Guy de Maupassant : L’homme de lettres. Texte publié dans Le Gaulois du 6 novembre 1882.
Mis en ligne le 27 mai 2000.

L’homme de lettres

L’article d’Octave Mirbeau, qui vient de soulever tant de tapage, abordait incidemment à une question qui serait bien curieuse à approfondir d’une manière générale : l’influence de la profession sur l’homme.
Dans cette attaque aux comédiens, il est à remarquer que le journaliste visait toujours la profession, qu’il la chargeait de tous ses griefs, qu’il la rendait en quelque sorte responsable des modifications qu’elle fait fatalement subir à ceux qui l’exercent. Déjà, dans Fromont jeune et Risler aîné, Alphonse Daudet avait étudié un comédien au période aigu de cette maladie spéciale qu’on pourrait appeler « le cabotinage ». Le cabotinage est la maladie incurable de l’acteur, soit ; les symptômes en sont constants, les manifestations apparentes, soit. Mais n’est-il pas vrai aussi que chaque profession a sa maladie, que chaque métier déforme d’une façon plus ou moins sensible l’homme normal, lui donne des tics, des habitudes, des manières d’être, de penser, d’agir, qui peuvent plaire à ceux-ci, déplaire à ceux-là ? N’est-il pas certain aussi que, avant d’entrer dans la profession qu’on doit choisir, il est nécessaire de porter en soi le germe de cette maladie (qu’on appelle alors vocation), sous peine de n’être jamais qu’un médiocre dans le métier ? Pour devenir un comédien de mérite, n’est-il pas indispensable d’être cabot dès la naissance, cabot dès qu’on marche et qu’on parle ?
Mais que dirions-nous donc du monde de l’argent, du monde du sport, etc. ?
Dans le peuple, on suivrait d’une façon plus précise encore les influences du métier sur l’homme. Les ouvriers peintres ressemblent-ils aux ouvriers menuisiers, les forgerons ne sont-ils pas en tout différents des épiciers ?
Mais, de toutes les professions, celle qui produit le plus de ravages dans l’organisme cérébral, celle qui trouble le plus les fonctions normales de l’esprit, c’est assurément la profession des lettres.

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Le public considère ordinairement l’homme de lettres comme une sorte d’animal étrange, de fantaisiste, d’original, de paradoxe vivant, de poseur, sans s’expliquer bien nettement cependant en quoi cet être particulier diffère de ses semblables.
C’est qu’en lui aucun sentiment simple n’existe plus. Tout ce qu’il voit, tout ce qu’il éprouve, tout ce qu’il sent, ses joies, ses plaisirs, ses souffrances, ses désespoirs, deviennent instantanément des sujets d’observation. Il analyse malgré tout, malgré lui, sans fin, les cœurs, les visages, les gestes, les intonations. Sitôt qu’il a vu, quoi qu’il ait vu, il lui faut le pourquoi ! Il n’a pas un élan, pas un cri, pas un baiser qui soit franc ; pas une de ces actions instantanées qu’on fait parce qu’on doit les faire, sans savoir, sans réfléchir, sans comprendre, sans se rendre compte ensuite.
S’il souffre, il prend note de sa souffrance et la classe dans un carton ; il se dit, en revenant du cimetière, où il a laissé celui ou celle qu’il aimait le plus au monde : « C’est singulier ce que j’ai ressenti ; c’était comme une ivresse douloureuse, etc. » Et alors il se rappelle tous les détails, les attitudes des voisins, les gestes faux, les fausses douleurs, les faux visages, et mille petites choses insignifiantes, des observations artistiques, le signe de croix d’une vieille qui tenait un enfant par la main, un rayon de lumière dans une fenêtre, un chien qui traversait le convoi, l’effet de la voiture funèbre sous les grands ifs du cimetière, la tête surprenante d’un croque-mort et la contraction des traits, l’effort des quatre hommes qui descendaient la bière dans la fosse ; mille choses enfin qu’un brave homme souffrant de toute son âme, de tout son cœur, de toute sa force, n’aurait jamais remarquées.
Il a tout vu, tout retenu, tout noté, malgré lui, parce qu’il est, avant tout, malgré tout, un homme de lettres, et qu’il a l’esprit construit de telle sorte, que la répercussion, chez lui, est bien plus vive, plus naturelle pour ainsi dire, que la première secousse, l’écho plus sonore que le son primitif.
Il semble avoir deux âmes, l’une qui note, explique, commente chaque sensation de sa voisine, de l’âme naturelle, commune à tous les hommes ; et il vit condamné à être toujours, en toute occasion, un reflet de lui-même et un reflet des autres, condamné à se regarder sentir, agir, aimer, penser, souffrir, et à ne jamais souffrir, penser, aimer, sentir comme tout le monde, bonnement, franchement, simplement, sans s’analyser soi-même après chaque joie et après chaque sanglot.
S’il cause, sa parole semble souvent médisante, uniquement parce que sa pensée est clairvoyante, et qu’il désarticule tous les ressorts cachés des sentiments et des actions des autres.
S’il écrit, il ne peut s’abstenir de jeter en ses livres tout ce qu’il a vu, tout ce qu’il a compris, tout ce qu’il sait ; et cela sans exception pour les parents, les amis ; mettant à nu, avec une impartialité cruelle, les cœurs de ceux qu’il aime et qu’il a aimés, exagérant même, pour grossir l’effet, uniquement préoccupé de son œuvre et nullement de ses affections.
Et s’il aime, s’il aime une femme, il la dissèque comme un cadavre dans un hôpital. Tout ce qu’elle dit, ce qu’elle fait, est instantanément pesé dans cette délicate balance de l’observation qu’il porte en lui, et classé à sa valeur documentaire. Qu’elle se jette à son cou dans un élan irréfléchi, il jugera le mouvement en raison de son opportunité, de sa justesse, de sa puissance dramatique, et le condamnera tacitement s’il le sent faux ou mal fait.
Acteur et spectateur de lui-même et des autres, il n’est jamais acteur seulement comme les bonnes gens qui vivent sans malice. Tout autour de lui devient de verre, les cœurs, les actes, les intentions secrètes, et il souffre d’un mal étrange, d’une sorte de dédoublement de l’esprit, qui fait de lui un être effroyablement vibrant, machiné, compliqué et fatigant pour lui-même.

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Je prends, dans un livre paru récemment, un exemple frappant de cette observation involontaire pratiquée sur soi-même aux heures les plus douloureuses. Un de ceux qui ont le plus travaillé et souffert par l’art, Gustave Flaubert, après avoir passé la nuit auprès du corps de son plus cher ami, de celui dont la mort le laissa inconsolable, écrivait à M. Maxime Du Camp une étrange et superbe lettre dont voici des fragments :
Alfred est mort lundi soir, à minuit ; je l’ai enterré hier. Je l’ai gardé pendant deux nuits, je l’ai enseveli dans son drap, je lui ai donné le baiser d’adieu, et j’ai vu souder son cercueil. J’ai passé là deux jours larges ; en le gardant, je lisais les Religions de l’Antiquité, de Creuzer.
La fenêtre était ouverte, la nuit était superbe ; on entendait les chants du coq, et un papillon de nuit voltigeait autour du flambeau. Jamais je n’oublierai tout cela, ni l’air de sa figure, ni le premier soir, à minuit, le son éloigné d’un cor de chasse qui m’est arrivé à travers les bois. Le mercredi, j’ai été me promener tout l’après-midi avec une chienne qui m’a suivi sans que je l’aie appelée. Cette chienne l’avait pris en affection et l’accompagnait toujours quand il sortait seul ; la nuit qui a précédé sa mort, elle a hurlé horriblement sans qu’on ait pu la faire taire.
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De temps à autre, j’allais lever le voile qu’on lui avait mis sur le visage, pour le regarder... Quand le jour a paru, vers quatre heures, moi et la garde nous nous sommes mis à la besogne. Je l’ai soulevé, retourné et enveloppé. L’impression de ses membres froids et roidis m’est restée toute la journée au bout des doigts. Il était affreusement décomposé. Nous lui avons mis deux linceuls.
Quand il a été ainsi arrangé, il ressemblait à une momie égyptienne serrée dans ses bandelettes, et j’ai éprouvé je ne puis dire quel sentiment énorme de joie et de liberté pour lui. Le brouillard était blanc ; les bois commençaient à se détacher sur le ciel ; les deux flambeaux brillaient dans cette blancheur naissante ; des oiseaux ont chanté, et je me suis dit cette phrase de son Bélial : « Il ira, joyeux oiseau, saluer dans les pins le soleil levant. »
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On l’a porté à bras au cimetière ; la course a duré plus d’une heure. Placé derrière, je voyais le cercueil osciller avec un mouvement de barque qui remue au roulis. L’office a été atroce de longueur. Au cimetière, la terre était grasse ; je me suis approché sur le bord et j’ai regardé une à une toutes les pelletées tomber. Il m’a semblé qu’il en tombait cent mille.

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Un autre eût pleuré simplement, puis oublié. Il me semble que ces douleurs clairvoyantes doivent être plus aiguës, et ces âmes attentives et complexes plus malheureuses que celles des autres.
6 novembre 1882