un affluent du Chéliff se présente à franchir. Des mulets et deux chameaux en grande tenue saharienne nous attendent pour ce passage, qui n’a pas trois mètres de large. Devant ce déploiement de pompe, on s’émerveille d’abord de l’hospitalité arabe, tandis que mon serviteur murmure derrière moi, avec son sourire goguenard : « Une planche là-dessus aurait été plus commode que cette ménagerie. » C’était si vrai que je me mis à rire.
Le fait lui donna raison.
Le premier chameau, portant deux dames, passa fort bien. Il balançait les voyageuses emprisonnées dans une hutte en tapis d’Orient, édifiée sur sa bosse, tandis qu’au-dessus de ce monumental animal, oscillait, comme un mât de navire dans la tempête, une immense perche honorifique faite de roseaux liés ensemble et qu’on appelle le bassour. Puis la bête continua sa route vers la kouba de Sidi Mohammed Bel-Kassem qu’on apercevait sur la hauteur prochaine.
La traversée du second chameau qui portait les suivantes des dames ne fut pas également heureuse. La bête fit un faux mouvement, et les Arabes affirment que ses passagères se mirent à crier. Alors le chameau, saisi de peur, lâché par ses conducteurs, détala avec de telles secousses que la tente aérienne finit par culbuter sur son flanc. Il en sortait des clameurs perçantes et des jambes levées au ciel.
À mesure que nous avancions sur la longue pente montant vers le marabout, un extraordinaire spectacle se déroulait à nos yeux. À perte de vue sur la gauche, le mirage apparaît ; une vision de marais et de roseaux dedans. Puis autour du mamelon couvert d’indigènes, auquel nous arrivions, dans la plaine étendue en cercle, dix-huit ou vingt tribus arabes étaient campées. Les tentes brunes, basses, presque rampantes, vrais champignons du sable, laissaient voir un peu seulement leur sommet pointu, et leurs arêtes inclinées et déjà, au-dessus de ces villages errants piqués là pour un jour, s’élevaient des fumées droites, de fines colonnes grises, dans l’air, transparente annonce des festins de couscous.
À travers ces campements, les chameaux rôdaient par groupes, profilant sur la terre nue leurs silhouettes invraisemblables, et devant nous la fête arabe faisait sonner son bruit sauvage de fusillade ininterrompue, de tambourins et de flûtes perçantes.
L’administrateur civil, M. Arnaud, et son adjoint, M. Chambige, qui nous ont invités et reçus, nous conduisent au milieu de la foule vers la tente préparée pour eux et pour nous. Elle a appartenu au sultan du Maroc et appartient maintenant à un caïd voisin qui l’a prêtée pour cette réjouissance. L’intérieur en est orné de décorations orientales en drap rouge. Entourée d’un peuple d’hommes en burnous, de femmes voilées et de courtisanes, elle nous sert d’abri contre le soleil dont la brûlure devient cuisante. Elle est ouverte au sud et au nord. D’un côté là-bas, vers le désert, c’est le paysage admirable de cette plaine éclatante de lumière, où les tribus sont reposées ; de l’autre, sur une lente montée de sol rouge vers une crête voisine hérissée de rocs, ce sont des centaines de cavaliers qui vont et viennent, au pas, au trot, au galop, le fusil à la main ou pendu sur la cuisse, une armée arabe en délire. Ils s’éloignent et vont se grouper là-bas, à mille mètres environ des tentes, car la nôtre n’est pas seule ; et la fantasia recommence pour nous.
Voici quatre pelotons de cinq ou six hommes chacun qui se détachent de la masse blanche. Un peu éloignés d’abord les uns des autres, les cinq ou les six cavaliers de chaque troupe, lancés sur nous au grand galop, s’unissaient tout à coup, comme s’ils se collaient ensemble, pour former une sorte de tourbillon opaque d’hommes aux burnous de toutes nuances voltigeant autour d’eux et de chevaux dont les jambes deviennent presque invisibles dans leur vertigineux mouvement. Au-dessus de ces trombes qui laissent derrière elles des nuages de poussière, les fusils s’agitent, voltigent, lancés en l’air et rattrapés au vol par les mains de ces acrobates centaures.
Ils approchent, stupéfiants de vitesse ; ils grandissent, ils sont sur nous sans ralentir leur élan fantastique. Les armes partent, la poudre coiffe les coureurs de panaches blancs qui se déroulent et s’allongent sur leurs têtes. La foule indigène répond par des clameurs et des applaudissements, tandis que les femmes arabes poussent ces cris suraigus et vibrants dont toujours et partout elles expriment leurs émotions de gaieté, de douleur ou de pieuse exaltation.
Les cavaliers chargent toujours. Il sont à vingt mètres de nous. La masse des spectateurs recule, car des accidents arrivent quelquefois. Une petite émotion émeut une seconde notre tente où sont quelques invités et les femmes des fonctionnaires de Boghari, car il semble que ces fous emportés vont passer à travers nous comme des balles. Mais voilà qu’en un instant ils s’arrêtent brusquement, avec des secousses, des bondissements, des pirouettes sur place, un tas de mouvements brisés, jolis, imprévus, frémissants, de cavaliers de boîte à joujoux dont on arrête la mécanique.
Puis quand ils se furent séparés et éloignés au milieu des acclamations, on en aperçut deux seulement qui arrivaient à leur tour, deux poseurs équestres, préparant leur effet derrière le rideau des premiers. Ce ne sont plus des chevaux qui galopent, ce sont des animaux de légende, tant ils vont vite, tant ils sont légers et inimaginablement gracieux avec ces manteaux qui flottent et palpitent comme des drapeaux sur le dos de leurs maîtres.
D’autres, là-bas, se sont mis en route et accourent à leur tour. Il y en a six groupes, inégalement espacés. Derrière eux d’autres partent encore, et pendant une heure au moins, nous subissons les charges frénétiques, les fusillades ininterrompues qui nous claquent dans les oreilles, et la menace parfois réelle de l’invasion sous la tente. Les Arabes alors au service de l’administrateur se jettent à la tête des bêtes qui se cabrent en les soulevant.
Rien de plus charmant au monde, de plus original et de plus souple à voir que ce jeu inimaginable, ce défilé vertigineux de coups de fusil éclatant au galop fou des chevaux, quand on y assiste pour la première fois. Mais lorsqu’on le connaît déjà, il devient à la fin monotone, car aucune fantaisie nouvelle n’y est jamais introduite.
Voilà qu’il s’interrompt soudain ; et tous les cavaliers reviennent au pas. Pourquoi ?
El Hadji Ahmed, caïd des Zenakhra qui nous reçoivent, tribu sage, agricole et pacifique, se charge de l’apprendre à l’administrateur civil. On n’a plus de poudre. C’est le gouvernement qui l’offre pour cette fête. Elle est empaquetée et emmagasinée dans la tente voisine sous la garde de spahis, sans quoi la provision serait déjà pillée.
La poudre excite le désir des Arabes comme les diamants, les perles et les pierres précieuses, celui des femmes coquettes. Pour eux, c’est le bruit et la fumée grisants, la chasse et la guerre.
On annonce la distribution que l’administrateur adjoint va commencer, et des centaines d’hommes à cheval, pirouettant et cabriolant, entourent cette tente comme un trésor. Les spahis sont sur leur garde, le fusil d’ordonnance au dos et la matraque à la main, car il va falloir frapper, peut-être ; oui, on frappera. La poudre est trop tentante pour qu’on ne se jette pas dessus, quand on la voit à sa portée.
Pendant quelques minutes le partage des boîtes eut lieu au milieu d’une bousculade et d’un tumulte affreux de mouvements et de cris gutturaux. Puis une poussée se fit du dehors jetant les Arabes dans la tente, et ils se ruèrent sur les boîtes.
Les caïds et leur escorte se précipitèrent pour empêcher le pillage. Les spahis tapaient à coups de bâton sur les bras, sur les mains, sur les têtes des envahisseurs, qui furent enfin repoussés. Et malgré des clameurs violentes on cessa de donner la poudre. Mais ils en avaient obtenu déjà beaucoup, et la fantasia reprit.
Les fonctionnaires officiels nous racontent avec complaisance et sérénité que l’indigène n’a aucun moyen de se procurer cette poudre.
Directement, non, mais indirectement, oui. L’israélite électeur et citoyen français, qui peut acheter ouvertement et revendre en cachette, est le pourvoyeur naturel et discret de l’Arabe.
Libre de s’approvisionner dans les villes de toute la poudre de chasse qu’il désire, comment n’en vendrait-il pas, le plus possible, à son voisin l’Arabe, avec un bon bénéfice, la marchandise étant prohibée ?
Sous notre tente on apporte le déjeuner, déjeuner indigène bien entendu. Comme les coups de fusil nous étourdissent, et comme les caïds, un surtout, le caïd Ali, qui porte sur un burnous noir la croix d’honneur, nous engagent à aller voir le reste de la fête pendant les apprêts du repas, nous voici mêlés à la foule arabe, ballottés par la cohue, dévisagés par les yeux noirs, les yeux perçants et cernés de khôl des femmes voilées dont les bandeaux, cachant le front, les joues, le nez, la bouche et le menton, avivent le regard aigu dans le bâillement du linge blanc.
Des musiques étranges et bondissantes résonnent de tous les côtés. Nous approchons d’un attroupement que le caïd entrouvre pour nous donner passage. Ce sont des femmes qui dansent, des Ouled Naïl. Elles sautent suivant le rythme sauvage, monotone et affolant de la danse sacrée des Aïssaoua. Depuis une heure, deux heures peut-être, en plein soleil, les yeux hagards, la salive aux lèvres, les vêtements presque arrachés du corps, laissant sortir entre les bandes d’étoffes les seins noirs et flasques agités de secousses, les cheveux répandus sur les épaules, noirs, mêlés, huileux, cinq femmes, deux jeunes et trois vieilles, font des sauts, des bonds et des flexions de jambes avec des gestes épileptiques. Dieu, leur Dieu Allah, le seul Dieu, s’amuse à les regarder sans doute, du haut de son paradis, car c’est pour lui qu’elles dansent ainsi.
Peut-être un peu pour nous. Quand elles nous aperçoivent, leurs mouvements s’accentuent, leurs frémissements augmentent. Deux hommes s’élancent, se mêlent à elles, les yeux en extase, et sans interrompre l’exercice sacré, les effleurent du bout des mains, sur les épaules, les bras, la poitrine, par des attouchements mystérieux qui sont effrayants et chastes.
D’autres encore se joignent à ces fous, et tous, par des cris, et la prière éperdue des regards, ils excitent les musiciens qui ne font pas assez de bruit. Le rythme s’accroît, les tambourins roulent leurs battement désordonnés, la darbouka résonne, et dominant tout, la flûte, la terrible flûte pousse sa note ininterrompue sous l’infatigable souffle d’un nègre aux gros yeux blancs.
Autour de nous, cinquante Ouled Naïl se pressent, curieuses de tout, des étrangers et du divertissement. Elles sont couvertes de pièces d’or alignées en colliers, de pierres précieuses à peine taillées qu’on appelle les pierres arabes, de bijoux bizarres en argent, qui pendent sur la poitrine ou sur le ventre. Les bras sont cerclés d’anneaux, les chevilles aussi. Beaucoup sont jeunes, très jeunes, âgées de treize à seize ans, gentilles, d’une grâce et d’une joliesse un peu repoussantes de petits animaux, qui sont pourtant des femmes.
Mais voilà que deux danseuses s’abattent, en proie à des convulsions. L’écume leur sort de la bouche et des femmes de la foule se précipitent, les ramassent, les caressent, leur parlent, les calment et les réconfortent, tandis qu’un des hommes, les yeux tout à fait retournés, dénoue d’un geste son turban qui se déroule derrière lui, comme un long serpent qui se livrerait aussi aux transports divins des Aïssaoua.
On nous vient chercher. Le déjeuner nous attend. Il est ce que sont sous les tentes les repas indigènes offerts aux Européens.
L’excellent mouton rôti en plein air, cadavre rissolé dont la peau se soulève en écailles dorées par le feu, apparaît porté par quatre Arabes sur un immense plat de bois. Son entrée sous les bords relevés de la tente et sous le soleil qui l’illumine surprend toujours comme l’apparition d’un supplicié du Moyen Âge.
On ne le découpe jamais, on le mange avec les mains. L’hôte soulève, sur les côtés de la colonne dorsale, de longs filets entre son pouce et son index et les présente aux dames gravement. Elles doivent les prendre en souriant, entre deux doigts aussi, et les manger.
Cette politesse une fois faite et reçue, les invités arrachent d’abord eux-mêmes les belles croûtes de peau vernies et parfumées par les braises de bois odorant et les croquent, puis attaquent la chair, le filet, le gigot, l’épaule. On emploie alors quelquefois le couteau, et les hommes galants viennent en aide aux dames. Mais on ne découpe pas, on dépèce, on arrache, on s’en nourrit en sauvages. Et c’est bon, très bon, excellent, excitant si fort l’appétit, la gaieté, la bonne humeur, qu’à sept personnes, dont deux dames, nous en avons mangé un tout entier.
Puis viennent des ragoûts où les fruits sucrés du désert et les piments féroces sont mêlés aux graisses chaudes et fondues des bêtes, autour des viandes bouillies qui ressemblent en même temps à des entremets et à du feu.
Puis c’est le tour du couscous, quelquefois bon et souvent détestable. C’est une farine de granules cuites dans une vapeur de mouton bouilli, avec des légumes, des haricots, des choux, toujours du piment. On obtient cette farine granuleuse avec du blé, qu’on a d’abord beaucoup mouillé, puis couvert de linges humides au soleil, pour le faire enfler et fermenter sans le laisser germer. D’autres préparations suivent pour l’amener à la perfection. On le sèche, on le broie entre deux meules légères en pierre dure, mais on ne le réduit point en poudre fine. Comme le grain ordinaire, on le casse simplement en grumeaux un peu plus gros que du millet. Ces grumeaux sont de nouveau séchés au soleil, puis on les vanne pour les débarrasser de l’écorce et de l’endocarpe du blé, et on les enferme enfin pour les conserver, en des peaux de chèvre ou de mouton.
Quand le couscous est fait avec du bon beurre et de bons légumes, il semble parfois excellent, et il contient des qualités nutritives tout à fait exceptionnelles, mais les beurres arabes le rendent presque toujours répugnant.
Pour le manger on fait un trou dans la pâte élevée en dôme au milieu d’une espèce de grande jatte de bois, vaste et pas très profonde. Par ce trou, on verse en abondance la sauce qui se répand dans le fond. Cette sauce est un bouillon de viandes et de légumes pimenté fortement. Chaque convive alors avec sa cuiller fouille dans le plat devant lui, jusqu’à ce liquide, et il le mélange dans son assiette avec la farine sèche restée par-dessus.
Pendant que nous nous livrions à ces usages compliqués et barbares, les détonations continuaient autour de nous. La tête des chevaux, mal arrêtés, arrivait parfois jusqu’à la tente et la fumée de la fusillade y flottait d’une entrée à l’autre, comme celle d’un train dans un tunnel.
Sur nos têtes, au-dessus de cette toile, le soleil tombait en pluie de feu, et je sentais sur mes épaules et sur ma nuque cette température d’étuve sèche qui caractérise si fort les midis sahariens.
Il n’y a pas un atome d’humidité dans l’air, pas une trace d’eau dans ce sol brûlé, pas un arbre et pas une herbe dans cet horizon tout nu, il n’y a rien que la tombée ininterrompue de lumière aveuglante et de chaleur dévoratrice que le soleil verse sur cette terre aimée par lui entre toutes, qu’il détruit et tue de sa caresse.
La brûlure qui tombe de son globe sur certaines oasis, en été, vers deux heures, quand tous les Arabes sont cachés dans leurs cases de boue, n’est comparable à rien de ce qu’on peut imaginer, et on sent que ce bienfaiteur des régions fertiles, atteintes seulement de loin par ses rayons, n’est ici qu’une sorte de destructeur tout-puissant, le féroce pacha du ciel.
La saison d’automne que nous traversons l’a calmé. Il est attiédi, un peu dur encore ; et nous, bien que doucement haletants et étourdis, nous déjeunons avec grand plaisir, écoutant toujours la musique lointaine des danseurs Aïssaoua qui continuent leurs exercices.
Trois heures plus tard, nous repartions, à la première sensation du soir, et nos chevaux trottinants nous traînèrent jusqu’à la nuit à travers l’idéale féerie des crépuscules roses d’Afrique.
13 avril 1891