Guy de Maupassant : Les grands chefs indigènes en Algérie. Texte publié dans Le Gaulois du 14 septembre 1881, sous la signature : Un colon. Il sera ensuite repris dans le chapitre La Kabylie-Bougie du recueil Au soleil.
Mis en ligne le 23 avril 2020.

Les grands chefs indigènes en Algérie

Au milieu de toutes les questions que soulève en ce moment l’état troublé de l’Algérie, il en est une capitale dont la solution ne devrait pas se faire attendre : celle des grands chefs indigènes qui sont en réalité les seuls administrateurs de toute la partie de notre colonie comprise entre Tell et le désert.
Au début de l’occupation française, on a investi, sous le titre d’Aghas ou de Bach-Aghas, les chefs qui offraient le plus de garanties de fidélité, d’une autorité fort étendue sur les tribus de toute une partie du territoire. Notre action aurait été impuissante ; nous y avons substitué celle des chefs arabes gagnés à notre cause, en nous résignant d’avance aux trahisons possibles ; et elles furent assez fréquentes. La mesure était sage, politique, elle a donné, en somme, d’excellents résultats. Certains chefs nous ont rendu des services considérables, et grâce à eux la vie de plusieurs milliers peut-être de soldats français a été épargnée.
Mais de ce qu’une mesure a été excellente à un moment donné il ne s’ensuit pas qu’elle demeure parfaite, malgré toutes les modifications que le temps apporte dans un pays en voie de colonisation.
Aujourd’hui, la présence parmi les tribus de ces chefs tout-puissants, seuls respectés, seuls obéis, est une cause de danger permanent pour nous et un obstacle insurmontable à la civilisation des Arabes. Cependant, le parti militaire semble défendre énergiquement le système des chefs indigènes contre les tendances à les supprimer du parti civil. Dans cette affaire, M. Albert Grévy reste l’homme qu’il est toujours, c’est-à-dire le plus perplexe, le plus indécis, le plus tatillon des êtres, et, en somme, le moins capable d’administrer ce pays.
Sans traiter à fond cette très grave question, ce qui m’entraînerait beaucoup trop loin, je vais d’abord par quelques faits, puis par quelques considérations générales, indiquer brièvement les énormes inconvénients de la situation actuelle.
C’est presque uniquement à l’agha de Saïda qu’est due la longue résistance de Bou-Amama.

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Dans le début de l’insurrection, cet agha allait rejoindre la colonne française avec ses goums. Il rencontra en route les Trafis, mandés dans la même intention, et il se joignit à eux.
Mais l’agha de Saïda est chargé de dettes qu’il ne peut payer. Or, l’idée lui vint, pendant la nuit, de se refaire par une razzia, et, réunissant son goum, il se précipita sur les Trafis. Ceux-ci, battus dans la première attaque, reprirent l’avantage. Et l’agha de Saïda fut contraint de fuir avec ses hommes.
Or, comme l’agha de Saïda est notre allié, notre ami, notre lieutenant, comme il représente l’autorité française, les Trafis se persuadèrent que nous avions la main dans l’affaire ; au lieu de rejoindre le camp français, ils firent défection et allèrent immédiatement trouver Bou-Amama, qu’ils ne quittèrent plus et dont ils constituent la principale force.
L’exemple est caractéristique, n’est-ce pas ? Et l’agha de Saïda est resté notre fidèle ami. Il marche sous nos drapeaux !
Voici, d’un autre côté, le célèbre Sahraoui, agha des Harrars, que nos chefs militaires traitent avec la plus grande considération, parce que son influence est considérable, prédominante sur toutes les tribus comprises entre les Chotts et le Djebel Amour.
Tantôt il nous aide, tantôt il nous trahit, selon son avantage. Allié ouvertement aux Français, dont il tient son autorité, il favorise secrètement Bou-Amama ; mais il est vrai de dire qu’il lâche indifféremment l’un ou l’autre, sitôt qu’il s’agit de piller.
Après avoir pris une part indéniable à l’assassinat du colonel Beauprêtre, le voici, aujourd’hui, qui marche avec nous. Mais on l’accuse d’avoir contribué fortement à la débâcle de Chellala et d’avoir favorisé le pillage de notre convoi autant qu’il dépendait de lui. Il est vrai que, peu de temps après, il razziait douze cents chameaux du convoi ennemi.

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Notre inébranlable allié, l’agha de Frenda, nous a maintes fois prévenus du double jeu de Sahraoui. Nous avons fermé l’oreille, parce qu’il rend à l’autorité militaire des services intéressés, quitte à en rendre d’autres à nos ennemis.
Cette situation particulière, la protection ouverte dont nous couvrons ce chef, lui assure l’impunité pour une multitude de forfaits qu’il commet journellement.
Voici ce qui se passe.
Les Arabes par toute l’Algérie se volent les uns les autres. Il n’est point de nuit où on ne nous signale vingt chameaux volés à droite, cent moutons à gauche, des bœufs enlevés auprès de Biskra, des chevaux auprès de Djelfa. Les voleurs restent toujours introuvables. Et pourtant il n’est pas un officier de bureau arabe qui ignore où va le bétail volé ! Il va chez Sahraoui. Ce chef sert de receleur à tous les bandits du désert. Les bêtes enlevées sont mêlées à ses immenses troupeaux ; il en garde une partie pour prix de sa complaisance, et rend les autres au bout d’un certain temps, lorsque le danger de poursuites est passé.
Personne, dans le Sud, n’ignore cette situation.
Mais on a besoin de Sahraoui, à qui on a laissé prendre une immense influence, augmentée chaque jour par l’aide qu’il donne à tous les maraudeurs ; et on ferme les yeux.
Aussi l’agha des Harrars est incalculablement riche, tandis que l’agha de Djelfa, par exemple, s’est en partie ruiné à servir les intérêts de la colonisation, en créant des fermes, en défrichant, etc.

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Maintenant, en dehors de cet ordre de faits, une foule d’autres inconvénients, plus graves encore, résultent de la présence dans les tribus de ces potentats indigènes. Pour bien s’en rendre compte, il faut avoir une notion exacte de l’Algérie actuelle.
Le territoire et la population de notre colonie sont divisés d’une façon très nette.
Il y a d’abord les villes du littoral, qui n’ont guère plus de relations avec l’intérieur de l’Algérie que n’en ont les villes de France elles-mêmes.
Les habitants des villes algériennes de la côte sont essentiellement sédentaires ; ils ne font que ressentir le contrecoup des événements qui se passent dans l’intérieur, mais leur action sur la colonie arabe est nulle absolument.
La seconde zone de territoire, le Tell, est en partie occupée par les colons européens. Or, le colon ne voit dans l’Arabe que l’ennemi à qui il faut disputer la terre. Il le hait instinctivement, le poursuit sans cesse et le pille quand il peut. L’Arabe le lui rend.
L’hostilité guerroyante des Arabes et des colons empêche donc que ces derniers n’aient aucune action civilisatrice sur les premiers. Dans cette région, il n’y a encore que demi-mal. L’élément européen tendant sans cesse à éliminer l’élément indigène, il ne faudra pas une période de temps bien longue pour que l’Arabe, ruiné ou dépossédé, se réfugie plus au sud.
Or il est indispensable que ces voisins vaincus restent toujours tranquilles. Pour cela, il faut que notre autorité s’exerce chez eux à tous les instants, que notre action soit incessante, et surtout que notre influence prédomine.
Que se passe-t-il aujourd’hui ?
Les tribus, égrenées sur un immense espace de pays, ne reçoivent jamais la visite d’Européens. Seuls, les officiers des bureaux arabes font de temps en temps une tournée d’inspection, et se contentent de demander aux caïds ce qui se passe dans la tribu.
Mais le caïd est placé sous l’autorité du grand chef indigène, l’agha ou le bach-agha. Si ce chef est de grande tente, d’une illustre famille, respectée au désert, son influence alors est illimitée. Tous les caïds lui obéissent comme ils auraient fait avant l’occupation française ; et rien de ce qui se passe ne parvient jamais à la connaissance de l’autorité militaire.
La tribu est alors un monde fermé par le respect et la crainte de l’agha qui, continuant les traditions de ses ancêtres, exerce des exactions de toute sorte sur les Arabes ses sujets. Il est maître, se fait donner ce qui lui plaît, tantôt cent moutons, tantôt deux cents, se comporte enfin comme un petit tyran ; et, comme il tient de nous son autorité, c’est la continuation de l’ancien régime arabe sous le gouvernement français, le vol hiérarchique, etc., etc., sans compter que nous ne sommes rien, et que nous ignorons à perpétuité l’état du pays.
C’est uniquement à cette situation que nous devons le peu de soupçons que nous avons toujours des révoltes des indigènes, jusqu’au moment où elles éclatent.

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Donc, la présence des grands chefs indigènes recule indéfiniment l’influence réelle et directe de l’autorité française sur les tribus, qui restent pour nous un monde fermé.
Le remède ? Le voici. Presque tous les chefs indigènes, sauf Sahraoui et deux ou trois autres, ont besoin d’argent. Il faut leur donner dix, vingt, trente mille livres de rente en raison de leur influence et des services qu’ils nous ont rendus jadis et les contraindre à vivre soit à Alger, soit dans une autre ville du littoral. Certains militaires prétendent qu’une insurrection suivrait cette mesure. Ils ont leurs raisons... connues. D’autres officiers, vivant dans l’intérieur, affirment au contraire que ce serait l’apaisement. Ce n’est pas tout. Il faudrait remplacer ces hommes par des fonctionnaires civils, vivant constamment dans les tribus et exerçant sur les caïds une autorité directe. De cette façon, la civilisation, peu à peu, pourrait pénétrer dans ces contrées, une fois ce grand obstacle écarté.
Ce qui est plus difficile, c’est de trouver des fonctionnaires civils, à moins de créer à Alger une sorte d’École de fonctionnaires, dirigée par les professeurs des écoles supérieures des lettres et des sciences.
Ici, nous retombons dans la question des administrateurs civils, dont le recrutement serait lamentable s’il n’était risible. À part deux ou trois hommes vraiment capables d’occuper ce poste, nous voyons ces graves fonctions exercées par une armée de fonctionnaires hétéroclites parmi lesquels on compte un ancien capitaine d’habillement, un ancien instituteur, etc. Et le gouvernement général recherche en ce moment tous les anciens officiers des bureaux arabes ! Ceux-ci connaissent au moins fort bien les indigènes ; mais il est difficile d’admettre que leur changement de costume ait changé immédiatement leurs principes d’administration, et il ne faut pas alors les chasser avec fureur quand ils portent l’uniforme, pour les reprendre aussitôt qu’ils ont revêtu la redingote.
un colon.
14 septembre 1881