Guy de Maupassant : La fortune. Texte publié dans Gil Blas du 9 août 1887.
Mis en ligne le 9 juin 2000.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

La fortune

L’architecture se meurt, l’architecture est morte. La disparition de cet art est d’ailleurs facile à constater, mais, en y songeant bien, ce n’est pas aux architectes qu’il faut s’en prendre.
Si nous voyons de temps en temps s’élever dans Paris un affreux monument nouveau, songeons que deux ou trois cents projets, sinon plus, ont passé sous les yeux d’une commission présidée par un ministre ou par un membre de l’Institut. C’est donc le membre de l’Institut (à tout seigneur tout honneur), puis le ministre, puis la commission tout entière qu’il faut traiter comme ils le méritent. Si M. Eiffel, marchand de fers, dresse sur Paris l’effroyable corne dont les dessins et les débuts font présager la laideur totale et définitive, il ne faut assurément pas en vouloir à M. Eiffel qui fait ce qu’il peut avec son fer. Mais quand il nous sera permis de contempler dans toute sa hauteur et toute sa hideur ce monument du mauvais goût contemporain, nous proclamerons bien haut les noms des patrons de cette chaudronnerie, afin qu’on ne songe jamais à eux quand le ministère des beaux-arts sera vacant.
Les millions employés à construire cette cage-paratonnerre (qui nous fera désirer une Commune déboulonneuse) n’auraient-ils pas pu servir à favoriser l’effort de l’architecte inconnu qui porte peut-être en sa tête des formes nouvelles d’édifices ? Les pauvres jeunes gens qui cherchent aujourd’hui le secret de la beauté des lignes et des ornements de pierre en sont réduits à subir le goût du bourgeois qui commande son château, ou de la commission ministérielle composée de vieux fossiles pétrifiés dans la période grecque, dans celles du Moyen Âge ou de la Renaissance.
Donc, si l’impuissance de l’architecture monumentale contemporaine doit être attribuée d’abord au goût rétrograde ou nul de nos gouvernants, il est juste aussi de faire large part à la médiocrité du bourgeois riche.
Et c’est une curieuse étude à faire que celle de l’emploi de la fortune, de nos jours.
Ceux qui étaient autrefois les seigneurs, les grands seigneurs, portaient en leur âme une curiosité, une ardeur, une hardiesse qui les poussaient aux entreprises. Quand ils avaient fini de faire la guerre où se plaisait leur cœur aventureux, ils bâtissaient des châteaux ou des cathédrales. La France n’est-elle pas couverte de merveilleux monuments, tous différents, édifiés de siècle en siècle par des artistes modestes, patients, convaincus, sur l’ordre de princes ignorants et magnifiques ? Nous devons à ces seigneurs entreprenants et à ces grands artistes, demeurés souvent inconnus, l’admirable musée des monuments historiques dont notre sol est peuplé. Il suffit de nommer tous les illustres châteaux français, ceux du Nord et ceux du Centre, ceux de l’Est et ceux de l’Ouest, pour voir surgir devant nos yeux une surprenante galerie de palais où s’est fixé, sous des aspects nombreux, variés et superbes, tout le génie architectural de notre race. Chaque siècle a laissé d’innombrables traces, de merveilleux échantillons de son art toujours renouvelé. Et nous pouvons suivre d’époque en époque toutes les modifications de l’inspiration immortelle.
Aujourd’hui plus rien. Manquons-nous donc d’artistes ? Pourquoi les architectes auraient-ils disparu de France puisque nous avons toujours d’admirables sculpteurs et de remarquables peintres ? Certes, il en existe qui, demain, pourraient créer des types de monuments comme ont fait ceux d’autrefois ! Mais ce qui nous manque, par exemple, c’est l’homme généreux et riche pour oser et pour payer ces tentatives.

*

Certes, la nature de l’homme riche, de l’homme très riche d’aujourd’hui est inférieure à celle de l’homme puissant et riche de jadis.
Cherchons un peu à quoi nos opulents contemporains emploient leur temps, leur argent, et ce qu’ils peuvent avoir d’intelligence.
Leur première ambition, en général, est de faire parler d’eux, de briller et de dominer, par leur fortune. Cette ambition est naturelle, mais les moyens dont ils se servent pour y parvenir sont au moins très discutables.
Le plus employé est le cheval. Cet animal est devenu, en effet, la plus noble conquête de l’homme, comme l’a proclamé le prophète évangéliste Buffon, car il donne la gloire et la considération. Je ne veux point parler du cheval utile, de celui qu’on monte et qu’on attelle, mais de l’affreuse bête efflanquée nommée cheval de course, sur le dos de laquelle on met un petit homme maigre dont le génie consiste à cravacher les côtes qui le portent avec plus d’ardeur que le voisin et d’arriver premier dans une course où il ne court pas lui-même.
Ces jeux sont très respectables comme divertissements pour amener le public et comme prétexte à paris, bien que je préfère les petits chevaux des casinos qui peuvent donner les mêmes émotions tout en coûtant beaucoup moins cher à installer.
Peu importe d’ailleurs. Il ne s’agit ni de juger, ni de blâmer, ni de condamner, ni de moraliser, mais de constater que le plus grand effort d’esprit de nos contemporains opulents consiste à faire galoper des bêtes et à découvrir des jockeys incomparables et non des artistes originaux qui attacheraient le nom de leur protecteur à quelque monument impérissable.
Quand l’homme riche n’est point un homme de sport par suite des tendances de sa nature morale ou des empêchements de sa nature physique, il devient volontiers amateur d’art et collectionneur.
Cela vaut peut-être un peu moins que s’il était un simple turfiste comme on dit dans le galimatias hippique et moderne, car le propriétaire d’écuries est à peu près sûr de se ruiner, tandis que le collectionneur cache, derrière un goût qui semble noble, une âme rapace de trafiquant. Il n’achète pas pour encourager, pour aider l’artiste, il ne cherche pas à découvrir les talents nouveaux, à les pousser, à leur donner l’or qui leur permettrait de se développer complètement et librement, il achète, après contrôle d’hommes compétents, des objets rares dont la valeur est plus cotée que celle des rentes nationales.
Ce qu’il y a de bizarre et de curieux, en effet, dans son cas, c’est qu’il ne connaît rien lui-même au bibelot. À force d’en voir il finit par discerner à peu près le prix courant des objets assez connus ; mais il hésite devant les pièces rarissimes, incapable de reconnaître leur provenance et de contrôler leur authenticité. Il n’est, au fond, qu’un avare amassant non de l’or, mais des poteries, des toiles, des meubles, des bijoux, en procédant toujours par comparaison et jamais par intuition.
Quand il hésite, il a recours à l’expert, ce qui prouve bien qu’il n’aime pas l’objet, que la beauté et la grâce de la chose ne le préoccupent nullement, et qu’il tient à la seule estimation — bien établie.
Et c’est grâce à lui, pour lui, que s’est développée, comme le chien d’arrêt pour le chasseur, la race anxieuse des experts. Quelques-uns exercent cette profession officielle à la façon des notaires et des avoués, mais les plus sûrs sont des amateurs bien doués, vraiment nés pour le bibelot, ceux-là, et qui, sans fortune, utilisent leurs facultés naturelles, leur flair, leur sens du beau, du rare, du curieux, du gracieux, de l’introuvable, et cherchent, dénichent, reconnaissent, apprécient, jugent, estiment, classent, d’un œil sûr, infaillible, l’objet qu’on leur montre ou qu’ils découvrent.
Il est en France plus de cent collections ayant coûté plus d’argent qu’il n’en faudrait pour bâtir la féerique abbaye du Mont-Saint-Michel.
Où sont-elles, ces collections ? Elles sont rangées dans des vitrines, enfermées dans des armoires, classées comme des herbiers ou des médailles. Servent-elles à la décoration de quelque hôtel original et princier ? Non. L’hôtel, au contraire, semble construit uniquement pour les contenir comme une boutique est faite pour enfermer des marchandises. Ce sont, en effet, des marchands qui ont acheté ces choses, avec la peur incessante d’être trompés, d’être volés, puis ils les ont mises en ordre, ravis de savoir au juste ce qu’elles valent, ils les ont alignées, époussetées, numérotées et cataloguées avec un soin minutieux et puéril de gens très ordonnés et très riches.

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Un d’eux disait un jour à l’ami qui visitait son hôtel : « Voyez donc ma salle de bains, elle est, je crois, le dernier mot du confortable. »
L’ami regarda et admira cette salle fort jolie en effet, avec vitraux et vieilles faïences italiennes couvrant les murs du haut en bas, puis il répondit : « C’est très bien, mais vieux jeu. Vous en êtes encore à la baignoire. »
— À la baignoire. Mais oui ! Par quoi voulez-vous donc la remplacer ?
— Oh ! moi, si je possédais votre fortune colossale, j’aurais une piscine en marbre rouge où coulerait jour et nuit de l’eau tiède comme coule une rivière dans un pré. On y pourrait nager à vingt personnes. Sur le bord de ce bassin, des statues, l’une assise les pieds dans l’eau, une autre debout, tordant ses cheveux, une autre à genoux, se mirant, une autre lisant, une autre chantant, créées par les premiers sculpteurs de mon époque, alterneraient avec de fines colonnes portant la voûte de marbre blanc. Et dans les fonds de la vaste galerie, des vitraux superbes, de la verdure et des fleurs.
Et mes amis viendraient nager chez moi au lieu d’aller piquer des têtes dans les bains à fond de bois ou dans la piscine Rochechouart.
Et cette jolie fantaisie ne coûterait pas un demi-million.
L’homme riche écoutait, stupéfait, puis, après un long silence : « Oh ça, c’est de la folie ! » dit-il.
9 août 1887