Guy de Maupassant : L’honneur et l’argent. Texte publié dans Le Gaulois du 14 février 1882.
Mis en ligne le 6 mai 2000.

L’honneur et l’argent

Nous assistons, certes, depuis quelques années, à un déplacement de la conscience. La morale change. La morale est pareille aux bancs de sable des rivières : elle se promène ; elle est tantôt ici et tantôt là, s’élève en montagne au-dessus du courant des mœurs et des instincts, forme des obstacles infranchissables en certains points ; puis soudain tout s’aplanit et l’onde humaine se remet à couler librement, barrée plus loin par la dune mouvante.
L’immense catastrophe financière de ces temps derniers vient de prouver d’une façon définitive (ce dont on se doutait un peu, d’ailleurs, depuis pas mal d’années) que la probité est en train de disparaître. C’est à peine si on se cache aujourd’hui de n’être point un honnête homme, et il existe tant de moyens d’accommoder la conscience, qu’on ne la reconnaît plus. Voler dix sous est toujours voler ; mais faire disparaître cent millions n’est point voler. Des directeurs de vastes entreprises financières font chaque jour, à la connaissance de la France entière, des opérations que tout leur interdit, depuis les règlements de leurs sociétés jusqu’à la plus vulgaire bonne foi ; ils ne s’en considèrent pas moins comme parfaitement honorables. Des hommes à qui les fonctions et le mandat qu’ils ont, et les dispositions mêmes de la loi, interdisent tout jeu de Bourse, sont convaincus d’avoir trafiqué sans vergogne, et, quand on le leur prouve, ils font en riant un pied-de-nez, et en sont quittes pour aller manger en paix les millions que leur ont donnés des opérations illicites !
Quant au fretin des agioteurs, il se fait un devoir de manquer de conscience, et presque une gloire de mettre dedans les naïfs. Le courant de la spéculation a passé sur l’antique probité et a dispersé sa montagne de sable.
On a gardé, il est vrai, dans le monde une sorte de probité extérieure, d’honnêteté relative. Ce qui a disparu surtout c’est la scrupuleuse intégrité, cette minutieuse propreté de la conscience, cette fine délicatesse de l’homme qui ne se serait laissé salir par aucun douteux contact d’argent.
Dans la crise que nous traversons, on a pu sonder exactement toutes les profondeurs de l’improbité ; et, tandis que les petites gens, atteints par la débâcle, payaient jusqu’au dernier sou, tandis que la modeste bourgeoisie d’un côté et quelques grandes familles de l’autre n’hésitaient point à tout sacrifier, à tout donner, d’autres, qui sont riches, on le sait, ne se sont point fait scrupule de garder en même temps leur fortune et leurs dettes.

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La probité pourtant était peut-être la seule vraie propreté morale de l’homme, la seule vraie qualité de l’âme constituant l’honorabilité.
Les progrès de l’indélicatesse sont faciles à suivre. Il y a vingt ans, on s’étonnait que les domestiques ne fussent plus honnêtes. Aujourd’hui on s’ébahit quand ils le sont.
Il y a quinze ans, on s’indignait quand un fournisseur vous avait trompé. On serait bien surpris aujourd’hui de n’être point mis dedans par les plus scrupuleux négociants.
Et voilà que la contagion a gagné partout. Encore quelques années, et ce sera fini. Il n’existera plus un homme vraiment intègre, un de ceux à qui il ne suffisait pas d’être probe en apparence, d’être probe vis-à-vis des autres, mais qui voulaient le rester vis-à-vis d’eux-mêmes.
La probité, jusqu’ici, était demeurée le plus fixe des sentiments humains, le plus sérieux des obstacles dressés par la morale à nos instincts. Tout change. Tout passe.

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Un sentiment, par exemple, dont les déplacements sont vraiment surprenants : c’est la pudeur.
Je n’ose point affirmer que la pudeur n’a été inventée par les femmes que pour donner du prix et du charme à l’amour ; mais, au fond, je le crois. Donc, rechercher en quoi les femmes, dans tous les temps et chez tous les peuples, ont fait consister la pudeur nous révélerait sans doute ce qu’aimaient les hommes de leur époque et de leur pays, et nous donnerait l’histoire universelle de l’amour dans l’humanité.
Ajoutons que la pudeur et la mode sont sœurs et marchent ensemble.
Sait-on que c’est à une question de pudeur que les Espagnoles doivent leur gracieuse démarche ?
En Espagne jadis il était, paraît-il, déshonorant pour les femmes de montrer leur pied, j’entends leur pied chaussé, ce petit pied dont la finesse est demeurée légendaire ; il leur fallait s’y prendre de telle sorte qu’elles allassent par les rues sans jamais laisser voir aux passants le bout même de leurs chaussures.
Que faisaient-elles ? Elles portaient de longues, de très longues robes ; et, au lieu de marcher, elles glissaient. Elles glissaient d’une façon particulière, frôlant la terre de la semelle, le bout de la bottine toujours enseveli sous l’étoffe tombante de la jupe ; et, de cette habitude devenue universelle dans le pays, de cette habitude prolongée pendant plusieurs générations, est résultée presque une modification anatomique de la race, une démarche souple, singulièrement gracieuse, comparable au flottement d’une barque, une sorte de léger effleurement du sol par les pieds.
Il est regrettable que les aïeules des Anglaises errantes qu’on rencontre par toute la terre n’aient pas eu le même sentiment de pudeur que les ancêtres des Espagnoles.
Car est-il rien de plus désolant, pour quiconque adore la grâce des femmes, que de voir sautiller ces grands corps sur les échasses que sont leurs jambes ?

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Mais pour nous, la plus singulière des pudeurs est assurément celle des femmes arabes.
On le sait, jamais un homme, sauf l’époux, ne doit apercevoir leur visage. Quant au reste, elles ne le cachent guère.
Aussitôt qu’on avance dans le sud, le costume de la femme arabe devient des plus primitifs. Elle porte presque toujours une espèce de sac de laine blanche, ouvert du haut en bas des deux côtés, quelquefois noué à la ceinture, et quelquefois même flottant librement, de sorte que, de profil, on voit la femme nue de la tête aux pieds, tandis que son visage est voilé de façon qu’on distingue à peine ses yeux eux-mêmes.
Elles sont d’ailleurs, en général, plus jolies de figure que de formes, étant dès l’enfance employées à tous les rudes travaux, et fatiguées à quinze ans comme si elles étaient vieilles.
Voici une petite aventure qui donnera de leur pudeur une idée fort exacte.
J’étais alors à Boukhari, et je partis un matin avec deux amis pour aller passer la journée et la nuit chez un caïd voisin.
Nous traversions la vaste forêt qui s’étend derrière le fort de Boghar, et, mes compagnons étant restés à causer quelques minutes avec un officier qui nous avait rencontrés, je continuai, seul, mon chemin. Je marchais sans bruit, lentement. Tout à coup, derrière une roche, je surpris une jeune Arabe dont le visage était nu. À ma vue, elle fut effarée, se leva d’un bond et, perdant tout sang-froid, elle saisit à deux mains le lambeau de laine qui tombait de sa gorge à ses chevilles, pour s’en couvrir la figure. Elle le releva tout entier d’un mouvement convulsif, et s’enveloppa la tête dedans ; et elle demeurait dressée devant moi, sans un voile de la tête aux pieds, absolument immobile, et satisfaite sans doute de la manière dont elle avait sauvegardé sa pudeur et sa dignité de femme.
Osera-t-on dire à présent que les manifestations de la morale ne dépendent point des latitudes ?
Nous étions là dans le pays des autruches !
La nature n’a-t-elle pas manifestement donné le même instinct aux femmes et aux oiseaux du désert ?
Il leur suffit de se cacher la tête.
14 février 1882