Guy de Maupassant : Le feu en Kabylie. Texte publié dans Le Gaulois du 3 septembre 1881, sous la signature : Un colon. Il sera ensuite repris dans le chapitre La Kabylie-Bougie du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 23 avril 2020.

Le feu en Kabylie

La petite ville de Bougie est toujours entourée de flammes. Pendant le jour, une épaisse fumée couvre le golfe, s’étend jusqu’à la haute mer ; pendant la nuit, des cascades de feu semblent tomber des sommets des montagnes boisées jusqu’aux plages, et l’eau calme reflète les immenses brasiers.
J’ai voulu voir le désastre dans son plein, et j’ai gagné Sétif par les gorges du Chabet-el-Akhra. C’est, en temps ordinaire, un des plus magnifiques voyages qu’il soit donné de faire ; il fut pour moi des plus saisissants.
La route, d’abord, contourne le vaste golfe au pied de hautes montagnes déchiquetées, pointues, torturées et superbes, dont toutes les crêtes, dont toutes les arêtes fumaient : comme des volcans.
Au moulin du Cap-Aokas, je me suis arrêté. Le meunier, un grand et fort colon, était debout devant sa porte, les bras croisés, regardant le feu, là-haut. Il me dit : « Encore deux jours comme ça, monsieur, et ma maison y passe ! » C’est une charmante maison blanche, en plein fourré. Il ajouta : « On a beau éteindre, ça reprend d’un autre côté. » Et j’appris que, la veille, on était enfin venu à bout d’arrêter l’incendie sur une crête, quand la flamme soudain avait jailli sur cinq points différents au bas de la côte. Impossible même d’apercevoir les incendiaires.
Tout le monde sur la route me dit : « Ils veulent nous chasser par le feu. »
Le chemin, taillé dans le roc, contourne le cap à une hauteur de cent mètres environ. De là, on voit Bougie à vingt kilomètres, bâtie sur le flanc d’un rocher démesuré, et on domine une plage immense de sable jaune que borde une épaisse forêt.
Les lianes sont tellement mêlées aux branches qu’il semble impossible de pénétrer dans l’épaisseur des feuilles. Partout la clématite sauvage pousse jusqu’au sommet des arbres ses bouquets blancs.
De place en place, des pâturages, des troupeaux considérables que gardent quelques Kabyles ou quelques enfants.

*

Je parviens enfin à l’embouchure du vallon où coule l’Oued-Agrioun... Toute la large ouverture de la montagne est tellement pleine de fumée, qu’on n’aperçoit plus aucune crête ; c’est un nuage opaque sans cesse renouvelé, que le vent pousse lentement vers la gorge au fond de l’entonnoir.
Mais soudain une déchirure se fait dans cette brume ; j’aperçois un pic d’une hauteur effrayante que le feu lèche jusqu’au sommet. Plus loin, d’autres montagnes sont noires de haut en bas, mangées déjà, éteintes. La chaleur est effroyable.
Voici une grande ferme, avec des meules de paille, des hangars, des granges pleines de récoltes. Les colons me disent qu’hier, si le vent n’avait pas brusquement tourné, tout y passait. Ce sera pour aujourd’hui peut-être, ou pour demain.
Nous approchons des gorges. Le feu côtoie la route ! Tout brûle, les fourrés, les grands arbres, tout ! Et, à vingt mètres à peine du foyer, une jolie maison est cachée sous la verdure. C’est la maison forestière et cantonnière. Les hommes sont à Bougie ; seules les pauvres femmes, devant leur porte, regardent venir l’incendie, tandis que deux gendarmes effarés et impuissants galopent de tous les côtés au milieu d’une centaine de Kabyles impassibles.

*

Enfin, nous entrons dans les gorges du Chabet-el-Akhra (les plus belles que j’aie jamais vues), après avoir suivi le feu pendant quarante kilomètres.
Au village de Kerrata, les habitants anxieux nous interrogent, épouvantés de voir toujours cette épaisse fumée sortir de l’étroit défilé.
Là je rencontre un fonctionnaire. Je lui dis mon étonnement et mon indignation de n’avoir vu tout le long de ce pays embrasé que deux gendarmes, et pas un homme de troupe.
Il me répond que le général Forgemol a formellement défendu qu’un seul soldat aille au feu, sous ce prétexte qu’un soulèvement général peut se produire pendant que ses régiments seront disséminés par toute la province, car l’incendie est partout.
Je ne crois guère à cette appréhension du général ; et, si cette défense de lui est vraie, je serais plutôt tenté de voir encore là un signe de cette inqualifiable et funeste hostilité qui anime les pouvoirs militaire et civil l’un contre l’autre, et qui perd l’Algérie en ce moment. « Ah ! le gouvernement civil est dans le pétrin : qu’il y reste ! » — Le général Forgemol sait aussi bien que moi que plusieurs caïds, dont la contribution de guerre n’était pas encore payée depuis 1871, viennent de verser de très grosses sommes. Un d’eux, entre autres, qui devait encore cinquante mille francs, en a apporté trente mille ces jours derniers. Ce n’est pas au moment de s’insurger, au moment où on a le plus besoin d’argent, que les Kabyles se priveraient d’une pareille force. En ce moment ils se battent pour l’incendie. Je me hâte d’ajouter qu’ils jurent (et tous le jurent dans tous les villages que j’ai traversés), ils jurent que le feu est mis par des Arabes étrangers qui parcourent la contrée depuis quelque temps.
Alors pourquoi les Kabyles ne les arrêtent-ils pas, ces Arabes étrangers, et ne nous les livrent-ils point ?
N’en demandons pas tant. Quatre cents zouaves viennent d’arriver d’Alger à Bougie par le transport L’Européen. Qu’on les envoie dans les forêts. Qu’on ajoute encore un millier d’hommes et qu’on arrête l’incendie comme le général Poitevin, je crois, a pacifié Ouargla il y a quelques années.
Certes, je suis partisan de la justice et de la modération avant tout ; mais je suis encore plus partisan des moyens efficaces. Les règles de notre civilisation ne sont pas encore toutes applicables à ces peuples.

*

Voici comment Ouargla fut pacifié. Une révolte terrible venait d’éclater et menaçait de s’étendre de tous les côtés. Le général Poitevin se met en campagne, laissant le commandement de l’oasis à un jeune officier qui reçut, au bout de quelques jours, un sac soigneusement cacheté. Il tâte ce sac et croit reconnaître des pastèques. Enfin une dépêche éclaircit ce mystère : c’étaient cinquante têtes d’Arabes que le général ordonnait d’exposer et de laisser pourrir dans la ville avec un écriteau annonçant que tout rebelle aurait le même sort.
L’insurrection fut arrêtée net : et le général reçut un blâme au nom de l’humanité.
Aujourd’hui encore, le seul nom de cet officier fait trembler la contrée.
Avait-il commis une cruauté inutile ? — Non. — Avait-il tué un seul homme qu’il pouvait épargner ? — Non. — Il s’était contenté de faire couper les têtes des gens tombés sur le champ de bataille. Mais il avait osé employer le seul moyen capable de frapper l’imagination des Arabes.
La loi punit de mort les incendiaires, n’est-ce pas ? Alors qu’on les prenne et qu’on cloue leurs têtes aux troncs calcinés des arbres avec cet écriteau : « Incendiaire ». Et dans huit jours il n’y aura plus un buisson enflammé dans l’Algérie.

*

Car le danger est grand. De Kerrata à Sétif, on rencontre dix rivières à sec ; et les gens du pays vous disent : « Autrefois, cette rivière ne tarissait jamais. Celle-ci, il y a cinq ans seulement, pouvait faire marcher six paires de meules ; celle-là en mettait trois en mouvement. » — Et il ne reste pas une goutte d’eau entre les berges rôties.
Au lieu de songer à cela, on s’injurie en faisant des élections.
Et moi-même j’étais tellement occupé à lutter en vain contre les inutiles représentants qu’on vient de nous nommer, que je ne me suis guère occupé d’autre chose.
Il me semble pourtant bien que j’ai lu quelque part un fragment de rapport de notre invincible M. Thomson au sujet de l’affectation des 50 millions destinés à la colonisation de l’Algérie. N’ai-je pas vu aussi, dans ce rapport, qu’une partie de ces fonds servirait à acheter des terres indigènes au prix de 85 francs l’hectare ? Reste à savoir quelle sera la valeur réelle de ces terres : cinq ou six cents francs sans doute. Vous rappelez-vous ma première lettre parue au Gaulois ? Que disais-je ?
Allons ! on va nous semer encore un peu de graine d’incendiaires !
Mais faites donc des chemins de fer, rien que des chemins de fer, des routes et des forêts. Les colons viendront tout seuls.
un colon.
3 septembre 1881