Guy de Maupassant : Vers Kairouan. Texte publié dans La Revue des Deux Mondes du 1er février 1889. Il sera ensuite repris à quelques détails près dans le chapitre Vers Kairouan du recueil La vie errante.
Mis en ligne le 30 avril 2020.

Dialogues initiés par : tiret - guillemet

Vers Kairouan

11 décembre.
Nous quittons Tunis par une belle route qui longe d’abord un coteau, suit un instant le lac, puis traverse une plaine. L’horizon large, fermé par des montagnes aux crêtes vaporeuses, est nu, tout nu, taché seulement de place en place par des villages blancs, où l’on aperçoit de loin, dominant la masse indistincte des maisons, les minarets pointus et les petits dômes des koubbas. Sur toute cette terre fanatique, nous les retrouvons sans cesse, ces petits dômes éclatants des koubbas, soit dans les plaines fertiles d’Algérie ou de Tunisie, soit comme un phare sur le dos arrondi des montagnes, soit au fond des forêts de cèdres ou de pins, soit au bord des ravins profonds dans les fourrés de lentisques et de chênes-lièges, soit dans le désert jaune entre deux dattiers qui se penchent au-dessus, l’un à droite, l’autre à gauche, et laissent tomber sur la coupole de lait l’ombre légère et fine de leurs palmes.
Ils contiennent, comme une semence sacrée, les os de marabouts qui fécondent le sol illimité de l’islam, y font germer, de Tanger à Tombouctou, du Caire à La Mecque, de Tunis à Constantinople, de Khartoum à Java, la plus puissante, la plus mystérieusement dominatrice des religions qui aient dompté la conscience humaine.
Petits, ronds, isolés, et si blancs qu’ils jettent une clarté, ils ont bien l’air d’une graine divine jetée à poignée sur le monde par ce grand semeur de foi, Mohammed, frère d’Aïssa et de Moïse.
Pendant longtemps, nous allons, au grand trot des quatre chevaux attelés de front, par des plaines sans fin, plantées de vignes ou ensemencées de céréales qui commencent à sortir de terre.
Puis soudain la route, la belle route établie par les ponts et chaussées depuis le protectorat français, s’arrête net. Un pont a cédé aux dernières pluies, un pont trop petit, qui n’a pu laisser passer la masse d’eau venue de la montagne. Nous descendons à grand-peine dans le ravin, et la voiture, remontée de l’autre côté, reprend la belle route, une des principales artères de la Tunisie, comme on dit dans le langage officiel. Pendant quelques kilomètres, nous pouvons trotter encore, jusqu’à ce qu’on rencontre un autre petit pont qui a cédé également sous la pression des eaux. Puis, un peu plus loin, c’est au contraire le pont qui est resté, tout seul, indestructible, comme un minuscule arc de triomphe, tandis que la route, emportée des deux côtés, forme deux abîmes autour de cette ruine toute neuve.
Vers midi, nous apercevons devant nous une construction singulière. C’est, au bord de la route presque disparue déjà, un large pâté d’habitations soudées ensemble, à peine plus hautes que la taille d’un homme, abritées sous une suite continue de voûtes dont les unes, un peu plus élevées, dominent et donnent à ce singulier village l’aspect d’une agglomération de tombeaux. Là-dessus courent, hérissés, des chiens blancs qui aboient contre nous.
Ce hameau s’appelle Gorombalia et fut fondé par un chef andalou mahométan, Mohammed Gorombali, chassé d’Espagne par Isabelle la Catholique.
Nous déjeunons en ce lieu, puis nous repartons. Partout, au loin, avec la lunette-jumelle, on aperçoit des ruines romaines. D’abord Vico Aureliano, puis Siago, plus important, où restent des constructions byzantines et arabes. Mais voilà que la belle route, la principale artère de la Tunisie, n’est plus qu’une ornière affreuse. Partout l’eau des pluies l’a trouée, minée, dévorée. Tantôt les ponts écroulés ne montrent plus qu’une masse de pierres dans un ravin, tantôt ils demeurent intacts, tandis que l’eau, les dédaignant, s’est frayé ailleurs une voie, ouvrant à travers le talus des ponts et chaussées des tranchées larges de cinquante mètres.
Pourquoi donc ces dégâts, ces ruines ? Un enfant, du premier coup d’œil, le saurait. Tous les ponceaux, trop étroits d’ailleurs, sont au-dessous du niveau des eaux dès qu’arrivent les pluies. Les uns donc, recouverts par le torrent, obstrués par les branches qu’il traîne, sont renversés, tandis que le courant capricieux refusant de se canaliser sous les suivants, qui ne sont point sur son cours ordinaire, reprend le chemin des autres années, en dépit des ingénieurs. Cette route de Tunis à Kairouan est stupéfiante à voir. Loin d’aider au passage des gens et des voitures, elle le rend impossible, crée des dangers sans nombre. On a détruit le vieux chemin arabe qui était bon, et on l’a remplacé par une série de fondrières, d’arches démolies, d’ornières et de trous. Tout est à refaire avant d’avoir fini. On recommence à chaque pluie les travaux, sans vouloir avouer, sans consentir à comprendre qu’il faudra toujours recommencer ce chapelet de ponts croulants. Celui d’Enfidaville a été reconstruit deux fois. Il vient encore d’être emporté. Celui d’Oued-el-Hammam est détruit pour la quatrième fois. Ce sont des ponts nageurs, des ponts plongeurs, des ponts culbuteurs. Seuls les vieux ponts arabes résistent à tout.
On commence par se fâcher, car la voiture doit descendre en des ravins presque infranchissables où dix fois par heure on croit verser, puis on finit par en rire comme d’une incroyable cocasserie. Pour éviter ces ponts redoutables, il faut faire d’immenses détours, aller au nord, revenir au sud, tourner à l’est, repasser à l’ouest. Les pauvres indigènes ont dû, à coups de pioche, à coups de hache, à coups de serpe, se frayer un passage nouveau à travers le maquis de chênes verts, de thuyas, de lentisques, de bruyères et de pins d’Alep, l’ancien passage étant détruit par nous.
Bientôt les arbustes disparaissent, et nous ne voyons plus qu’une étendue onduleuse, crevassée par les ravines, où, de place en place, apparaissent, soit les os clairs d’une carcasse aux côtes soulevées, soit une charogne à moitié dévorée par les oiseaux de proie et les chiens. Pendant quinze mois, il n’est point tombé une goutte d’eau sur cette terre, et la moitié des bêtes y sont mortes de faim. Leurs cadavres restent semés partout, empoisonnent le vent, et donnent à ces plaines l’aspect d’un pays stérile, rongé par le soleil et ravagé par la peste. Seuls les chiens sont gras, nourris de cette viande en putréfaction. Souvent, on en aperçoit deux ou trois, acharnés sur la même pourriture. Les pattes raides, ils tirent sur la longue jambe d’un chameau ou sur la courte patte d’un bourriquet, ils dépècent le poitrail d’un cheval ou fouillent le ventre d’une vache. Et on en découvre au loin qui errent, en quête de charognes, le nez dans la brise, le poil épais, tendant leur museau pointu.
Et il est bizarre de songer que ce sol calciné depuis deux ans par un soleil implacable, noyé depuis un mois sous des pluies de déluge, sera, vers mars et avril, une prairie illimitée, avec des herbes montant aux épaules d’un homme, et d’innombrables fleurs comme nous n’en voyons guère en nos jardins. Chaque année, quand il pleut, la Tunisie entière passe, à quelques mois de distance, par la plus affreuse aridité et par la plus fougueuse fécondité. De Sahara sans un brin d’herbe, elle devient tout à coup, presque en quelques jours, comme par miracle, une Normandie follement verte, une Normandie ivre de chaleur, jetant en ces moissons de telles poussées de sève qu’elles sortent de terre, grandissent, jaunissent et mûrissent à vue d’œil.
Elle est cultivée, de place en place, d’une façon très singulière, par les Arabes.
Ils habitent, soit les villages clairs aperçus au loin, soit les gourbis, huttes de branchages, soit les tentes brunes et pointues cachées, comme d’énormes champignons, derrière des broussailles sèches ou des bois de cactus. Quand la dernière moisson a été abondante, ils se décident de bonne heure à préparer les labours ; mais, quand la sécheresse les a presque affamés, ils attendent en général les premières pluies pour risquer leurs derniers grains ou pour emprunter au gouvernement la semence qu’il leur prête assez facilement. Or, dès que les lourdes ondées d’automne ont détrempé la contrée, ils vont trouver tantôt le caïd qui détient le territoire fertile, tantôt le nouveau propriétaire européen qui loue souvent plus cher, mais ne les vole pas, et leur rend dans leurs contestations une justice plus stricte, qui n’est point vénale, et ils désignent les terres choisies par eux, en marquent les limites, les prennent à bail pour une seule saison, puis se mettent à les cultiver.
Alors on voit un étonnant spectacle ! Chaque fois que, quittant les régions pierreuses et arides, on arrive aux parties fécondes, apparaissent au loin les invraisemblables silhouettes des chameaux laboureurs attelés aux charrues. La haute bête fantastique traîne, de son pas lent, le maigre instrument de bois que pousse l’Arabe, vêtu d’une sorte de chemise. Bientôt ces groupes surprenants se multiplient, car on approche d’un centre recherché. Ils vont, viennent, se croisent par toute la plaine, y promenant l’inexprimable profil de l’animal, de l’instrument et de l’homme, qui semblent soudés ensemble, ne faire qu’un seul être apocalyptique et solennellement drôle.
Le chameau est remplacé de temps en temps par des vaches, par des ânes, quelquefois même par des femmes. J’en ai vu une accouplée avec un bourriquet et tirant autant que la bête, tandis que le mari poussait et excitait ce lamentable attelage.
Le sillon de l’Arabe n’est point ce beau sillon profond et droit du laboureur européen, mais une sorte de feston qui se promène capricieusement à fleur de terre autour des touffes de jujubiers. Jamais ce nonchalant cultivateur ne s’arrête ou ne se baisse pour arracher une plante parasite poussée devant lui. Il l’évite par un détour, la respecte, l’enferme comme si elle était capricieuse, comme si elle était sacrée, dans les circuits tortueux de son labour. Ses champs sont donc pleins de touffes d’arbrisseaux, dont quelques-unes si petites qu’un simple effort de la main les pourrait extirper. La vue seule de cette culture mixte de broussailles et de céréales finit par tant énerver l’œil qu’on a envie de prendre une pioche et de défricher les terres où circulent, à travers les jujubiers sauvages, ces triades fantastiques de chameaux, de charrues et d’Arabes.
On retrouve bien, dans cette indifférence tranquille, dans ce respect pour la plante poussée sur la terre de Dieu, l’âme fataliste de l’Oriental. Si elle a grandi là, cette plante, c’est que le Maître l’a voulu, sans doute. Pourquoi défaire son œuvre et la détruire ? Ne vaut-il pas mieux se détourner et l’éviter ? Si elle croît jusqu’à couvrir le champ entier, n’y a-t-il point d’autres terres plus loin ? Pourquoi prendre cette peine, faire un geste, un effort de plus, augmenter d’une fatigue, si légère soit-elle, la besogne indispensable ?
Chez nous, le paysan, rageur, jaloux de la terre plus que de sa femme, se jetterait, la pioche aux mains, sur l’ennemi poussé chez lui et, sans repos jusqu’à ce qu’il l’eût vaincu, il frapperait, avec de grands gestes de bûcheron, la racine tenace enfoncée au sol.
Ici, que leur importe ? Jamais non plus ils n’enlèvent la pierre rencontrée ; ils la contournent aussi. En une heure, certains champs pourraient être débarrassés, par un seul homme, des rochers mobiles qui forcent le soc de charrue à des ondulations sans nombre. Ils ne le seront jamais. La pierre est là, qu’elle y reste. N’est-ce pas la volonté de Dieu ?
Quand les nomades ont ensemencé le territoire choisi par eux, ils s’en vont, cherchant ailleurs des pâturages pour leurs troupeaux et laissant une seule famille à la garde des récoltes.
Nous sommes à présent dans un immense domaine de cent quarante mille hectares, qu’on nomme l’Enfida, et qui appartient à des Français. L’achat de cette propriété démesurée, vendue par le général Kheir-ed-Din, ex-ministre du bey, a été une des causes déterminantes de l’influence française en Tunisie.
Les circonstances qui ont accompagné cet achat sont amusantes et caractéristiques. Quand les capitalistes français et le général se furent mis d’accord sur le prix, on se rendit chez le cadi pour rédiger l’acte ; mais la loi tunisienne contient une disposition spéciale qui permet aux voisins limitrophes d’une propriété vendue de réclamer la préférence à prix égal.
Chez nous, par prix égal, on entendrait exprimer une somme égale en n’importe quelles espèces ayant cours ; mais le code oriental, qui laisse toujours ouverte une porte pour les chicanes, prétend que le prix sera payé par le voisin réclamant en monnaies identiquement pareilles : même nombre de titres de même nature, de billets de banque de même valeur, de pièces d’or, d’argent ou de cuivre. Enfin, afin de rendre, en certains cas, insoluble cette difficulté, il permet au cadi d’autoriser le premier acheteur à ajouter aux sommes stipulées une poignée de menues piécettes indéterminées, par conséquent inconnues, ce qui met les voisins limitrophes dans l’impossibilité absolue de fournir une somme strictement et matériellement semblable.
Devant l’opposition d’un Israélite, M. Lévy, voisin de l’Enfida, les Français demandèrent au cadi l’autorisation d’ajouter au prix convenu cette poignée de menues monnaies. L’autorisation leur fut refusée.
Mais le code musulman est fécond en moyens, et un autre se présenta. Ce fut d’acheter cet énorme bloc de terres de cent quarante mille hectares, moins un ruban d’un mètre, sur tout le contour. Dès lors, il n’y avait plus contact avec un autre voisin ; et la société franco-africaine demeura, malgré tous les efforts de ses ennemis et du ministère beylical, propriétaire de l’Enfida.
Elle y a fait faire de grands travaux dans toutes les parties fertiles, a planté des vignes, des arbres, fondé des villages et divisé les terres par portions régulières de dix hectares chacune, afin que les Arabes eussent toute facilité pour choisir et indiquer leur choix sans erreur possible.
Pendant deux jours, nous allons traverser cette province tunisienne avant d’en atteindre l’autre extrémité. Depuis quelque temps, la route, une simple piste à travers les touffes de jujubiers, était devenue meilleure, et l’espoir d’arriver avant la nuit à Bou-Ficha, où nous devions coucher, nous réjouissait, quand nous aperçûmes une armée d’ouvriers de toute race occupés à remplacer ce chemin passable par une voie française, c’est-à-dire par un chapelet de dangers, et nous devons reprendre le pas. Ils sont surprenants, ces ouvriers. Le nègre lippu, aux gros yeux blancs, aux dents éclatantes, pioche à côté de l’Arabe au fin profil, de l’Espagnol poilu, du Marocain, du Maure, du Maltais et du terrassier français égaré, on ne sait comment ni pourquoi, en ce pays ; il y a aussi là des Grecs, des Turcs, tous les types de Levantins ; et on songe à ce que doit être la moyenne de morale, de probité et d’aménité de cette horde.
Vers trois heures, nous atteignons le plus vaste caravansérail que j’aie jamais vu. C’est toute une ville, ou plutôt un village enfermé dans une seule enceinte, qui contient, l’une après l’autre, trois cours immenses où sont parqués en de petites cases les hommes, boulangers, savetiers, marchands divers, et, sous des arcades, les bêtes. Quelques cellules propres, avec des lits et des nattes, sont réservées pour les passants de distinction.
Sur le mur de la terrasse, deux pigeons blancs argentés et luisants nous regardent avec des yeux rouges qui brillent comme des rubis.
Les chevaux ont bu. Nous repartons.
La route se rapproche un peu de la mer, dont nous découvrons la traînée bleuâtre à l’horizon. Au bout d’un cap, une ville apparaît, dont la ligne, droite, éblouissante sous le soleil couchant, semble courir sur l’eau. C’est Hammamet, qui se nommait Put-Put sous les Romains. Au loin, devant nous, dans la plaine, se dresse une ruine ronde qui, par un effet de mirage, semble gigantesque. C’est encore un tombeau romain, haut seulement de dix mètres, qu’on nomme Kars-el-Menara.
Le soir vient. Sur nos têtes le ciel est resté bleu, mais devant nous s’étale une nuée violette, opaque, derrière laquelle le soleil s’enfonce. Au bas de cette couche de nuages s’allonge sur l’horizon et sur la mer un mince ruban rose, tout droit, régulier, et qui devient, de minute en minute, de plus en plus lumineux à mesure que descend vers lui l’astre invisible. De lourds oiseaux passent d’un vol lent ; ce sont, je crois, des buses. La sensation du soir est profonde, pénètre l’âme, le cœur, le corps avec une rare puissance, dans cette lande sauvage qui va ainsi jusqu’à Kairouan, à deux jours de marche devant nous. Telle doit être, à l’heure du crépuscule, la steppe russe. Nous rencontrons trois hommes en burnous. De loin, je les prends pour des nègres, tant ils sont noirs et luisants, puis je reconnais le type arabe. Ce sont des gens du Souf, curieuse oasis presque enfouie dans les sables entre les Chotts et Touggourt. La nuit bientôt s’étend sur nous. Les chevaux ne vont plus qu’au pas. Mais soudain surgit dans l’ombre un mur blanc. C’est l’intendance nord de l’Enfida, le bordj de Bou-Ficha, sorte de forteresse carrée, défendue par des murs sans ouvertures et par une porte de fer contre les surprises des Arabes. On nous attend. La femme de l’intendant, Mme Moreau, nous a préparé un fort bon dîner. Nous avons fait quatre-vingts kilomètres, malgré les ponts et chaussées.

12 décembre.
Nous partons au point du jour. L’aurore est rose, d’un rose intense. Comment l’exprimer ? Je dirais saumonée si cette note était plus brillante. Vraiment nous manquons de mots pour faire passer devant les yeux toutes les combinaisons des tons. Notre regard, le regard moderne, sait voir la gamme infinie des nuances. Il distingue toutes les unions de couleurs entre elles, toutes les dégradations qu’elles subissent, toutes leurs modifications sous l’influence des voisinages, de la lumière, des ombres, des heures du jour. Et pour dire ces milliers de subtiles colorations, nous avons seulement quelques mots, les mots simples qu’employaient nos pères afin de raconter les rares émotions de leurs yeux naïfs.
Regardons les étoffes nouvelles. Combien de tons inexprimables entre les tons principaux ! Pour les évoquer, on ne peut se servir que de comparaisons qui sont toujours insuffisantes.
Ce que j’ai vu, ce matin-là, en quelques minutes, je ne saurais, avec des verbes, des noms et des adjectifs, le faire voir.
Nous nous approchons encore de la mer, ou plutôt d’un vaste étang qui s’ouvre sur la mer. Avec ma lunette-jumelle, j’aperçois, dans l’eau, des flamants, et je quitte la voiture afin de ramper vers eux entre les broussailles et de les regarder de plus près.
J’avance. Je les vois mieux. Les uns nagent, d’autres sont debout sur leurs longues échasses. Ce sont des taches blanches et rouges qui flottent, ou bien des fleurs énormes poussées sur une menue tige de pourpre, des fleurs groupées par centaines, soit sur la berge, soit dans l’eau. On dirait des plates-bandes de lis carminés, d’où sortent, comme d’une corolle, des têtes d’oiseaux tachées de sang au bout d’un cou mince et recourbé.
J’approche encore, et soudain la bande la plus proche me voit ou me flaire, et fuit. Un seul s’enlève d’abord, puis tous partent. C’est vraiment l’envolée prodigieuse d’un jardin, dont toutes les corbeilles l’une après l’autre s’élancent au ciel ; et je suis longtemps, avec ma jumelle, les nuages roses et blancs qui s’en vont là-bas, vers la mer, en laissant traîner derrière eux toutes ces pattes sanglantes, fines comme des branches coupées.
Ce grand étang servait autrefois de refuge aux flottes des habitants d’Aphrodisium, pirates redoutables qui s’embusquaient et se réfugiaient là.
On aperçoit au loin les ruines de cette ville, où Bélisaire fit halte dans sa marche sur Carthage. On y trouve encore un arc de triomphe, les restes d’un temple de Vénus et d’une immense forteresse.
Sur le seul territoire de l’Enfida, on rencontre ainsi les vestiges de dix-sept cités romaines. Là-bas, sur le rivage est Hergla, qui fut l’opulente Aurea Cœlia d’Antonin, et si, au lieu d’incliner vers Kairouan, nous continuions en ligne droite, nous verrions, le soir du troisième jour de marche, se dresser dans une plaine absolument inculte l’amphithéâtre de Ed-Djem, aussi grand que le Colisée de Rome, débris colossal qui pouvait contenir quatre-vingt mille spectateurs.
Autour de ce géant, qui serait presque intact si Hamouda, bey de Tunis, ne l’avait pas fait ouvrir à coups de canon pour en déloger les Arabes qui refusaient de payer l’impôt, on a trouvé, de place en place, quelques traces d’une grande ville luxueuse, de vastes citernes et un immense chapiteau corinthien de l’art le plus pur, bloc unique de marbre blanc.
Quelle est l’histoire de cette cité, la Tusdrita de Pline, la Thysdrus de Ptolémée, dont le nom seul se trouve transcrit une ou deux fois par les historiens ? Que lui manque-t-il pour être célèbre, puisqu’elle fut si grande, si peuplée et si riche ? Presque rien, un Homère !
Sans lui, qu’eût été Troie ? qui connaîtrait Ithaque ?
Dans ce pays, on apprend par ses yeux ce qu’est l’histoire et surtout ce que fut la Bible. On comprend que les patriarches et tous les personnages légendaires, si grands dans les livres, si imposants dans notre imagination, furent de pauvres hommes qui erraient à travers les peuplades primitives, comme errent ces Arabes graves et simples, pleins encore de l’âme antique et vêtus du costume antique. Les patriarches ont eu seulement des poètes historiens pour chanter leur vie.
Une fois au moins par jour, au pied d’un olivier, au coin d’un bois de cactus, on rencontre la Fuite en Égypte ; et on sourit en songeant que les peintres galants ont fait asseoir la Vierge Marie sur l’âne qui fut monté sans aucun doute par Joseph, son époux, tandis qu’elle suivait à pas pesants, un peu courbée, portant sur son dos, dans un burnous gris de poussière, le petit corps, rond comme une boule, de l’enfant Jésus.
Celle que nous voyons surtout, à chaque puits, c’est Rebecca. Elle est habillée d’une robe en laine bleue, superbement drapée, porte aux chevilles des anneaux d’argent et, sur la poitrine, un collier de plaques du même métal, unies par des chaînettes. Quelquefois, elle se cache la figure à notre approche ; quelquefois aussi, quand elle est belle, elle nous montre un frais et brun visage, qui nous regarde avec de grands yeux noirs. C’est bien la fille de la Bible, celle dont le Cantique a dit : Nigra sum sed formosa, celle qui, soutenant une outre sur son front par les chemins pierreux, montrant la chair ferme et bronzée de ses jambes, marchant d’un pas tranquille, en balançant doucement sa taille souple sur ses hanches, tenta les anges du ciel, comme elle nous tente encore, nous qui ne sommes point des anges.
En Algérie et dans le Sahara algérien, toutes les femmes, celles des villes comme celles des tribus, sont vêtues de blanc. En Tunisie, au contraire, celles des cités sont enveloppées de la tête aux pieds en des voiles de mousseline noire qui en font d’étranges apparitions dans les rues si claires des petites villes du sud, et celles des campagnes sont habillées avec des robes gros bleu d’un gracieux et grand effet, qui leur donne une allure encore plus biblique.
Nous traversons maintenant une plaine où l’on voit partout les traces du travail humain, car nous approchons du centre de l’Enfida, baptisé Enfidaville, après s’être nommé Dar-el-Bey.
Voici là-bas des arbres ! Quel étonnement ! Ils sont déjà hauts, bien que plantés seulement depuis quatre ans, et témoignent de l’étonnante richesse de cette terre et des résultats que peut donner une culture raisonnée et sérieuse. Puis, au milieu de ces arbres, apparaissent de grands bâtiments sur lesquels flotte le drapeau français. C’est l’habitation du régisseur général et l’œuf de la ville future. Un village s’est déjà formé autour de ces constructions importantes, et un marché y a lieu tous les lundis, où se font de très grosses affaires. Les Arabes y viennent en foule de points très éloignés.
Rien n’est plus intéressant que l’étude de l’organisation de cet immense domaine où les intérêts des indigènes ont été sauvegardés avec autant de soin que ceux des Européens. C’est là un modèle de gouvernement agraire pour ces pays mêlés où des mœurs essentiellement opposées et diverses appellent des institutions très délicatement prévoyantes.
Après avoir déjeuné dans cette capitale de l’Enfida, nous partons pour visiter un très curieux village perché sur un roc éloigné d’environ cinq kilomètres.
D’abord nous traversons des vignes, puis nous rentrons dans la lande, dans ces longues étendues de terre jaune, parsemées seulement de touffes maigres de jujubiers.
La nappe d’eau souterraine est à deux ou trois ou cinq mètres sous presque toutes ces plaines, qui pourraient devenir, avec un peu de travail, d’immenses champs d’oliviers.
On y voit seulement, de place en place, de petits bois de cactus grands à peine comme nos vergers.
Voici l’origine de ces bois :
Il existe en Tunisie un usage fort intéressant appelé droit de vivification du sol, qui permet à tout Arabe de s’emparer des terres incultes et de les féconder si le propriétaire n’est point présent pour s’y opposer.
Donc l’Arabe, apercevant un champ qui lui paraît fertile, y plante, soit des oliviers, soit surtout des cactus appelés à tort par lui figuiers de Barbarie, et, par ce seul fait, s’assure la jouissance de la moitié de chaque récolte jusqu’à extinction de l’arbre. L’autre moitié appartient au propriétaire foncier, qui n’a plus dès lors qu’à surveiller la vente des produits, pour toucher sa part régulière.
L’Arabe envahisseur doit prendre soin de ce champ, l’entretenir, le défendre contre les vols, le sauvegarder de tout mal comme s’il lui appartenait en propre, et, chaque année, il met les fruits aux enchères pour que le partage soit équitable. Presque toujours, d’ailleurs, il s’en rend lui-même acquéreur, et paie alors au vrai propriétaire une sorte de fermage irrégulier et proportionnel à la valeur de chaque récolte.
Ces bois de cactus ont un aspect fantastique. Les troncs tordus ressemblent à des corps de dragons, à des membres de monstres aux écailles soulevées et hérissées de pointes. Quand on en rencontre un le soir, au clair de lune, on croirait vraiment entrer dans un pays de cauchemar.
Tout le pied du roc escarpé qui porte le village de Tac-Rouna est couvert de ces hautes plantes diaboliques. On traverse une forêt du Dante. On croit qu’elles vont remuer, agiter leurs larges feuilles rondes, épaisses et couvertes de longues aiguilles, qu’elles vont vous saisir, vous étreindre, vous déchirer avec ces redoutables griffes. Je ne sais rien de plus hallucinant que ce chaos de pierres énormes et de cactus qui garde le pied de cette montagne.
Tout à coup, au milieu de ces rochers et de ces végétaux à l’air féroce, nous découvrons un puits entouré de femmes, qui viennent chercher de l’eau. Les bijoux d’argent de leurs jambes et de leurs cous brillent au soleil. En nous apercevant, elles cachent leurs faces brunes sous un pli de l’étoffe bleue qui les drape, et, un bras levé sur leur front, nous laissent passer en cherchant à nous voir.
Le sentier est escarpé, à peine bon pour des mulets. Les cactus aussi ont grimpé le long du chemin, dans les roches. Ils semblent nous accompagner, nous entourer, nous enfermer, nous suivre et nous devancer. Là-haut, tout au sommet de la montée, apparaît toujours le dôme éclatant d’une koubba.
Voici le village : un amas de ruines, de murs croulants, où on ne parvient guère à distinguer les trous habités de ceux qui ne servent plus. Les pans de muraille encore debout au nord et à l’ouest sont tellement minés et menaçants que nous n’osons pas nous aventurer au milieu : une secousse les ferait crouler.
La vue de là-haut est magnifique. Au sud, à l’est, à l’ouest, la plaine infinie que la mer baigne sur une longue étendue. Au nord, des montagnes pelées, rouges, dentelées comme la crête des coqs. Tout au loin, le Djebel-Zaghouan, qui domine la contrée entière.
Ce sont les dernières montagnes que nous apercevrons maintenant jusqu’à Kairouan.
Ce petit village de Tac-Rouna est une espèce de place forte arabe, tout à fait à l’abri d’un coup de main. Tac, d’ailleurs, est un diminutif de Tackesche, qui veut dire forteresse. Une des principales fonctions des habitants, car on ne peut, en ce cas, dire « occupations », consiste à garder dans leurs silos les grains que les nomades leur confient après la moisson.
Nous revenons, le soir, coucher à Enfidaville.

13 décembre.
Nous passons d’abord au milieu des vignes de la Société franco-africaine, puis nous atteignons des plaines démesurées où errent, par tout l’horizon, ces apparitions inoubliables faites d’un chameau, d’une charrue et d’un Arabe. Puis le sol devient aride, et devant nous j’aperçois, avec la jumelle, un grand désert de pierres énormes, debout, dans tous les sens, à droite, à gauche, à perte de vue. En approchant, on reconnaît des dolmens. C’est là une nécropole de proportions inimaginables, car elle couvre quarante hectares ! Chaque tombeau est composé de quatre pierres plates. Trois debout forment le fond et les deux côtés, une autre, posée dessus, sert de toit. Pendant longtemps, toutes les fouilles faites par le régisseur de l’Enfida pour découvrir des caveaux sous ces monuments mégalithiques sont demeurées inutiles. Il y a dix-huit mois ou deux ans, M. Hamy, conservateur du Musée d’ethnographie de Paris, après beaucoup de recherches, parvint à découvrir l’entrée de ces tombes souterraines, cachée avec beaucoup d’adresse sous un lit de roches épaisses. Il a trouvé dedans quelques ossements et des vases de terre révélant des sépultures berbères. D’un autre côté, M. Mangiavacchi, régisseur de l’Enfida, a indiqué, non loin de là, les traces presque disparues d’une vaste cité berbère. Quelle pouvait être cette ville qui a couvert de ses morts une étendue de quarante hectares ?
Chez les Orientaux, d’ailleurs, on est frappé sans cesse par la place abandonnée aux ancêtres dans ce monde. Les cimetières sont immenses, innombrables. On en rencontre partout. Les tombes dans la ville du Caire tiennent plus de place que les maisons. Chez nous, au contraire, la terre coûte cher et les disparus ne comptent plus. On les empile, on les entasse l’un contre l’autre, l’un sur l’autre, l’un dans l’autre, en un petit coin, hors la ville, dans la banlieue, entre quatre murs. Les dalles de marbre et les croix de bois couvrent des générations enfouies là depuis des siècles. C’est un fumier de morts à la porte des villes. On leur donne tout juste le temps de perdre leur forme dans la terre engraissée déjà par la pourriture humaine, le temps de mêler encore leur chair décomposée à cette argile cadavérique ; puis, comme d’autres arrivent sans cesse, et qu’on cultive dans les champs voisins des plantes potagères pour les vivants, on fouille à coups de pioche ce sol mangeur d’hommes, on en arrache les os rencontrés, têtes, bras, jambes, côtes, de mâles, de femelles et d’enfants, oubliés et confondus ensemble ; on les jette, pêle-mêle, dans une tranchée, et on offre aux morts récents, aux morts dont on sait encore le nom, la place volée aux autres que personne ne connaît plus, que le néant a repris tout entiers ; car il faut être économe dans les sociétés civilisées.
En sortant de ce cimetière antique et démesuré, nous apercevons une maison blanche. C’est El-Menzel, l’intendance sud de l’Enfida, où finit notre étape.
Comme nous étions restés longtemps à causer après dîner, l’idée nous vint de sortir quelques minutes avant de nous mettre au lit. Un clair de lune magnifique éclairait la steppe et, glissant entre les écailles de cactus énormes poussés à quelques mètres devant nous, leur donnait l’aspect surnaturel d’un troupeau de bêtes infernales éclatant tout à coup et jetant en l’air, en tous sens, les plaques rondes de leurs corps affreux.
Nous étant arrêtés pour les regarder, un bruit lointain, continu, puissant, nous frappa. C’étaient des voix innombrables, aiguës ou graves, de tous les timbres imaginables, des sifflements, des cris, des appels, la rumeur inconnue et terrifiante d’une foule affolée, d’une foule innommable, irréelle, qui devait se battre quelque part, on ne savait où, dans le ciel ou sur la terre. Tendant l’oreille vers tous les points de l’horizon, nous finîmes par découvrir que cette clameur venait du sud. Alors quelqu’un s’écria :
— Mais ce sont les oiseaux du lac Triton !
Nous devions, en effet, le lendemain, passer à côté de ce lac, appelé par les Arabes El-Kelbia (la chienne), d’une superficie de dix mille à treize mille hectares, dont certains géographes modernes font l’ancienne mer intérieure d’Afrique, qu’on avait placée jusqu’ici dans les chotts Fedjedj, R’arsa et Melr’ir.
C’était bien, en effet, le peuple piaillard des oiseaux d’eau, campé, comme une armée de tribus diverses, sur les bords du lac, éloigné cependant de seize kilomètres, qui faisait dans la nuit ce grand vacarme confus, car ils sont là des milliers, de toute race, de toute forme, de toute plume, depuis le canard au nez plat, jusqu’à la cigogne au long bec. Il y a des armées de flamants et de grues, des flottes de macreuses et de goélands, des régiments de grèbes, de pluviers, de bécassines, de mouettes. Et sous les doux clairs de lune, toutes ces bêtes, égayées par la belle nuit, loin de l’homme, qui n’a point de demeure près de leur grand royaume liquide, s’agitent, poussent leurs cris, causent sans doute en leur langue d’oiseaux, emplissent le ciel lumineux de leurs voix perçantes, auxquelles répondent seulement l’aboiement lointain des chiens arabes ou le jappement des chacals.

14 décembre.
Après avoir encore traversé quelques plaines cultivées çà et là par les indigènes, mais demeurées la plupart du temps complètement incultes, bien que très fertilisables, nous découvrons sur la gauche la longue nappe d’eau du lac Triton. On s’en approche peu à peu, et on y croit voir des îles, de grandes îles nombreuses, tantôt blanches, tantôt noires. Ce sont des peuplades d’oiseaux qui nagent, qui flottent, par masses compactes. Sur les bords, des grues énormes se promènent deux par deux, trois par trois, sur leurs hautes pattes. On en aperçoit d’autres dans la plaine, entre les touffes du maquis que dominent leurs têtes inquiètes.
Ce lac, dont la profondeur atteint six ou huit mètres, a été complètement à sec cet été, après les quinze mois de sécheresse qu’a subis la Tunisie, ce qui ne s’était pas vu de mémoire d’homme. Mais, malgré son étendue considérable, en un seul jour il fut rempli à l’automne, car c’est en lui que se ramassent toutes les pluies tombées sur les montagnes du centre. La grande richesse future de ces campagnes tient à ceci, qu’au lieu d’être traversées par des rivières souvent vides, mais au cours précis et qui canalisent l’eau du ciel, comme l’Algérie, elles sont à peine parcourues par des ravines où le moindre barrage suffit pour arrêter les torrents. Or leur niveau étant partout le même, chaque averse tombée sur les monts lointains se répand sur la plaine entière, en fait, pendant plusieurs jours ou pendant plusieurs heures, un immense marécage, et y dépose, à chacune de ces inondations, une couche nouvelle de limon qui l’engraisse et la fertilise, comme une Égypte qui n’aurait point de Nil.
Nous arrivons maintenant en des landes illimitées, où se répand une lèpre intermittente, une petite plante grasse vert-de-grisâtre dont les chameaux sont très friands. Aussi aperçoit-on, pâturant à perte de vue, d’immenses troupeaux de dromadaires. Quand nous passons au milieu d’eux, ils nous regardent de leurs gros yeux luisants, et on se croirait aux premiers temps du monde, aux jours où le créateur hésitant jetait à poignées sur la terre, comme pour juger la valeur et l’effet de son œuvre douteuse, les races informes qu’il a depuis peu à peu détruites, tout en laissant survivre quelques types primitifs sur ce grand continent négligé, l’Afrique, où il a oublié dans les sables la girafe, l’autruche et le dromadaire.
Ah ! la drôle et gentille chose que voici : une chamelle qui vient de mettre bas, et qui s’en va vers le campement, suivie de son chamelet que poussent, avec des branches, deux petits Arabes dont la figure n’arrive pas au derrière du petit chameau. Il est grand, lui, déjà, monté sur des jambes très hautes portant un rien du tout de corps que terminent un cou d’oiseau et une tête étonnée dont les yeux regardent depuis un quart d’heure seulement ces choses nouvelles : le jour, la lande et la bête qu’il suit. Il marche très bien pourtant, sans embarras, sans hésitation, sur ce terrain inégal, et il commence à flairer la mamelle, car la nature ne l’a fait si haut, cet animal vieux de quelques minutes, que pour lui permettre d’atteindre au ventre escarpé de sa mère.
En voici d’autres âgés de quelques jours, d’autres encore âgés de quelques mois, puis de très grands, dont le poil a l’air d’une broussaille, d’autres tout jaunes, d’autres d’un gris blanc, d’autres noirâtres. Le paysage devient tellement étrange que je n’ai jamais rien vu qui lui ressemble. À droite, à gauche, des lignes de pierres sortent de terre, rangées comme des soldats, toutes dans le même ordre, dans le même sens, penchées vers Kairouan, invisible encore. On les dirait en marche, par bataillons, ces pierres dressées l’une derrière l’autre, par files droites, éloignées de quelques centaines de pas. Elles couvrent ainsi plusieurs kilomètres. Entre elles, rien que du sable argileux. Ce soulèvement est un des plus curieux du monde. Il a d’ailleurs sa légende.
Quand Sidi-Okba, avec ses cavaliers, arriva dans ce désert sinistre où s’étale aujourd’hui ce qui reste de la ville sainte, il campa dans cette solitude. Ses compagnons, surpris de le voir s’arrêter dans ce lieu, lui conseillèrent de s’éloigner, mais il répondit :
— Nous devons rester ici et même y fonder une ville, car telle est la volonté de Dieu.
Ils lui objectèrent qu’il n’y avait ni eau pour boire, ni bois, ni pierres pour construire.
Sidi-Okba leur imposa silence par ces mots : « Dieu y pourvoira. »
Le lendemain, on vint lui annoncer qu’une levrette avait trouvé de l’eau. On creusa donc à cet endroit, et on découvrit, à seize mètres sous le sol, la source qui alimente le grand puits coiffé d’une coupole où un chameau tourne, tout le long du jour, la manivelle élévatoire.
Le lendemain encore, des Arabes, envoyés à la découverte, annoncèrent à Sidi-Okba qu’ils avaient aperçu des forêts sur les pentes de montagnes voisines.
Et le jour suivant, enfin, des cavaliers, partis le matin, rentrèrent au galop, en criant qu’ils venaient de rencontrer des pierres, une armée de pierres en marche, envoyées par Dieu sans aucun doute.
Kairouan, malgré ce miracle, est construite presque entièrement en briques.
Mais voilà que la plaine est devenue un marais de boue jaune où les chevaux glissent, tirent sans avancer, s’épuisent et s’abattent. Ils enfoncent dans cette vase gluante jusqu’aux genoux. Les roues y entrent jusqu’aux moyeux. Le ciel s’est couvert, la pluie tombe, une pluie fine qui embrume l’horizon. Tantôt le chemin semble meilleur quand on gravit une des sept ondulations appelées les sept collines de Kairouan, tantôt il redevient un épouvantable cloaque lorsqu’on redescend dans l’entre-deux. Soudain la voiture s’arrête ; une des roues de derrière est enrayée par le sable.
Il faut mettre pied à terre et se servir de ses jambes. Nous voici donc sous la pluie, fouettés par un vent furieux, levant à chaque pas une énorme botte de glaise qui englue nos chaussures, appesantit notre marche jusqu’à la rendre exténuante, plongeant parfois en des fondrières de boue, essoufflés, maudissant le sud glacial, et faisant vers la cité sacrée un pèlerinage qui nous vaudra peut-être quelque indulgence après ce monde, si, par hasard, le Dieu du Prophète est le vrai.
On sait que, pour les croyants, sept pèlerinages à Kairouan valent un pèlerinage à La Mecque.
Après un kilomètre ou deux de ce piétinement épuisant, j’entrevois dans la brume, au loin, devant moi, une tour mince et pointue, à peine visible, à peine plus teintée que le brouillard, et dont le sommet se perd dans la nuée. C’est une apparition vague et saisissante qui se précise peu à peu, prend une forme plus nette et devient un grand minaret debout dans le ciel sans qu’on voie rien autre chose, rien autour, rien au-dessous : ni la ville, ni les murs, ni les coupoles des mosquées. La pluie nous fouette la figure, et nous allons lentement vers ce phare grisâtre dressé devant nous comme une tour fantôme qui va tout à l’heure s’effacer, rentrer dans la nappe de brume d’où elle vient de surgir.
Puis, sur la droite, s’estompe un monument chargé de dômes : c’est la mosquée dite du Barbier, et enfin apparaît la ville, une masse indistincte, indécise, derrière le rideau de pluie ; et le minaret semble moins grand que tout à l’heure, comme s’il venait de s’enfoncer dans les murs après s’être élevé jusqu’au firmament pour nous guider vers la cité.
Oh ! la triste cité perdue dans ce désert, en cette solitude aride et désolée ! Par les rues étroites et tortueuses, les Arabes, à l’abri dans les échopes des vendeurs, nous regardent passer ; et, quand nous rencontrons une femme, ce spectre noir entre ces murs jaunis par l’averse semble la mort qui se promène.
L’hospitalité nous est offerte par le gouverneur tunisien de Kairouan, Si-Mohammed-el-Marabout, général du bey, très noble et très pieux musulman ayant accompli trois fois déjà le pèlerinage de La Mecque. Il nous conduit, avec une politesse empressée et grave, vers les chambres destinées aux étrangers, où nous trouvons de grands divans et d’admirables couvertures arabes dans lesquelles en se roule pour dormir. Pour nous faire honneur, un de ses fils nous apporte, de ses propres mains, tous les objets dont nous avons besoin.
Nous dinons, ce soir même, chez le contrôleur civil et consul français, où nous trouvons un accueil charmant et gai, qui nous réchauffe et nous console de notre triste arrivée.

15 décembre.
Le jour ne paraît pas encore quand un de mes compagnons me réveille. Nous avons projeté de prendre un bain maure dès la première heure, avant de visiter la ville.
On circule déjà par les rues, car les Orientaux se lèvent avant le soleil, et nous apercevons entre les maisons un beau ciel propre et pâle plein de promesses de chaleur et de lumière.
On suit des ruelles, encore des ruelles, on passe le puits où le chameau emprisonné dans la coupole tourne sans fin pour monter l’eau, et on pénètre dans une maison sombre, aux murs épais, où l’on ne voit rien d’abord, et dont l’atmosphère humide et chaude suffoque un peu dès l’entrée.
Puis on aperçoit des Arabes qui sommeillent sur des nattes ; et le propriétaire du lieu, après nous avoir fait dévêtir, nous introduit dans les étuves, sortes de cachots noirs et voûtés où le jour naissant tombe du sommet par une vitre étroite, et dont le sol est couvert d’une eau gluante dans laquelle on ne peut marcher sans risquer, à chaque pas, de glisser et de tomber.
Or, après toutes les opérations du massage, quand nous revenons au grand air, une ivresse de joie nous étourdit, car le soleil levé illumine les rues et nous montre, blanche comme toutes les villes arabes, mais plus sauvage, plus durement caractérisée, plus marquée de fanatisme, saisissante de pauvreté visible, de noblesse misérable et hautaine, Kairouan la sainte.
Les habitants viennent de passer par une horrible disette, et on reconnaît bien partout cet air de famine qui semble répandu sur les maisons mêmes. On vend, comme dans les bourgades du centre africain, toutes sortes d’humbles choses en des boutiques grandes comme des boîtes, où les marchands sont accroupis à la turque. Voici des dattes de Gafsa ou du Souf, agglomérées en gros paquets de pâte visqueuse, dont le vendeur, assis sur la même planche, détache les fragments avec ses doigts. Voici des légumes, des piments, des pâtes, et, dans les souks, longs bazars tortueux et voûtés, des étoffes, des tapis, de la sellerie ornementée de broderies d’or et d’argent, et une inimaginable quantité de savetiers qui fabriquent des babouches de cuir jaune. Jusqu’à l’occupation française, les Juifs n’avaient pu s’établir en cette ville impénétrable. Aujourd’hui ils y pullulent et la rongent. Ils détiennent déjà les bijoux des femmes et les titres de propriété d’une partie des maisons, sur lesquelles ils ont prêté de l’argent, et dont ils deviennent vite possesseurs, par suite du système de renouvellement et de multiplication de la dette qu’ils pratiquent avec une adresse et une rapacité infatigables.
Nous allons vers la mosquée Djama-Kebir ou de Sidi-Okba, dont le haut minaret domine la ville et le désert qui l’isole du monde. Elle nous apparaît soudain, au détour d’une rue. C’est un immense et pesant bâtiment soutenu par d’énormes contreforts, une masse blanche, lourde, imposante, belle d’une beauté inexplicable et sauvage. En y pénétrant apparaît d’abord une cour magnifique enfermée par un double cloître que supportent deux lignes élégantes de colonnes romaines et romanes. On se croirait dans l’intérieur d’un beau monastère d’Italie.
La mosquée proprement dite est à droite, prenant jour sur cette cour par dix-sept portes à double battant, que nous faisons ouvrir toutes grandes avant d’entrer.
Je ne connais par le monde que trois édifices religieux qui m’aient donné l’émotion inattendue et foudroyante de ce barbare et surprenant monument : le Mont-Saint-Michel, Saint-Marc de Venise, et la chapelle Palatine à Palerme.
Ceux-là sont les œuvres raisonnées, étudiées, admirables, de grands architectes sûrs de leurs effets, pieux sans doute, mais artistes avant tout, qu’inspira l’amour des lignes, des formes et de la beauté décorative, autant et plus que l’amour de Dieu. Ici c’est autre chose. Un peuple fanatique, errant, à peine capable de construire des murs, venu sur une terre couverte de ruines laissées par ses prédécesseurs, y ramassa partout ce qui lui parut de plus beau, et, à son tour, avec ces débris de même style et de même ordre, éleva, mû par une inspiration sublime, une demeure à son Dieu, une demeure faite de morceaux arrachés aux villes croulantes, mais aussi parfaite et aussi magnifique que les plus pures conceptions des plus grands tailleurs de pierre.
Devant nous apparaît un temple démesuré, qui a l’air d’une forêt sacrée, car cent quatre-vingts colonnes d’onyx, de porphyre et de marbre supportent les voûtes de dix-sept nefs correspondant aux dix-sept portes.
Le regard s’arrête, se perd dans cet emmêlement profond de minces piliers ronds d’une élégance irréprochable, dont toutes les nuances se mêlent et s’harmonisent, et dont les chapiteaux byzantins, de l’école africaine et de l’école orientale, sont d’un travail rare et d’une diversité infinie. Quelques-uns m’ont paru d’une beauté parfaite. Le plus original peut-être représente un palmier tordu par le vent.
À mesure que j’avance en cette demeure divine, toutes les colonnes semblent se déplacer, tourner autour de moi et former des figures variées d’une régularité changeante.
Dans nos cathédrales gothiques, le grand effet est obtenu par la disproportion voulue de l’élévation avec la largeur. Ici, au contraire, l’harmonie unique de ce temple bas vient de la proportion et du nombre de ces fûts légers qui portent l’édifice, l’emplissent, le peuplent, le font ce qu’il est, créent sa grâce et sa grandeur. Leur multitude colorée donne à l’œil l’impression de l’illimité, tandis que l’étendue peu élevée de l’édifice donne à l’âme une sensation de pesanteur. Cela est vaste comme un monde, et on y est écrasé sous la puissance d’un Dieu.
Le Dieu qui a inspiré cette œuvre d’art superbe est bien celui qui dicta le Coran, non point celui des Évangiles. Sa morale ingénieuse s’étend plus qu’elle ne s’élève, nous étonne par sa propagation plus qu’elle ne nous frappe par sa hauteur.
Partout on rencontre de remarquables détails. La chambre du sultan, qui entrait par une porte réservée, est faite d’une muraille en bois ouvragée comme par des ciseleurs. La chaire aussi, en panneaux curieusement fouillés, donne un effet très heureux, et la mihrab qui indique La Mecque est une admirable niche de marbre sculpté, peint et doré, d’une décoration et d’un style exquis.
À côté de cette mihrab, deux colonnes voisines laissent à peine entre elles la place de glisser un corps humain. Les Arabes qui peuvent y passer sont guéris des rhumatismes d’après les uns. D’après les autres, ils obtiendraient certaines faveurs plus idéales.
En face de la porte centrale de la mosquée, la neuvième, à droite comme à gauche, se dresse, de l’autre côté de la cour, le minaret. Il a cent vingt-neuf marches. Nous les montons.
De là-haut, Kairouan, à nos pieds, semble un damier de terrasses de plâtre, d’où jaillissent de tous côtés les grosses coupoles éblouissantes des mosquées et des koubbas. Tout autour, à perte de vue, un désert jaune, illimité, tandis que, près des murs, apparaissent çà et là les plaques vertes des champs de cactus. Cet horizon est infiniment vide et triste et plus poignant que le Sahara lui-même.
Kairouan, paraît-il, était beaucoup plus grande. On cite encore les noms des quartiers disparus.
Ce sont : Drâa-el-Temmar, colline des marchands de dattes ; Drâa-el-Ouiba, colline des mesureurs de blé ; Drâa-el-Kerrouïa, colline des marchands d’épices ; Drâa-el-Gatrania, colline des marchands de goudron ; Derb-es-Mesmar, le quartier des marchands de clous.
Isolée, hors de la ville, distante à peine d’un kilomètre, la zaouïa, ou plutôt la mosquée de Sidi-Sahab (le barbier du Prophète), attire de loin le regard ; nous nous mettons en marche vers elle.
Toute différente de Djama-Kebir, dont nous sortons, celle-ci, nullement imposante, est bien la plus gracieuse, la plus colorée, la plus coquette des mosquées, et le plus parfait échantillon de l’art décoratif arabe que j’aie vu.
Un escalier de faïences antiques, d’un dessin délicieux, une petite salle d’entrée pavée et lambrissées de faïences pareilles, une longue cour étroite entourée d’un cloître aux arcs en fers à cheval retombant sur des colonnes romaines et donnant, quand on y entre par un jour de soleil, l’éblouissement de la lumière coulant en nappe dorée sur d’autres faïences admirables dont tous les murs sont couverts, enfin une vaste cour carrée et cloîtrée encore, éclatante aussi de faïences superbes, d’un style différent, d’une diversité incroyable et décorée au-dessus d’arabesques délicates, conduisent dans le sanctuaire qui contient le tombeau de Sidi-Sahab, compagnon et barbier du Prophète, dont il garda trois poils de barbe sur sa poitrine jusqu’à sa mort.
Ce sanctuaire, orné de dessins réguliers en marbre blanc et noir, où s’enroulent des inscriptions, plein de tapis épais et de drapeaux, m’a paru moins beau et moins imprévu que les deux cours inoubliables par où l’on y parvient.
En sortant, nous traversons une troisième cour peuplée de jeunes gens. C’est une sorte de séminaire musulman, une école de fanatiques.
Toutes ces zaouïas dont le sol de l’Islam est couvert sont pour ainsi dire les œufs des innombrables ordres et confréries entre lesquels se partagent les dévotions particulières des croyants.
Les principales de Kairouan (je ne parle pas des mosquées qui appartiennent à Dieu seul) sont : zaouïa de Si-Mohammed-Elouani ; zaouïa de Sidi-Abd-el-Kader-ed-Djilani, le plus grand saint de l’Islam et le plus vénéré ; zaouïa et-Tidjani ; zaouïa de Si-Hadid-el-Khrangani ; zaouïa de Sidi-Mohammed-ben-Aïssa de Meknès, qui contient des tambourins, des derboukas, sabres, pointes de fer et autres instruments indispensables aux cérémonies sauvages des Aïssaoua.
Ces innombrables ordres et confréries de l’Islam, qui rappellent par beaucoup de points nos ordres catholiques, et qui, placés sous l’invocation d’un marabout vénéré, se rattachent au Prophète par une chaîne de pieux docteurs que les Arabes nomment « Selselat », ont pris, depuis le commencement du siècle surtout, une extension considérable et sont le plus redoutable rempart de la religion mahométane contre la civilisation et la domination européennes.
Sous ce titre : Marabouts et Khouan, M. le commandant Rinn les a énumérés et analysés d’une façon aussi complète que possible.
Je trouve en ce livre quelques textes des plus curieux sur les doctrines et pratiques de ces confédérations.
Chacune d’elle affirme avoir conservé intacte l’obéissance aux cinq commandements du Prophète et tenir de lui la seule voie pour atteindre l’union avec Dieu, qui est le but de tous les efforts religieux des musulmans.
Malgré cette prétention à l’orthodoxie absolue et à la pureté de la doctrine, tous ces ordres et confréries ont des usages, des enseignements et des tendances fort divergents.
Les uns forment de puissantes associations pieuses, dirigées par de savants théologiens de vie austère, hommes vraiment supérieurs, aussi instruits théoriquement que redoutables diplomates dans leurs relations avec nous, et qui gouvernent avec une rare habileté ces écoles de science sacrée, de morale élevée et de combat contre l’Européen. Les autres, formant de bizarres assemblages de fanatiques ou de charlatans, ont l’air de troupes de bateleurs religieux, tantôt exaltés, convaincus, tantôt purs saltimbanques exploitant la bêtise et la foi des hommes.
Comme je l’ai dit, le but unique des efforts de tout bon musulman est l’union intime avec Dieu. Divers procédés mystiques conduisent à cet état parfait, et chaque confédération possède sa méthode d’entraînement. En général, cette méthode mène le simple adepte à un état d’abrutissement absolu, qui en fait un instrument aveugle et docile aux mains du chef.
Chaque ordre a, à sa tête, un cheik, maître de l’ordre :

« Tu seras entre les mains de ton cheik comme le cadavre entre les mains du laveur des morts. Obéis-lui en tout ce qu’il a ordonné, car c’est Dieu même qui commande par sa voix. Lui désobéir, c’est encourir la colère de Dieu. N’oublie pas que tu es son esclave et que tu ne dois rien faire sans son ordre.

« Le cheik est l’homme chéri de Dieu ; il est supérieur à toutes les autres créatures et prend rang après les prophètes. Ne vois donc que lui, lui partout. Bannis de ton cœur toute autre pensée que celle qui aurait Dieu ou le cheik pour objet. »

Au-dessous de ce personnage sacré sont les moquaddem, vicaires du cheik, propagateurs de la doctrine.
Enfin, les simples initiés à l’ordre s’appellent les khouan, les frères.
Chaque confrérie, pour atteindre l’état d’hallucination où l’homme se confond avec Dieu, a donc son oraison spéciale, ou plutôt sa gymnastique d’abrutissement. Cela se nomme le dirkr.
C’est presque toujours une invocation très courte, ou plutôt l’énoncé d’un mot ou d’une phrase qui doit être répété un nombre infini de fois.
Les adeptes prononcent, avec des mouvements réguliers de la tête et du cou, deux cents, cinq cents, mille fois de suite, soit le mot Dieu, soit la formule qui revient en toutes les prières : « Il n’y a de divinité que Dieu », en y ajoutant quelques versets dont l’ordre est le signe de reconnaissance de la confrérie.
Le néophyte, au moment de son initiation, s’appelle talamid, puis après l’initiation il devient mourid, puis faqir, puis soufi, puis satek, puis med jedoub (le ravi, l’halluciné). C’est à ce moment que se déclare chez lui l’inspiration ou la folie, l’esprit se séparant de la matière et obéissant à la poussée d’une sorte d’hystérie mystique. L’homme, dès lors, n’appartient plus à la vie physique. La vie spirituelle seule existe pour lui, et il n’a plus besoin d’observer les pratiques du culte.
Au-dessus de cet état, il n’y a plus que celui de touhid, qui est la suprême béatitude, l’identification avec Dieu.
L’extase aussi a ses degrés, qui sont très curieusement décrits par Cheik-Snoussi, affilié à l’ordre des Khelouatya, visionnaires interprètes des songes. On remarquera les rapprochements étranges qu’on peut faire entre ces mystiques et les mystiques chrétiens.

Voici ce qu’écrit Cheik-Snoussi : « ... L’adepte jouit ensuite de la manifestation d’autres lumières qui sont pour lui le plus parfait des talismans.

« Le nombre de ces lumières est de soixante-dix mille ; il se subdivise en plusieurs séries, et compose les sept degrés par lesquels on parvient à l’état parfait de l’âme. Le premier de ces degrés est l’humanité. On y aperçoit dix mille lumières, perceptibles seulement pour ceux qui peuvent y arriver : leur couleur est terne. Elles s’entremêlent les unes dans les autres... Pour atteindre le second, il faut que le cœur se soit sanctifié. Alors en découvre dix mille autres lumières inhérentes à ce second degré, qui est celui de l’extase passionnée ; leur couleur est bleu clair... On arrive au troisième degré, qui est l’extase du cœur. Là on voit l’enfer et ses attributs, ainsi que dix mille autres lumières dont la couleur est aussi rouge que celle produite par une flamme pure... Ce point est celui qui permet de voir les génies et tous leurs attributs, car le cœur peut jouir de sept états spirituels accessibles seulement à certains affiliés.

« S’élevant ensuite à un autre degré, on voit dix mille lumières nouvelles, inhérentes à l’état d’extase de l’âme immatérielle. Ces lumières sont d’un couleur jaune très accentuée. On y aperçoit les âmes des prophètes et des saints.

« Le cinquième degré est celui de l’extase mystérieuse. On y contemple les anges et dix mille autres lumières d’un blanc éclatant.

« Le sixième est celui de l’extase d’obsession. On y jouit aussi de dix mille autres lumières dont la couleur est celle des miroirs limpides. Parvenu à ce point, on ressent un délicieux ravissement d’esprit qui a pris le nom d’el-Khadir et qui est le principe de la vie spirituelle. Alors seulement on voit notre prophète Mohammed.

« Enfin, on arrive aux dix mille dernières lumières cachées en atteignant ce septième degré, qui est la béatitude. Ces lumières sont vertes et blanches ; mais elles subissent des transformations successives : ainsi elles passent par la couleur des pierres précieuses pour prendre ensuite une teinte claire, puis enfin acquièrent une autre teinte qui n’a pas de similitude avec une autre, qui est sans ressemblance, qui n’existe nulle part, mais qui est répandue dans tout l’univers... Parvenu à cet état, les attributs de Dieu se dévoilent... Il ne semble plus alors qu’on appartienne à ce monde. Les choses terrestres disparaissent pour vous. »

Ne voilà-t-il pas les sept châteaux du ciel de sainte Thérèse et les sept couleurs correspondant aux sept degrés de l’extase ? Pour atteindre cet affolement, voici le procédé spécial employé par les Khelouatya :

« On s’assoit les jambes croisées et on répète pendant un certain temps : “Il n’y a de dieu qu’Allah”, en portant la bouche alternativement de dessus l’épaule droite, au-devant du cœur, sous le sein gauche. Ensuite on récite l’invocation qui consiste à articuler les noms de Dieu, qui implique l’idée de sa grandeur et de sa puissance, en ne citant que les dix suivants, dans l’ordre où ils se trouvent placés : Lui, Juste, Vivant, Irrésistible, Donneur par excellence, Pourvoyeur par excellence, Celui qui ouvre à la vérité les cœurs des hommes endurcis, Unique, Éternel, Immuable. »

Les adeptes, à la suite de chacune des invocations, doivent réciter cent fois de suite ou même plus certaines oraisons.
Ils se forment en cercle pour faire leurs prières particulières. Celui qui les récite, en disant Lui, avance la tête au milieu du rond en l’obliquant à droite, puis il la reporte en arrière, du côté gauche, vers la partie extérieure. Un seul d’entre eux commence à dire le mot Lui ; après quoi tous les autres en chœur, en faisant aller la tête à droite, puis à gauche.
Comparons ces pratiques avec celles des Quadrya :

« S’étant assis, les jambes croisées, ils touchent l’extrémité du pied droit, puis l’artère principale nommée el-Kias qui contourne les entrailles ; ils placent la main ouverte, les doigts écartés, sur le genou, portent la face vers l’épaule droite en disant ha, puis vers l’épaule gauche en disant hou, puis la baissent en disant hi, puis recommencent. Il importe, et cela est indispensable, que celui qui les prononce s’arrête sur le premier de ces noms aussi longtemps que son haleine le lui permet ; puis, quand il s’est purifié, il appuie de la même manière sur le nom de Dieu, tant que son âme peut être sujette au reproche ; ensuite il articule le nom hou quand la personne est disposée à l’obéissance ; enfin, lorsque l’âme a atteint le degré de perfection désirable, il peut dire le dernier nom hi. »

Ces prières, qui doivent amener l’anéantissement de l’individualité de l’homme, absorbé dans l’essence de Dieu (c’est-à-dire l’état à la suite duquel on arrive à la contemplation de Dieu en ses attributs), s’appellent ouerd-debered.
Mais parmi toutes les confréries algériennes, c’est assurément celle des Aïssaoua qui attire le plus violemment la curiosité des étrangers.
On sait les pratiques épouvantables de ces jongleurs hystériques qui, après s’être entraînés à l’extase en formant une sorte de chaîne magnétique et en récitant leurs prières, mangent les feuilles épineuses des cactus, des clous, du verre pilé, des scorpions, des serpents. Souvent ces fous dévorent avec des convulsions affreuses un mouton vivant, laine, peau, chair sanglante et ne laissent à terre que quelques os. Ils s’enfoncent des pointes de fer dans les joues ou dans le ventre ; et on trouve après leur mort, quand on fait leur autopsie, des objets de toute nature entrés dans les parois de l’estomac.
Eh bien, on rencontre dans les textes des Aïssaoua les plus poétiques prières et les plus poétiques enseignements de toutes les confréries islamiques.
Je cite d’après M. le commandant Rinn quelques phrases seulement :

« Le prophète dit un jour à Abou-Dirr-el-R’ifari : “Ô Abou-Dirr ! le rire des pauvres est une adoration ; leurs jeux, la proclamation de la louange de Dieu ; leur sommeil, l’aumône.” »

Le cheik a encore dit :

« Prier et jeûner dans la solitude et n’avoir aucune compassion dans le cœur, cela s’appelle, dans la bonne voie, de l’hypocrisie.

« L’amour est le degré le plus complet de la perfection. Celui qui n’aime pas n’est arrivé à rien dans la perfection. Il y a quatre sortes d’amour : l’amour par l’intelligence, l’amour par le cœur, l’amour par l’âme, l’amour mystérieux... »

Qui donc a jamais défini l’amour d’une manière plus complète, plus subtile et plus belle ?
On pourrait multiplier à l’infini les citations.
Mais, à côté de ces ordres mystiques qui appartiennent aux grands rites orthodoxes musulmans, existe une secte dissidente, celle des Ibadites ou Beni-Mzab, qui présente des particularités fort curieuses.
Les Beni-Mzab habitent, au sud de nos possessions algériennes, dans la partie la plus aride du Sahara, un petit pays, le Mzab, qu’ils ont rendu fertile par de prodigieux efforts.
On retrouve avec stupéfaction, dans la petite république de ces puritains de l’Islam, les principes gouvernementaux de la commune socialiste, en même temps que l’organisation de l’Église presbytérienne en Écosse. Leur morale est dure, intolérante, inflexible. Ils ont l’horreur de l’effusion du sang et ne l’admettent que pour la défense de la foi. La moitié des actes de la vie, le contact accidentel ou volontaire de la main d’une femme, d’un objet humide, sale ou défendu, sont des fautes graves qui réclament des ablutions particulières et prolongées.
Le célibat, qui pousse à la débauche, la colère, les chants, la musique, le jeu, la danse, toutes les formes du luxe, le tabac, le café pris dans un établissement public, sont des péchés qui peuvent faire encourir, si on y persévère, une redoutable excommunication appelée la tebria.
Contrairement à la doctrine de la plupart des congréganistes musulmans, qui déclarent les pratiques pieuses, les oraisons et l’exaltation mystique suffisantes pour sauver le fidèle, quels que soient ses actes, les Ibadites n’admettent le salut éternel de l’homme que par la pureté de sa vie. Ils poussent à l’excès l’observation des prescriptions du Coran, traitent en hérétiques les derviches et les fakirs, ne croient pas valable auprès de Dieu, maître souverainement juste et inflexible, l’intervention des prophètes ou saints, dont cependant ils vénèrent la mémoire. Ils nient les inspirés et les illuminés, et ne reconnaissent pas même à l’iman le droit d’amnistier son semblable, car Dieu seul peut être juge de l’importance des fautes et de la valeur du repentir.
Les Ibadites sont d’ailleurs des schismatiques, qui appartiennent au plus ancien des schismes de l’Islam, et descendent des assassins d’Ali, gendre du Prophète.
Mais les ordres qui comptent en Tunisie le plus d’adhérents semblent être en première ligne, avec les Aïssaoua, ceux des Tidjanya et des Quadrya, ce dernier fondé par Abd-el-Kader-el-Djinani, le plus saint homme de l’Islam, après Mohammed.
Les zaouïas de ces deux marabouts, que nous visitons après celle du Barbier, sont loin d’atteindre l’élégance et la beauté des deux monuments que nous avons vus d’abord.

16 décembre.
La sortie de Kairouan vers Sousse augmente encore l’impression de tristesse de la ville sainte.
Après de longs cimetières, vastes champs de pierres, voici des collines d’ordures faites des détritus de la ville, accumulés depuis des siècles ; puis recommence la plaine marécageuse, où on marche souvent sur des carapaces de petites tortues, puis toujours la lande où pâturent des chameaux. Derrière nous, la ville, les dômes, les mosquées, les minarets se dressent dans cette solitude morne, comme un mirage du désert, puis peu à peu s’éloignent et disparaissent.
Après plusieurs heures de marche, la première halte a lieu près d’une koubba, dans un massif d’oliviers. Nous sommes à Sidi-L’Hanni, et je n’ai jamais vu le soleil faire d’une coupole blanche une plus étonnante merveille de couleur. Est-elle blanche ? — Oui, — blanche à aveugler ! et pourtant la lumière se décompose si étrangement sur ce gros œuf, qu’on y distingue une féerie de nuances mystérieuses, qui semblent évoquées plutôt qu’apparues, illusoires plus que réelles, et si fines, si délicates, si noyées dans ce blanc de neige qu’elles ne s’y montrent pas tout de suite, mais après l’éblouissement et la surprise du premier regard. Alors on n’aperçoit plus qu’elles, si nombreuses, si diverses, si puissantes et presque invisibles pourtant ! Plus on regarde, plus elles s’accentuent. Des ondes d’or coulent sur ces contours, secrètement éteintes dans un bain lilas, léger comme une buée, que traversent par places des traînées bleuâtres. L’ombre immobile d’une branche est peut-être grise, peut-être verte, peut-être jaune ? je ne sais pas. Sous l’abri de la corniche, le mur, plus bas, me semble violet ; et je devine que l’air est mauve autour de ce dôme aveuglant qui me paraît à présent presque rose, oui, presque rose, quand on le contemple trop, quand la fatigue de son rayonnement mêle tous ces tons si fins et si clairs qu’ils affolent les yeux. Et l’ombre, l’ombre de cette koubba sur ce sol, de quelle nuance est-elle ? Qui pourra le savoir, le montrer, le peindre ? Pendant combien d’années faudra-t-il tremper nos yeux et notre pensée dans ces colorations insaisissables, si nouvelles pour nos organes instruits à voir l’atmosphère de l’Europe, ses effets et ses reflets, avant de comprendre celles-ci, de les distinguer et de les exprimer jusqu’à donner à ceux qui regarderont les toiles où elles seront fixées par un pinceau d’artiste la complète émotion de la vérité ?
Nous entrons à présent dans une région moins nue, où l’olivier pousse. À Moureddin, auprès d’un puits, une superbe fille rit et montre ses dents en nous voyant passer, et, un peu plus loin, nous devançons un élégant bourgeois de Sousse qui rentre à la ville, monté sur son âne et suivi de son nègre qui porte son fusil. Il vient sans doute de visiter son champ d’oliviers ou sa vigne ! Dans le chemin encaissé entre les arbres, c’est un tableautin charmant. L’homme est jeune, vêtu d’une veste verte et d’un gilet rose en partie cachés sous un burnous de soie drapant les reins et les épaules. Assis comme une femme sur son âne qui trottine, il lui tambourine le flanc de ses deux jambes moulées sous des bas d’une blancheur parfaite, tandis qu’il retient, fixés à ses pieds, on ne sait comment, deux brodequins vernis qui n’adhèrent point à ses talons.
Et le petit nègre, habillé tout de rouge, court, son fusil sur l’épaule, avec une belle souplesse sauvage, derrière l’âne de son maître.
Voici Sousse.
Mais, je l’ai vue, cette ville ! Oui, oui, j’ai eu cette vision lumineuse autrefois, dans ma toute jeune vie, au collège, quand j’apprenais les croisades dans l’Histoire de France de Burette. Oh ! je la connais depuis si longtemps ! Elle est pleine de Sarrasins, derrière ce long rempart crénelé, si haut, si mince, avec ses tours de loin en loin, ses portes rondes, et les hommes à turban qui rôdent à son pied. Oh ! cette muraille, c’est bien celle dessinée dans le livre à images, si régulière et si propre qu’on la dirait en carton découpé. Que c’est joli, clair et grisant ! Rien que pour voir Sousse, on devrait faire ce long voyage. Dieu ! l’amour de muraille qu’il faut suivre jusqu’à la mer, car les voitures ne peuvent entrer dans les rues étroites et capricieuses de cette cité des temps passés. Elle va toujours, la muraille, elle va jusqu’au rivage, pareille et crénelée, armée de ses tours carrées, puis elle fait une courbe, suit la rive, tourne encore, remonte et continue sa ronde, sans modifier une fois, pendant quelques mètres seulement, son coquet aspect de rempart sarrasin. Et sans finir, elle recommence, à la façon d’un chapelet dont chaque grain est un créneau et chaque dizaine une tourelle, enfermant dans son cercle éblouissant, comme dans une couronne de papier blanc, la ville serrée dans son étreinte et qui étage ses maisons de plâtre entre le mur du bas, baigné dans le flot, et le mur du haut, profilé sur le ciel.
Après avoir parcouru la cité, entremêlement de ruelles étonnantes, comme il nous reste une heure de jour, nous allons visiter, à dix minutes des portes, les fouilles que font les officiers sur l’emplacement de la nécropole d’Hadrumète. On y a découvert de vastes caveaux contenant jusqu’à vingt sépulcres et gardant des traces de peintures murales. Ces recherches sont dues aux officiers, qui deviennent, en ces pays, des archéologues acharnés, et qui rendraient à cette science de très grands services si l’Administration des beaux-arts n’arrêtait leur zèle par des mesures vexatoires.
En 1860, on a mis au jour, en cette même nécropole, une très curieuse mosaïque représentant le labyrinthe de Crète, avec le minotaure au centre et, près de l’entrée, une barque amenant Thésée, Ariane et son fil. Le bey voulut faire apporter à son musée cette pièce remarquable, qui fut totalement détruite en route. On a bien voulu m’en offrir une photographie faite sur un croquis de M. Larmande, dessinateur des Ponts et Chaussées. Il n’en existe que quatre, exécutées tout récemment. Je ne crois pas qu’une d’elles ait encore été reproduire.
Nous revenons à Sousse au soleil couchant, pour dîner chez le contrôleur civil de France, un des hommes les mieux renseignés et les plus intéressants à écouter parler des mœurs et des coutumes de ce pays.
De son habitation on domine la ville entière, cette cascade de toits carrés, vernis de chaux, où courent des chats noirs et où se dresse parfois le fantôme d’un être drapé en des étoffes pâles ou colorées. De place en place, un grand palmier passe la tête entre les maisons et étale le bouquet vert de ses branches au-dessus de leur blancheur unie.
Puis, quand la lune se fut levée, cela devint une écume d’argent roulant à la mer, un rêve prodigieux de poète réalisé, l’apparition invraisemblable d’une cité fantastique d’où montait une lueur au ciel.
Puis nous avons erré fort longtemps par les rues. La baie d’un café maure nous tente. Nous entrons. Il est plein d’hommes assis ou accroupis, soit par terre, soit sur les planches garnies de nattes, autour d’un conteur arabe. C’est un vieux, gras, à l’œil malin, qui parle avec une mimique si drôle qu’elle suffirait à amuser. Il raconte une farce, l’histoire d’un imposteur qui voulut se faire passer pour marabout, mais que l’iman a dévoilé. Ses naïfs auditeurs sont ravis et suivent le récit avec une attention ardente, qu’interrompent seuls des éclats de rire. Puis nous nous remettons à marcher, ne pouvant, par cette nuit éblouissante, nous décider au sommeil.
Et voilà qu’en une rue étroite je m’arrête devant une belle maison orientale dont la porte ouverte montre un grand escalier droit, tout décoré de faïences et éclairé, de haut en bas, par une lumière invisible, une cendre, une poussière de clarté tombée on ne sait d’où. Sous cette lueur inexprimable, chaque marche émaillée attend quelqu’un, peut-être un vieux musulman ventru, mais je crois qu’elle appelle un pied d’amoureux. Jamais je n’ai mieux deviné, vu, compris, senti l’attente que devant cette porte ouverte et cet escalier vide où veille une lampe inaperçue. Au-dehors, sur le mur éclairé par la lune, est suspendu un de ces grands balcons fermés qu’ils appellent une barmakli. Deux ouvertures sombres au milieu, derrière les riches ferrures contournées des moucharabis. Est-elle là-dedans qui veille, qui écoute et nous déteste, la Juliette arabe dont le cœur frémit ? Oui, peut-être ? Mais son désir tout sensuel n’est point de ceux qui, dans nos pays à nous, monteraient aux étoiles par des nuits pareilles. Sur cette terre amollissante et tiède, si captivante que la légende des Lotophages y est née dans l’île de Djerba, l’air est plus savoureux que partout, le soleil plus chaud, le jour plus clair, mais le cœur ne sait pas aimer. Les femmes, belles et ardentes, sont ignorantes de nos tendresses. Leur âme simple reste étrangère aux émotions sentimentales, et leurs baisers, dit-on, n’enfantent point le rêve.