Fille de Fille
À Jules Guérin
Mon cher ami, tu me demandes la chose la plus difficile qui soit : une préface.
Tu as eu beaucoup de succès avec ton premier roman : La Fange, donc tu n’as pas besoin d’être recommandé aux lecteurs ; et puis je ne possède ni les qualités ni l’autorité qu’il faut pour patronner qui que ce soit. Alors pourquoi une préface ? Généralement les gens qui écrivent, ces sortes d’avertissements sont des messieurs convaincus éprouvant le besoin de dire au public qu’il n’entend rien aux lettres, et qu’eux seuls ont le secret. On déclare avec violence que tel genre d’écrits, que telle école, que telle manière de voir sont méprisables, infâmes et imbéciles ! Une préface, en ce cas, est une espèce de sermon en faveur d’une religion littéraire. Nous n’avons, ni l’un ni l’autre, aucune religion d’aucune sorte, n’est-ce pas ?
J’ai eu quelques croyances, ou plutôt, quelques préférences. Je n’en ai plus ; elles se sont envolées peu à peu. On a ou on n’a pas de talent. Voilà tout. Le talent seul existe. Quant au genre de talent, qu’importe. J’arrive à ne plus comprendre la classification qu’on établit entre les Réalistes, les Idéalistes, les Romantiques, les Matérialistes ou les Naturalistes. Ces discussions oiseuses sont la consolation des Pions.
Quand passe un Romantique qui s’appelle Victor Hugo, il faut saluer jusqu’à l’agenouillement. Quand il se nomme Eugène Manuel, on peut rester couvert, par protestation, car il ne doit point exister de questions d’école, mais une seule question de talent.
Paul et Virginie est un chef-d’œuvre ; et les romans à la pommade des soi-disant idéalistes qui font se pâmer les bourgeoises, sont des hontes pour une littérature.
Mais depuis quelques années les gens soi-disant honnêtes s’en prennent surtout à la littérature appelée pornographique.
Nous n’avons plus le droit de parler franchement de l’accouplement des êtres, acte aussi utile à la race et aussi innocent en soi que celui de la nutrition ; nous n’avons plus le droit de parler de la procréation, de l’enfantement, de toutes les fonctions dites génitales qui sont pourtant plus naturelles et plus simples que les fonctions dites cérébrales, sans exciter dans le public pudibond mais débauché un ouragan d’indignation.
Ce n’est pas d’aujourd’hui que sévit dans les lettres cette pudeur d’autruches.
Voici quelques ans déjà qu’un magistrat mal nommé, M. Pinard, se fit l’avocat de la morale menacée par un chef-d’œuvre.
Ledit M. Pinard (qui aurait pu, avant de plaider cette cause, demander au Conseil d’État l’autorisation de changer de nom comme le fit, dit-on, une famille de Bonnechose) attaqua et stigmatisa Madame Bovary qui le lui a, d’ailleurs, bien rendu !
La Morale littéraire ! Qu’est-ce que cela ? Je la cherche dans les Grands, dans nos Maîtres.
Je n’en trouve point d’exemples dans Aristophane, dans Térence, dans Plaute, dans Apulée, dans Ovide, Virgile, Shakespeare, Rabelais, Boccace, La Fontaine, Saint-Amant, Voltaire, J.-J. Rousseau, Diderot, Mirabeau, Gautier, Musset. etc., etc.
Laissons les écrivains concevoir et exécuter suivant leurs tendances et leurs tempéraments chastes ou impurs, poétiques ou sensuels, sans nous inquiéter des mœurs qui n’ont rien de commun avec les lettres.
Il se trouvera, je le sais, des malfaiteurs pour écrire, sans talent, des livres immondes. Mais le parti pris de saleté est-il plus haïssable que le parti pris de vertu stupide ? Ces écrits seront dangereux, dit-on ? Le sont-ils plus que le récit sentimental dévoré par la fillette exaltée, le soir, dans son lit, dans son lit qu’elle ouvrira le lendemain au commis d’en face, idéalisé par son rêve, devenu un héros, un personnage de roman digne de l’amour magnifique des livres honnêtes ?
Sois persuadé, mon cher Guérin, qu’on va classer Fille de Fille parmi les œuvres pornographiques. Moi j’aime ce livre parce qu’il est vrai et sans tendances. Tu racontes le vice, mais tu ne demandes pas le prix que feu Montyon, ce niais, a institué pompeusement pour récompenser des hypocrites jugés par des cafards.
Tu n’idéalises pas. Tu dis les choses telles qu’elles sont. J’en prends un exemple qui m’a ravi et par sa forme très littéraire et par la justesse surprenante de l’image. Parlant de la poitrine d’une fille flétrie, tu dis que son corset la contenait comme une carafe contient de l’eau. Voilà quelque chose de vu, de juste, de parfait ! Tu m’as donné dans les mains la sensation singulière de cette chair liquide et coulante.
J’en sais qui auraient parlé du marbre, j’en sais d’autres qui auraient parlé des roses, d’autres encore qui, forçant l’image horrible, auraient parlé de vessies vidées, ceux-ci comme ceux-là nous auraient trompés, comme on trompe en littérature. Mais quoi de plus drôle et de plus vrai que cette comparaison d’une carafe et d’un corset donnant à ce qu’ils enferment la forme immobile qu’ils ont ?
Plus que les grands effets, j’aime ces petits détails précis révélant l’observateur, l’homme qui a vécu et retenu.
Je ne veux point faire ici l’analyse de ton livre, pas plus que je ne veux écrire une préface. Tu as désiré me donner un témoignage d’amitié vive en me demandant quelques lignes en tête de ton roman. Je t’en remercie de tout mon cœur. Cette lettre est bien peu de choses, et bien courte pour être imprimée. Fais-en ce que tu voudras.
Je te serre cordialement les mains.