Guy de Maupassant : La guerre. Texte publié dans Le Gaulois du 10 avril 1881.
Mis en ligne le 22 avril 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

La guerre

Quand j’entends prononcer ce mot : la guerre, il me vient un effarement comme si on me parlait de sorcellerie, d’inquisition, d’une chose lointaine, finie, abominable, monstrueuse, contre nature.
La guerre !... se battre !... tuer !... massacrer des hommes !... Et nous avons aujourd’hui, à notre époque, avec notre civilisation, avec l’étendue de science et le degré de philosophie où est parvenu le génie humain, des écoles où l’on apprend à tuer, à tuer de très loin, avec perfection, beaucoup de monde en même temps, de pauvres diables d’hommes, innocents, chargés de famille, et sans casier judiciaire ! Et le plus stupéfiant c’est que la société tout entière trouve cela naturel ! Et on aurait injurié, conspué, lapidé peut-être tout autre que Victor Hugo qui eût jeté ce cri : « Aujourd’hui, la force s’appelle la violence et commence à être jugée ; la guerre est mise en accusation ; la civilisation, sur la plainte du genre humain, instruit le procès et dresse le grand dossier criminel des conquérants et des capitaines. Les peuples en viennent à comprendre que l’agrandissement d’un forfait n’en saurait être la diminution. Que si tuer est un crime, tuer beaucoup n’en peut pas être la circonstance atténuante ; que si voler est une honte, envahir ne saurait être une gloire. Ah ! proclamons ces vérités absolues... déshonorons la guerre ! »

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Un artiste fort habile en cette partie, un massacreur de génie, M. de Moltke, a répondu dernièrement aux délégués de la paix les étranges paroles que voici : « La guerre est sainte, d’institution divine ; c’est une des lois sacrées du monde ; elle entretient chez les hommes tous les grands, les nobles sentiments, l’honneur, le désintéressement, la vertu, le courage, et les empêche en un mot de tomber dans le plus hideux matérialisme (il est étonnant qu’il n’ait pas dit : naturalisme). »
Ainsi, se réunir en troupeaux de deux cent mille hommes, marcher jour et nuit sans repos, ne penser à rien, ne rien étudier, ne rien apprendre, ne rien lire, pourrir de saleté, coucher dans la fange, vivre comme les brutes dans un hébétement continu, piller les villes, brûler les villages, ruiner les peuples, puis rencontrer une autre agglomération de viande humaine, se ruer dessus, faire des mares de sang, des monceaux de cadavres, avoir les bras ou les jambes emportés, la cervelle écrabouillée et pourrir au coin d’un champ, tandis que votre femme et vos enfants crèvent de faim ; voilà ce qui s’appelle ne pas tomber dans le plus hideux matérialisme (ou naturalisme) !
Si encore nous avions le sens pratique des sauvages, si nous utilisions cette chair abattue pour notre nourriture, si la guerre était pour les nations pauvres un moyen d’approvisionnement, si on exportait du soldat salé comme l’Amérique exporte des bœufs ou des porcs en boîtes, il n’y aurait que demi-mal. On exposerait quelques fois les femmes à manger un gigot de leur mari, voilà tout. Ce serait encore le grand combat pour la vie, le droit de tuer pour se nourrir que nous exerçons vis-à-vis des animaux. Mais non. Nous égorgeons pour le plaisir, pour l’honneur, et nous laissons perdre tous ces corps crevés ; ils ne servent qu’à nous donner la peste et le choléra. Fi donc ! Le vrai sauvage est le civilisé. C’est un monstre. L’anthropophage est logique, au contraire ; je n’éprouve pour lui aucun mépris, car il agit suivant sa nature non modifiée par la civilisation.
Mais demandez donc à un général chamarré d’or ce qu’il pense des Kanaks mangeurs d’hommes !

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Tous ces raisonnements et ces indignations sont bien gros, bien emphatiques, à propos de la petite guerre d’étagère que nous allons nous offrir sur la côte d’Afrique.
Mais, à propos de cette guerre pour distraire les dames, je me demande, avec inquiétude et joie en même temps, si quelqu’un au monde, à commencer par le ministre de la Guerre (qui semble tout étonné de ce qui arrive), se doute de ce qui va survenir.
Je suis persuadé, au contraire, que personne ne sait au juste ce qui peut se passer, si nous allons attaquer Tunis ou les Kroumirs, conquérir ou seulement protéger nos frontières.
Le plan de campagne serait-il dû au général Boum ?
Nous avions un bouton malsain, Tunis. On aurait pu le cautériser une bonne fois, c’était fini. Pas du tout : on le gratte, on le gratte tant et si bien qu’il nous vient un érysipèle. Or, quelques bandits tuent quelques hommes à notre frontière ; et voilà tout le peuple en rumeur. Un frisson court d’un bout à l’autre de ce pays de gobe-mouches. On murmure :
— La guerre ! la guerre ! Tunis, Roustan, Maccio, Roustan !
Et tous les bourgeois exaltés brandissent leur journal au coin du feu en criant à leur femme et à leurs mioches, devant leur servante stupéfaite :
— À Tunis, à Tunis !
Aussitôt, les hommes du pouvoir se disent :
— Il faut tenir compte de l’opinion publique.
Et on arme, on déplace les régiments, on réquisitionne les transatlantiques, on fait un bruit du diable, avec cette pensée secrète :
— Il sera toujours temps de voir ce qui peut arriver.
Là-dessus le bey de Tunis, qui a d’autres chats à fouetter que les Kroumirs, apprend par les feuilles que nous armons. Il fait venir son ministre de la Guerre lui-même, et lui dit : « Général, vous allez me prendre une bonne armée, et vous allez voir un peu ce que ces braves Français font sur notre frontière. » Immédiatement le général tunisien part avec au moins cinq cents hommes et, fort interloqué, tout perplexe, se dirige vers les généraux français, qui ne sont pas plus avancés que lui. Et on se demande des deux côtés si on doit s’attaquer ou marcher ensemble, se flanquer des coups ou s’embrasser. La question est claire comme le jour.

*

À moins cependant que le gouvernement n’ait éprouvé cet antique besoin des vieux gouvernements : faire la guerre. Quand un ivrogne est resté quelque temps sans boire, essayant de se corriger, il n’y tient plus et se paye une petite rechute. Oh ! quelques verres seulement, un simple plumet, quoi ? — Est-ce le cas ?
Les gouvernements font la guerre comme on joue sa fortune sur un « quitte ou double ». Ici cependant on n’a mis qu’un petit enjeu. N’importe, il en rejaillira de la gloire, ce sera un prestige, un panache. La guerre est un gouffre qui donne le vertige à ceux qui commandent, et ils y vont irrésistiblement.
Mais moi je n’oublierai jamais une vieille paysanne normande que je vis un matin, arrêtée sur une grande route, ayant aux mains un vaste panier et un immense parapluie, et regardant manœuvrer dans un champ une compagnie de fantassins. Comme je passais près d’elle, elle se tourna vers moi et me dit d’un air navré, indigné, révolté et lamentable :
— Voilà, monsieur, tout ce qu’on leur apprend ! Si c’est pas honteux ! On nous les garde cinq ans pour ça, et ils ne savent seulement plus un métier en revenant. Comme s’il n’y avait pas assez de misère, dites-moi, et de maladies, et de tout : faut qu’on leur fasse encore tuer du monde !
Les petits soldats marchaient en avant, en arrière, levaient tous le pied droit d’un coup, puis le pied gauche, tournaient la tête, piétinaient avec l’air idiot et les yeux fixes. La voix sonore de l’instructeur montait par le ciel matinal ; et un lieutenant se promenait tristement, les mains derrière le dos.
Sur la route, un pauvre casseur de cailloux continuait sans repos sa besogne infime et monotone. Je dis à la vieille :
— Oui, ma bonne femme ; mais ils apprennent aussi à défendre le pays.
Elle répliqua simplement :
— Voyez-vous, monsieur, nous sommes pires que des bêtes.

*

Et je voudrais que tout le monde eût lu le livre publié par l’écrivain belge Camille Lemonnier, et intitulé : Les Charniers.
Le lendemain de Sedan, il partit avec un ami et visita à pied cette patrie de la tuerie, cette région des champs de bataille. Il marcha dans les fanges humaines, glissa sur les cervelles répandues, vagabonda dans les pourritures et les infections pendant des jours entiers et des lieues entières. Il ramassa dans la boue et le sang « ces petits carrés de papier chiffonnés et salis, lettres d’amis, lettres de mères, lettres de fiancées, lettres de grands-parents ».
Voici, entre mille, une des choses qu’il vit :

« L’église de Givonne était pleine de blessés. Sur le seuil, mêlée à la boue, de la paille piétinée faisait un amas qui fermentait.

« Au moment où nous allions entrer, des infirmiers, le tablier gris maculé de placards rouges, balayaient par la porte d’entrée une sorte de mare fétide comme celle où clapote le sabot des bouchers dans les abattoirs.

« ... L’hôpital râlait... Des blessés étaient attachés à leur grabat par des cordes. S’ils bougeaient, des hommes les tenaient aux épaules pour les empêcher de se mouvoir. Et quelquefois une tête blême se dressait à demi au-dessus de la paille et regardait avec des yeux de supplicié l’opération du voisin.

« On entendait des malheureux crier en se tordant, quand le chirurgien approchait, et ils cherchaient à se mettre debout pour se sauver.

« Sous la scie, ils criaient encore, d’une voix sans nom, creuse et rauque, comme des écorchés : “Non, je ne veux pas, non, laissez-moi...”. Ce fut le tour d’un zouave qui avait les deux jambes emportées.

« — Faites excuse, la compagnie, dit-il, on m’a ôté les culottes.

« Il avait gardé sa veste, et ses jambes étaient emmaillotées, vers le bas, dans des lambeaux où suintait le sang.

« Le médecin se mit à enlever ces lambeaux, mais ils collaient l’un à l’autre, et le dernier adhérait à la chair vive. On versa de l’eau chaude sur le grossier bandage, et, à mesure qu’on versait l’eau, le chirurgien détachait les loques.

« — Qui t’a amidonné comme ça, mon vieux ? demandait le chirurgien.

« — C’est le camarade Fifolet, major. — Ouf, ça me tire presque dans les cheveux. — Il avait eu le... emporté, et moi les jambes. Et je lui dis : “Fifolet, nous voilà bien tombés. — Oui !” — qu’il me dit... et puis, pan ! v’là qui tombe le nez en terre, sens dessus dessous, quoi ! J’arrache la capote d’un Prussien qui disait : “Gniou, gniou !” en faisant la paillasse avec les ongles, et je lui enveloppe ça, au camarade Fifolet, le mieux que je peux. Là-dessus, il se relève et j’ai le temps de crier : “Cré nom d’un...” Je tombe à mon tour ; il arrache sa veste et la v’là à mes jambes, major...

« La scie, étroite et longue, laissait des gouttelettes, à chacune de ses dents.

« Il y eut un mouvement dans le groupe. On déposait à terre un tronçon.

« — Encore une seconde, mon brave, dit le chirurgien.

« Je passais ma tête dans le créneau des épaules et je regardai le zouave.

« — Allez vite, major, disait-il ; je sens que je vais battre la breloque.

« Il mordait sa moustache, blanc comme un mort et les yeux hors la tête. Il tenait lui-même à deux mains sa jambe, et hurlait par moment d’une voix grelottante un “hou !” qui vous faisait sentir la scie dans votre propre dos.

« — C’est fini, mon vieux loup ! dit le chirurgien en abattant le second moignon.

« — Bonsoir ! dit le zouave.

« Et il s’évanouit. »


Je laisse les poètes libres de célébrer cette charcuterie hideuse. Je laisse les politiciens répéter : « La guerre est parfois inévitable. On la subit. C’est une nécessité horrible. » — Fort bien, j’y consens. Mais, dans tous les cas, ne partez point, comme le Malborough de la chanson, sans savoir quand ni comment vous reviendrez.
Sans compter qu’après Tunis, les Kroumirs, etc., nous aurons à venger la mort du colonel Flatters, et que là nous rencontrerons sans doute d’autres sauvages à châtier. De sorte que l’Afrique semble devenir une abondante pépinière, où les guerres pousseront pour nous à discrétion, ce qui permettra d’entretenir la main des praticiens et les sentiments magnanimes de la nation.
10 avril 1881